• Femmes voilées : à Argenteuil, les musulmans ne veulent plus « se laisser endormir »

    Attention, matière inflammable. « Il suffit d’un SMS et ça part en vrille. Les gens, surtout les jeunes, sont chauds bouillants. Ils n’en peuvent plus d’être endormis à chaque fois qu’il se passe quelque chose » : né à #Argenteuil, dans le Val d’Oise, ex-commerçant sur la Dalle, Mohamed Chanai, militant associatif, passé par la politique, impliqué dans la vie de la cité, fait partie des représentants de la communauté musulmane qui étaient reçus à l’hôtel de ville le 20 juin dans la matinée, en tant que vice-président de l’association gérant la mosquée de la Lumière.

    Tous avaient été conviés par le député-maire PS Philippe Doucet une semaine après l’agression, le 13 juin, d’une femme voilée enceinte, Leïla, qui après avoir été hospitalisée a perdu le bébé qu’elle portait. Objectif : faire retomber la pression, au paroxysme depuis quelques jours, en raison d’une inquiétante succession de faits.

    Moins d’un mois auparavant, le 20 mai, une autre femme, Rabia, portant un foulard, a été violentée, ce qui lui a valu sept jours d’incapacité temporaire totale. Cette attaque en a rappelé une précédente, cinq ans plus tôt, à coup de cutter, restée non élucidée. Dans ce climat délétère, les policiers ont effectué le 12 juin un contrôle sur une personne revêtue d’un niqab, recouvrant l’ensemble du corps et du visage. La jeune femme, Sofia, a été conduite au commissariat, ce qui a provoqué un début d’émeute en centre-ville, l’interpellation de deux personnes et l’usage du flashball par les forces de l’ordre. Une manifestation de protestation, organisée le 14 juin devant la mairie, a failli mal tourner. Un nouveau rassemblement, silencieux, est prévu le 22 juin dans l’après-midi devant la sous-préfecture avant le grand marché du dimanche qui attire au-delà des frontières de la ville.
    Mohamed Chanai en discussion avec Karim Ameur de l’association de la Lumière, après une réunion avec le maire d’Argenteuil.
    Des familles de victimes réticentes à communiquer, des associations en concurrence pour témoigner de leur indignation, des pouvoirs publics tardant à réagir, des policiers sur la sellette, une information judiciaire ouverte sur fond de soupçons : l’imbroglio est tel dans cette commune de 105 000 habitants de la banlieue nord qu’il n’est pas certain que l’invitation des deux victimes au ministère de l’intérieur le 20 juin dans la soirée suffise à apaiser les esprits dans un contexte de violences perpétrées par l’extrême droite et de désillusion après une année de quinquennat de François Hollande, candidat auquel les musulmans ont donné massivement leur voix.

    Aux abords de la mairie, à l’issue de la réunion, Mohamed Chanai salue les passants sur le trottoir et serre les mains des agents municipaux. « Ces actes racistes et islamophobes ne sont plus supportables », lance-t-il. « Ils doivent être pris en compte, dénoncés au plus haut niveau de l’État et faire l’objet de mesures spécifiques », ajoute-t-il. « On ne peut plus dire oui merci, comme tous ces béni-oui-oui », dit-il en référence aux autres représentants des mosquées qui viennent, comme lui, d’être reçus.
    Le vice-président du conseil du culte musulman Paris-Ouest 78-95, Sadek Abrous, se déclare « très satisfait » de la réunion, de même que de celle organisée la veille par le préfet. « Monsieur Doucet fait beaucoup pour la communauté musulmane de la ville. Argenteuil est un endroit tranquille. Le préfet nous a assuré que les enquêteurs faisaient tout pour retrouver les coupables. Ce n’est pas à nous de faire la loi, nous laissons la police et la justice faire leur travail », affirme-t-il.
    « Évidemment que la communauté s’inquiète, chacun se sent touché, évidemment que nous sommes en attente d’éclaircissements », concède Sabri Aboubakeur, de la mosquée Assalam, appelée Dassault par les riverains en raison de sa proximité avec une usine de l’avionneur. Mais lui aussi entend « laisser les autorités compétentes » faire leur travail. « Notre rôle est d’appeler à l’apaisement », enchaîne-t-il. Amor Meznane, de la mosquée Al-Ihssan, baptisée Renault, car située sur un ancien emplacement du concessionnaire, estime que les « débordements » sont dus à des « éléments extérieurs de la ville qui ont profité de la fracture entre les responsables des lieux de culte et la masse des fidèles ».

