• DEPUIS ALGER, IL Y A PRESQUE 25 ANS : L’EMERGENCE DES ISLAMISTES
    16 avril 2014, 09:20

    FB : “Sous le voile de l’islam algérien” (Au lendemain de la victoire du FIS aux élections locales, le 12 juin 1990) Le Monde dimanche 17- lundi 18 juin 1990 (page 1 et 3)

    (Le 12 juin 1990, les résultats du premier scrutin libre de l’histoire de l’Algérie indépendante donnaient le signal d’une longue régression répressive. Presque vingt cinq ans après, les termes du débat ouvert par l’irruption des islamistes sur la scène maghrébine demeurent d’une étonnante actualité).

    À moindres frais, puisque ces élections locales ne remettent pas instantanément en cause l’équilibre institutionnel de l’un de nos principaux interlocuteurs méditerranéens, l’électrochoc du 12 juin va peut-être nous décider à lever le voile sur un courant politique à l’égard duquel notre perception n’a pas encore réussi à dépasser le stade de la répulsion, mais avec lequel il va pourtant nous falloir aujourd’hui apprendre à vivre.

    Est-ce possible ? Oui, si l’on veut bien commencer à admettre que, la terre d’Algérie n’ayant pas subitement accouché de 55 % de fanatiques, l’écume extrémiste du phénomène islamiste doit cesser d’être la seule porte d’entrée de son analyse. Oui si nous voulons bien entreprendre de nous persuader que derrière barbes et hijabs, n’ont pas poussé seulement les extrémistes de nos fantasmes, mais plus banalement une composante essentielle de la génération politique qui, un peu partout dans le monde arabe, est en train de relayer les régimes issus des indépendances.

    Ces « nouveaux riches » de la politique algérienne sont-ils à même de tenir leurs multiples promesses ? Et que va-t-il advenir de cette démocratie naissante dans le président Chadli, seul entre ses pairs, a pris le risque de leur confier en partie la gestion ?

    La réponse ne saurait se faire sur le registre des certitudes. Rappelons – mais est-ce bien nécessaire ? – que les forces islamistes ne sont pas aussi automatiquement porteuses de justice sociale et d’égalitarisme politique que ne clament leurs adhérents. Il faut ensuite, même si l’opération est plus ambitieuse, nous familiariser avec l’idée qu’elles ne sont pas pour autant intrinsèquement et définitivement étrangères à l’univers de la démocratie. Le recours au vocabulaire de la religion (« musulmane s’entend, car sinon comment ne pas avoir de frisson rétrospectif devant les performances européennes de la démocratie chrétienne ?) n’est pas en politique le corollaire obligé de l’émergence du totalitarisme.

    Sans doute le croisement de l’islam et de la mobilisation politique s’est-il parfois exprimé de manière violente. Sans doute y a-t-il eu (par exemple à Téhéran) et très vraisemblablement y aura-t-il encore des régimes pour tenter (comme leurs prédécesseurs l’ont fait avec les valeurs nationalistes) de donner à leur autoritarisme la caution de la religion musulmane.

    Mais il n’en demeure pas moins nécessaire de reconsidérer l’idée trop simple selon laquelle cette violence – qui, entre chrétiens et musulmans, laïque et religieux, gauche et droite, a peut-être été, en terre arabe, la seule denrée politique équitablement répartie – aurait été le produit de l’apparition des seuls mouvements islamistes. Sans doute la prétention « totalisante » des religions monothéistes recèle-t-elle un potentiel « totalitaire » d’autant plus fort en islam que la barrière de la sécularisation y est, au moins en principe, réfutée.

    Mais de l’inquisition catholique au goulag stalinien, l’histoire mondiale est là pour rappeler que, bien moins que leur contenu intrinsèque, ce sont les conditions d’appropriation sociale des dogmes en tout genre, c’est-à-dire l’itinéraire socio-économique, éducatif et culturel, variable d’un pays et d’une époque à l’autre, de ceux qui le manient, qui détermine le niveau d’autoritarisme et de violences politiques dont ils peuvent, le cas échéant, couvrir le déploiement.

    C’est dans ces paramètres socio-historiques que se trouve aujourd’hui l’inconnu de la démocratie algérienne. De ce point de vue, les islamistes que l’Algérie de 1990 à fabriqué ne sont sans doute pas les meilleurs garants d’une poursuite harmonieuse de la délicate transition que le scrutin du 12 juin vient de réactiver. Le potentiel islamiste algérien est, ce qui ne constitue pas un facteur de modération, l’un des plus forts de la région. Parce qu’il se mesure notamment à l’aune de la déculturation coloniale, terrain sur lequel l’Algérie et ses 132 années de colonisation de peuplement font, à l’échelle arabe figure extrême. Par ce que l’un des paradoxes de la politique culturelle du FLN a été, unité nationale oblige, d’avoir longuement occulté le facteur berbère, amplifiant ainsi la propension de son successeur arabe islamique à occuper l’essentiel de l’imaginaire social. Par ce que le monolithisme du système politique, aidé par la rente pétrolière, s’est maintenu beaucoup plus longtemps qu’ailleurs dans la région.

    Et que le besoin de rompre avec la domination de l’ex parti unique est ainsi plus fort encore en l’Algérie que dans la Tunisie voisine où le discours bouquiniste a subi une tentative, même avortée, de rénovation. Plus puissant, le courant algérien, qui évolue sur un terroir dont l’histoire politique et d’ailleurs plus riche de ruptures révolutionnaires que d’adaptations réformistes, est également plus jeune, et donc assez logiquement plus radical.

    Non, si l’on veut bien prendre en compte la fête que les islamistes détiennent aujourd’hui à Alger comme ailleurs l’accès du seul réservoir qui, dans la région, ne soient pas encore vide u en voie de l’être : celui d’une idéologie politique capable de mobiliser les énergies humaines, potion magique à laquelle les régimes voisins, faute de légitimité, ont de moins en moins accès.

    Devront-ils enfin se couper inéluctablement, avec leurs filles et leurs mères, de la moitié de la population du pays ? S’ils ne mesurent pas la perte que représenterait une telle hémorragie humaine et tardent trop à se démarquer clairement, sur le travail des femmes notamment, de positions traditionalistes que la plupart des autres courants islamistes ont d’ores et déjà abandonné, le risque de voir s’accélérer l’exode d’une partie de l’élite féminine laïcisée existe à l’évidence.

    Mais la relation entre le mouvement islamiste et la cause des femmes ne saurait aucunement se réduire à cette seule perspective. À tout le moins si l’on veut bien admettre qu’il existe vraisemblablement une « lecture » du voile qui permet de faire des milliers de femmes qui, un peu partout dans le monde arabe, « ont choisi de leur plein gré de porter » autre chose que des potiches incapables de se déterminer, et de ce carré de tissu autre chose que le symbole de leur volonté perverse de s’abîmer dans l’aliénation.

    Mais on est là au cœur d’un débat que le premier scrutin libre de l’Algérie indépendante, en redonnant un peu de légitimité à ceux que le regard occidental s’est longtemps contenté d’enfermer dans de trop rapides formules d’exclusion, n’a, très utilement, fait que relancer.

    #FrancoisBurgat depuis #Alger
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