• Des Cultural Studies

    "Nées en Grande-Bretagne dans les années 1950 dans le sillage de la démocratisation émergente de l’enseignement, les « études culturelles » (cultural studies) ont redéfini radicalement notre conception de la culture. Au lieu de limiter la culture aux goûts de l’homme cultivé, elles ont imposé une approche plus anthropologique des phénomènes culturels, définis comme l’ensemble des pratiques symboliques et matérielles d’une société. Plus concrètement, elles s’attachent à décrire les manières dont les hommes donnent un sens à ce qu’ils vivent. C’était ouvrir la voie à l’étude sérieuse et non paternaliste de la culture populaire, même si dans un premier temps les notions de culture populaire et de culture ouvrière se chevauchaient insensiblement.

    Très vite, les études culturelles ont formulé la thèse que ces significations n’ont rien de naturel ou d’immuable, mais qu’elles sont « construites » sous la forme de représentations, c’est-à-dire de symbolisations d’un rapport au réel (que les hommes reçoivent et subissent en même temps qu’ils les modifient). Variables dans le temps, ces représentations divergent aussi synchroniquement : plusieurs représentations concurrentes circulent, ce qui ne veut pas dire qu’elles sont identiques. Comme toujours certaines sont plus égales que d’autres et suivant les rapports de force entre les groupes dont émanent ces représentations, les unes seront dominées et les autres, dominantes. Dans les sociétés modernes, ces rapports ne passent plus par la force brute, qui pousserait les représentations dominantes à censurer les représentations dominées, mais par des stratégies plus subtiles.

    Les représentations dominantes sont alors celles qui arrivent à se faire accepter par le plus grand nombre comme « naturelles » et « évidentes », voire comme« universelles ». Les études culturelles en déduisent un programme : analyser comment la structure des représentation cache autre chose, à savoir des rapports de force d’une grande inégalité, puis proposer des alternatives à des structures culturelles qui puissent faire entendre la voix des groupes dominés.

    Le grand intérêt des études culturelles n’est pas d’avoir plaidé la cause de la culture populaire (bien d’autres l’avaient fait avant elles), mais d’avoir montré que la culture populaire n’existe pas et que les manières d’en parler sont tout sauf innocentes. En effet, pour les études culturelles on ne peut connaître la culture populaire qu’à travers les représentations qui s’en donnent. Ensuite parce que ces représentations de la culture populaire ne sont jamais construites de l’intérieur : ceux qui « vivent » la culture populaire ne sont jamais ceux qui en (re)construisent la représentation. Depuis qu’on parle de culture populaire (grosso modo depuis l’industrialisation de la seconde moitié du 18e siècle), c’est toujours de l’extérieur qu’on en parle, que ce soit pour en donner une image idyllique et pastorale ou pour en dénoncer les turpitudes et les dangers. Cependant, l’enjeu politique de ces discours est toujours le même : minimiser au tant que possible l’importance de la culture ouvrière qui commence à se manifester au moment de l’industrialisation et dont les caractéristiques majeures (goût du divertissement, appel aux instincts les plus « bas ») menacent les évidences de la culture dominante.

    Comme le projet des études culturelles est en Grande-Bretagne un projet politique, on s’efforce de montrer que la culture populaire est une culture de résistance. D’abord contre la culture dominante de l’élite sociale, qui se trouve refusée en bloc. Ensuite contre la culture marchandes des mass-média. Autant que l’abus des cultures d’élite, les premiers porte-parole du mouvement dénonçaient en effet l’influence maléfique de la culture de masse venue d’outre-Atlantique. La plus grande menace pour la survie et le développement de la culture ouvrière n’était pas le mépris des "couches supérieures " de la société, mais le nivellement et l’esprit de consommation suscités par les produits commerciaux des industries culturelles américaines. Richard Hoggart, par exemple, dont "La culture du pauvre" (une étude mi-anthropologique mi-autobiographique de la culture ouvrière des années 20 et 30 publiée en 1957) passe pour le premier manifeste des études culturelles, n’a pas de mots assez durs pour l’introduction du juke-box dans les pubs, qui se traduit par l’érosion du chant en commun et de toutes les valeurs sociales v relatives.

    Cette résistance est surtout pensée au niveau de la réception des produits de la culture de masse. Refusant le facile clivage des médias manipulateurs et du public manipulé, les tenants des cultural Studies mettent au point un système d’analyse qui permet de rendre compte de la diversité réelle de la réception des produits de la culture de masse, que l’on peul accepter, rejeter, ou se réapproprier en donnant une signification nouvelle aux sens que proposent ou insinuent ceux qui contrôlent les mass médias et la société de consommation qui s’y appuie.

    Un exemple célèbre de réappropriation a été donné par Richard Dyer, dont les études du "musical" critiquent sérieusement l’interprétation traditionnelle de ce genre cinématographique comme exemple-type de la sous-culture de l’évasion et du lavage de cerveau. Insistant sur ce que le divertissement a d’utopique, Dyer parvient à revaloriser fortement le genre, y compris sur le plan politique. Des analyses comparables seront faites pour les soaps, les romans Harlequin ou encore les messages publicitaires. Dans tous les cas, la culture populaire y apparaît comme une force susceptible de se jouer des messages et des significations qu’on cherche à lui imposer.

    À mesure que les études culturelles s’installent comme discipline en Grande-Bretagne, l’identification implicite et explicite à la culture ouvrière devient de plus en plus problématique. Tout comme la culture d’élite à laquelle elle résiste à bien des égards, la culture ouvrière est souvent machiste (et partant machiste), « blanche » (et partant raciste) et homophobe. Or, les années 60 et 70 voient naître de nouvelles formes de contestations sociales dont le vecteur principal n’est plus tellement celui de classe sociale, mais celui de la triade sex, gender, race : les mouvements féministe, homosexuel, antiraciste vont peser de plus en plus sur la manière d’envisager les rapports entre dominant et dominé...."

    Jan Baetens

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