    « La communauté musulmane a peur et elle est en colère »
    L’évaluation faite de la situation par la plupart des responsables associatifs est beaucoup plus dramatique. Plus militant que prêcheur, Mohamed Chanai est convaincu que les musulmans des quartiers ont le sentiment d’être « méprisés et rejetés ». « La communauté musulmane a peur et elle est en colère », insiste-t-il.
    Le peu de reconnaissance des pouvoirs publics revient fréquemment dans les récriminations, ainsi que la gêne des responsables politiques à l’égard du terme islamophobie. Le « deux poids, deux mesures » est vécu comme une humiliation, le référent actuel étant la célérité avec laquelle Manuel Valls a dénoncé l’agression d’étudiants chinois en Gironde. En comparaison, nombreux sont ceux à relever son peu d’empressement à s’exprimer publiquement sur Argenteuil, une ville qu’il connaît pour y avoir été responsable de la section PS avant de se présenter, et d’échouer, aux élections législatives de 1997. « Vous lui demanderez s’il se souvient des petites roses que nous avons distribuées ensemble », glisse le représentant associatif.
    À l’intérieur de l’hôtel de ville d’Argenteuil.
    L’intervention de l’élu local est considérée avec plus de mansuétude. Membre de la gauche populaire, Philippe Doucet est crédité de ne pas avoir tergiversé sur la qualification islamophobe des agressions. En tardant à réagir, le gouvernement, lui, a laissé le terrain libre aux doutes distillés par différents médias sur la véracité des faits. Et si ces femmes mentaient ? Et si elles n’avaient été attaquées que pour leur sac ou leur portable ? Et si c’était un coup monté ?

    Les témoignages des victimes recueillis par le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) sont pourtant limpides : l’agression de Leïla a eu lieu rue de Calais, alors qu’elle se rendait au laboratoire d’analyses médicales, non loin de l’hôpital d’Argenteuil. Seule ce matin-là, elle était en train de remettre son téléphone portable dans son sac quand elle s’est fait tirer par derrière par deux hommes qui « ont laminé son jilbeb, l’ont en partie dévêtue et lui ont coupé une mèche de cheveux ». Elle a reçu un coup de coude dans le ventre après avoir signalé qu’elle était enceinte. Rabia, elle, était dans le même secteur, elle rentrait chez elle, c’était plus tard dans la journée. Elle a été frappée au visage et à la tête « à coups de pieds et de poings » et son habit a également été déchiré. Des insultes islamophobes ont été proférées à son encontre, selon son récit.

    Interrogé par Mediapart, le préfet du Val d’Oise, Jean-Luc Névache, confirme qu’y compris du côté des autorités le caractère islamophobe des violences n’est plus contesté. « La seule raison pour laquelle Leïla a été agressée semble être qu’elle portait le voile. Les auteurs ne lui ont pas volé son portable, ils n’ont rien volé du tout d’ailleurs, ils lui ont donné un coup et sont partis en courant. Le caractère islamophobe de cette agression paraît avéré à 99,9 % », insiste-t-il. Ce ton affirmatif n’a pas toujours été de mise. Le haut fonctionnaire estime qu’il a fallu le temps de procéder à « toutes les vérifications nécessaires ».

    Les citations du procureur de la République de Pontoise reprises dans la presse ont elles aussi contribué à la confusion, puisqu’elles retiennent que la dernière victime, pour formuler sa plainte, n’a pas évoqué de « propos islamophobes » non plus que de « propos en lien avec sa religion au vu de son profil vestimentaire », sans préciser que l’absence de paroles ne déqualifie pas forcément les actes.

