• Sur la #précarité

    Cette femme résume en quelques phrases sa vie professionnelle. Pendant dix ans, dans une usine, elle a « fait le petit robot » ; de ces dix ans, elle ne voit rien d’autre à dire. Puis elle a placé des postes de télévision dans les hôpitaux. L’intérêt de la chose était médiocre, mais l’amitié des malades lui était une source de bonheur et de réflexion. Quand la société qui l’employait a disparu, elle avait cinquante-six ans. Ce n’était plus l’âge de redevenir un petit robot, dit-elle. Elle s’est alors souvenue que ses grands-parents avaient longtemps tenu un dancing à Ménilmontant ; à dix ans, elle y poussait la chansonnette. Elle avait gardé sa belle voix, elle a donc décidé de se faire chanteuse. Elle promène maintenant son numéro dans les maisons de retraite, dans les fêtes, partout où on l’appelle ; un cabaret connu lui a même entrouvert ses portes. Voilà, elle a tout dit. Aucune satisfaction bruyante, aucun sentiment de revanche. Un peu de tristesse, de tristesse presque heureuse. Elle gagne peu, sa vie est toujours dure, mais elle aime chanter. J’ai repensé à cette femme quand, peu après son élection, la nouvelle présidente du Medef a posé une question qui donnait d’emblée la mesure de son inspiration : « La vie, la santé, l’amour sont précaires, pourquoi le travail échapperait-il à cette loi ? » Pensée infirme. La loi ? Quelle loi ? La loi de la défaite. La loi du néant, avec la rage qu’elle suscite. La santé est précaire, nos vies aussi : la vie ne l’est pas. Et l’amour, pourquoi serait-il nécessairement précaire ? Qui tient ce langage n’accédera jamais au contentement modeste et paisible où j’ai vu le petit robot chanteur. Deux femmes. La même humanité. Mais la pauvreté n’empêche pas d’espérer : la richesse l’interdit. J’ai connu dans ma jeunesse un religieux étonnant, le Père Émile Martin, compositeur, musicologue et farceur, auteur d’une Messe du Sacre du XVIIIe siècle qu’il disait avoir retrouvée, et avec laquelle il avait ridiculisé tout Paris. En arpentant la nef de Saint-Eustache, il me parlait de la parole de Dieu et de celle du diable, presque la même, selon lui, à une infime nuance près, qu’il traduisait musicalement, dans ses compositions, par une différence de ton qui devait faire sentir que la parole du diable n’était jamais, en dépit de ses efforts de créativité, que la caricature de celle de Dieu. Le robot chanteur n’est pas Dieu, Laurence Parisot n’est pas le diable, mais quand l’une et l’autre parlent d’insécurité, le rapport est bien celui de l’authentique à sa caricature. Les « responsables » économiques encoconnés dans leur fortune et leurs privilèges qui osent prêcher aux travailleurs la loi, et peut-être les vertus, de l’insécurité, ne font qu’exhiber leur égoïsme, leur inculture, l’étroitesse de leurs âmes. Rien n’est plus étranger à ce cynisme que l’effort difficile, secret, audacieux qui pousse quelqu’un, dans un monde qui veut l’en dissuader, à marquer son existence de la couleur de son âme. Rien de commun entre l’insécurité comme liberté et l’insécurité comme loi de l’argent. On ne condamnera jamais assez vigoureusement la caricature, mais on ne la distinguera jamais assez fortement de ce qu’elle prétend imiter. La sécurité matérielle n’est le dernier mot de rien. Peut-être les itinéraires les moins absurdes et les moins décevants de ce temps sont-ils faits d’errance, de consommation spartiate, de recherche constante d’authenticité, voire d’une connaissance approfondie du vocabulaire de Cambronne. Ceux qui choisissent de se confier à une voie hasardeuse, loin des objectifs de production, des exhortations à la compétition et du lyrisme gras des décideurs économiques, ne sont nullement amoureux de l’insécurité à laquelle ils s’exposent : ils ne l’acceptent qu’au nom d’une sécurité qu’ils jugent supérieure

    Jean Sur
    http://js.resurgences.pagesperso-orange.fr/revolution.pdf