    L’annonce de l’ouverture d’une information judiciaire, le 19 juin, a en tout cas fini de convaincre les plus sceptiques et a été perçue, par la communauté musulmane et au-delà, comme la reconnaissance de la gravité des faits. De même, l’engagement du préfet du département de « lutter contre l’islamophobie » a rassuré.

    « Nous nous sommes retrouvés à une centaine à pourchasser un homme »
    Il n’en reste pas moins que la mise en cause par les médias de la parole des victimes est révélatrice, pour Marwan Muhammad, porte-parole du CCIF, d’un état d’esprit à l’égard de la population musulmane. « Les précautions oratoires inhabituelles, les “présumés” et les conditionnels utilisés plus que de raison ont jeté le doute sur les témoignages. Cela montre que le travail de déshumanisation des femmes musulmanes a fonctionné dans l’espace médiatique », déplore-t-il, tout en fustigeant les amalgames entre foulard et niqab.
    Signe d’une émotion palpable, les langues se délient facilement, même si la méfiance à l’égard des journalistes est perceptible. À proximité de l’hôtel de ville, un homme d’une trentaine d’années témoigne de la vitalité des rumeurs. « Je peux vous dire que ça tourne vite. Les gens sont à fleur de peau, ils commencent à s’auto-organiser. Ils sont derrière leur téléphone portable, prêts à intervenir à la moindre occasion. Il y a quelques jours, nous nous sommes retrouvés à une centaine à pourchasser un homme qui nous avait été signalé sans savoir qui c’était », raconte-t-il. Quant à son épouse, qui ne sort pas dehors sans hijab, elle n’ose plus aller faire ses courses ni même aller chercher ses enfants. Plusieurs femmes interrogées près de la gare parlent, elles, de cette « psychose » qui parcourt la ville.
    Ismahane Chouder est à la tête du Collectif des féministes pour l’égalité.

    Déjà secoué par le décès du militant anti-fasciste Clément Méric, le milieu associatif des quartiers populaires est en ébullition. Co-présidente du Collectif des féministes pour l’égalité, Ismahane Chouder est venue à Argenteuil le 19 juin au soir pour participer à une réunion organisée à l’espace Nelson Mandela afin d’« aider à construire la suite ». « Le mécontentement déborde largement Argenteuil. J’observe une colère sourde qui monte dans les banlieues en réaction à l’inertie et au black-out des politiques et des médias », affirme-t-elle. Des familles des victimes présentes ce soir-là ont accusé des représentants associatifs de récupérer leur souffrance. « C’est pour cela qu’il a été convenu que le rassemblement de samedi devant la sous-préfecture serait silencieux », indique-t-elle.

    « Nous aurons des pancartes sobres, “Stop à l’islamophobie” ou “L’islamophobie tue”, mais nous ne pouvons pas rester silencieux, ces victimes-là sont emblématiques d’un mouvement de fond contre les musulmans et en priorité les musulmanes », estime-t-elle, regrettant « l’ancrage d’un certain discours selon lequel le voile n’est pas français ». Pour elle, cette vision est légitimée au sommet de l’État. « Quand Valls déclare que le voile est un combat essentiel pour la République, il autorise des gens à mener cette bataille contre nous », dit-elle.

    Passer des mots aux actes : telle est l’intention d’Abdelaziz Chaambi de la Coordination contre le racisme et l’islamophobie (CRI), venu de Lyon pour cette rencontre au cours de laquelle un homme aurait distribué une centaine de bombes lacrymogènes aux femmes pour qu’elles se défendent. Réfractaire au « clientélisme » et au « paternalisme » municipal, le militant associatif demande la tenue d’une table ronde à l’échelon national sur les questions d’islamophobie « si l’on veut empêcher les voitures de brûler ».
    Femmes voilées : à Argenteuil, les musulmans ne veulent plus « se laisser endormir »

    « On a plus de blancs, de vieux et de classes moyennes qu’à Saint-Denis »
    Sans citer personne directement, le maire, entre deux rendez-vous, s’énerve contre « toutes les formes d’instrumentalisation ». « Je n’accepte pas que des personnes extérieures à la ville viennent faire le bazar », dit-il, ciblant les quelques « agitateurs » à l’origine du dérapage du rassemblement du 14 juin. « Ça a chauffé, ils s’en sont pris au commissaire, il y a eu des bagarres entres des Argenteuillais et d’autres », raconte-t-il, regrettant que sa ville ne soit pas présentée sous un jour plus attractif.
    « Argenteuil est un endroit tranquille », selon le vice-président du conseil du culte musulman Paris-Ouest.

    « Vous, les journalistes, vous ne parlez jamais des choses positives. Nous avons organisé une superbe promenade végétale dans les rues, on a fait venir des vaches, des loups et des poussins. Pourquoi cela ne vous intéresse pas ? » Il décrit les charmes d’une ville « en pleine mutation ». « On a plus de blancs, de vieux et de classes moyennes qu’à Saint-Denis. J’ai même des bobos, il y a d’ailleurs une agence spécialisée dans les lofts. En revanche, dixit le commissaire, on n’a que 9 ou 10 niqab en ville », avance-t-il. Puis il reprend sur les affaires qui secouent sa ville. Il reconnaît que la tension est à son comble, rappelle qu’il vient de créer un Conseil du vivre-ensemble réunissant les représentants des cultes et des associations laïques et promet l’instauration d’un « téléphone rouge » en cas d’agression islamophobe. « Je ne suis pas le shérif de la ville », insiste-t-il, mais il sait qu’il sera jugé sur la capacité des pouvoirs publics à interpeller les auteurs.
    Selon la description faite par Leïla auprès du CCIF, il s’agirait, dans son cas, de « deux personnes de type européen d’une trentaine d’années, rasés de près, l’un ayant une petit crête noire sur le crâne, l’autre plutôt musclé ». Philippe Doucet dit « ne pas croire à la thèse des skinheads ». « J’ai de tout à Argenteuil, des Portugais, de vieux Bretons, des Tamouls, des Pakistanais, j’ai même des personnes originaires du Bhoutan. Mais des skins, ça, j’ai pas », souligne-t-il.

    Il évite le terrain glissant de la police, en assurant qu’« il n’y a rien à leur reprocher », sauf peut-être « la manière dont s’est passé le contrôle de la femme en niqab ». Le maire indique avoir demandé des « éclaircissements » au préfet, ce que ce dernier infirme. Les opérations de ce type sont rares : à Argenteuil, le préfet en a recensé 19 depuis la mise en œuvre il y a deux ans de la loi interdisant le port du voile intégral dans la rue, sans qu’elles soient suivies d’incident. À l’exception donc de celle-ci, qui intervient moins d’un mois après l’agression d’une femme voilée qui a mis la commune en émoi.

    « Je demande par ailleurs le retour au vouvoiement qui semble s’être perdu ces derniers temps », ajoute l’édile. Au CCIF, Rabia, la première victime, a déclaré avoir été mal reçue au commissariat lorsqu’elle est venue porter plainte. Sofia a assuré avoir été bousculée verbalement par un officier de police alors qu’elle était prête à soulever son niqab et s’être retrouvée plaquée au mur avec son sac arraché. Elle a ensuite été conduite au poste, où elle raconte avoir été accueillie sous les applaudissements par les fonctionnaires de police. « Je n’ai aucun élément permettant d’affirmer que la déontologie n’a pas été respectée », indique le préfet. « Si des gens souhaitent protester, ajoute-t-il, il existe des procédures pour cela, qui ne sont pas les réseaux sociaux. » En l’absence de plainte déposée, les compte-rendus rédigés par les… policiers restent sa principale source d’information.
    Des morceaux de tissus ayant été saisis, les espoirs reposent désormais principalement sur les traces d’ADN. Le doute a changé de camp : pour éviter de donner libre cours aux soupçons, les enquêteurs ont intérêt ne pas « piétiner » trop longtemps...

    Carine Fouteau

    http://www.mediapart.fr/journal/france/210613/femmes-voilees-argenteuil-les-musulmans-ne-veulent-plus-se-laisser-endormi