• Réponse à Clotilde, étudiante en journalisme

    Chère Clotilde L,
    Vous me demandez (notamment) si les actions de Boko Haram, s’ajoutant à d’autres méfaits attribués à “l’islamisme” (Al-Qaida, AQMI, le départ de Français pour mener le djihad en Syrie...) ne seraient pas dues au fait que "l’islam ne dispose pas d’une autorité unique ? ».
    La tendance, solidement ancrée, qui consiste à faire porter à la religion des “terroristes”, dès lors qu’ils l’évoquent pour se justifier, la responsabilité de leurs actes est, à mon sens, une parfaite fausse piste. Elle nous éloigne de la matrice, le plus souvent trivialement politique, des comportements incriminés. Prenons le temps de considérer sérieusement la piste que vous nous suggérez : “Ne serait-ce pas parce que l’Islam n’a pas de direction unique” qu’il produit toute cette violence ? Sans doute serez-vous d’accord avec moi pour considérer que si l’existence d’une direction unifiée (par exemple le pape et/ou l’évêque de Canterbury) était garante de modération, cela devrait se vérifier dans l’histoire de notre très chrétienne civilisation occidentale. Sans même remonter aux croisades, faisons donc sommairement le compte des victimes innocentes des entreprises humaines auxquelles la religion chrétienne a été directement ou indirectement liée : le peuplement de l’Amérique du sud par les conquistadores très chrétiens par exemple, mais aussi nombre d’entreprises conduites par des “chrétiens” que leurs leaders religieux, si tant est qu’ils aient cherché à le faire, ne sont pas parvenus à freiner : le peuplement de l’Amérique du nord, les grands massacres liés à l’expansion coloniale et impériale du 19ème siècle et du 20ème siècle sur les 4 continents, l’apartheid sud africain ou le sort des aborigènes australiens, ces « cousins » des indiens exterminés en Améririque. Enfin, même si (en mettant les massacres du stalinisme sur le compte du seul matérialisme marxiste) nous ne retenons, au chapitre des grandes tueries commises sur des terres européennes “christianisées”, que le nazisme, il faut, calculette en main, se rendre à une évidence incontournable : en matière de violence, les “performances” de l’Islam au regard de celles de cette religion chrétienne dont, malgré ses divisions, le commandement a été en grande partie unifié, sans être nulles (par exemple en matière de traite des noirs ou de traitement des Arméniens, fut-ce par des Turcs très laïques) paraissent ridiculement modestes, pour ne pas dire littéralement insignifiantes. C’est donc qu’il faut chercher ailleurs que dans l’absence d’un clergé musulman hiérarchisé l’origine des plaies humaines telles que Boko Haram. Ce n’est pas ce bon chrétien norvégien Anders Breivik qui nous contredira : les entraves, si brutales et inacceptables soient-elles, à la vie de lycéennes, doivent lui paraître bien lénifiantes… lui qui pour sa part, a préféré mettre purement et simplement un terme à celle de ses victimes. Il faut donc chercher ailleurs .
    Boko Haram et Islam. Réponse à Clotilde, étudiante en journalisme (suite)

    Chère Clotilde,

    Pour aller au-delà de la condamnation verbale de comportements aussi parfaitement inacceptables que ceux des leaders de Boko Haram, Il faut se donner les moyens non seulement d’arrêter les agissements de ces "terroristes" mais également de démanteler durablement la machine qui les produit. Or, pour ce faire, je vous l’ai dit, ma conviction est que la lecture critique, même très attentive, du Coran, ne nous serait que de très peu d’utilité. Mon expérience m’a conduit à regarder plutôt du côté du politique - c’est-à-dire des conditions dans lesquelles vivent les auteurs de la violence - pour comprendre les mécanismes de sa “fabrication” et pouvoir dès lors les entraver. ll faut ainsi aller voir comment et pourquoi la société nigériane, musulmane et chrétienne, a laissé se développer en son sein de telles excroissances pathologiques, et connaitre, si l’on veut pouvoir les combattre efficacement, le processus qui a mené cette “Association des gens de la Sunna pour la prédication et le Jihad” (l’appellation initiale de Boko Haram) à adopter ces comportements de rupture dont l’objectif est à l’évidence de provoquer le monde entier. Cela ne doit aboutir en rien à “excuser” ces comportements, ni même à les banaliser. Et cela n’est pas antinomique avec la possibilité de recourir ponctuellement à la force pour y mettre un terme, tout particulièrement lorsque sont visées des personnes aucunement impliquées dans le processus de fabrication de la violence. Pour avoir quelques chances d’être efficace, notre réponse doit ainsi passer obligatoirement par la case “compréhension”. Comment un groupe a-t-il pu mobiliser impunément plusieurs milliers de combattants, bénéficier du soutien au moins passif d’une bonne partie de la population et , depuis plusieurs années, tenir tête à un Etat ? Ne connaissant absolument rien du Nigéria, je ne puis malheureusement pas me hasarder à vous répondre sur ce terrain. Je fais toutefois le pari que le sous-développement chronique doit faire partie du paysage nigerian. Il est fort possible que la région Nord où s’est développé Boko Haram en soit particulièrement victime. Il n’est pas impensable que la corruption du pouvoir central ait sans doute discrédité de longue date tout processus institutionnel de règlement des différends politiques. Il n’est pas impossible non plus que, lorsqu’elle a été au pouvoir, le comportement d’une minorité chrétienne ait contribué à confessionnaliser l’affrontement, ni que cette minorité ait été soutenue de façon inconsidérée par les Occidentaux, peut-être même pour protéger des intérêts basement matériels, que-sais-je... Je suis presque sûr enfin que dans l’histoire récente du nord du Nigeria on devrait trouver la trace de poussées répressives d’une violence extrême, incluant de véritables campagnes d’assassinats (je dis bien d’assassinats, pas de simples menaces sur la vie) de plusieurs centaines de personnes. Il n’est pas impensable que de telles campagnes, si elles ont eu lieu, n’aient généré aucune réaction de la “communauté internationale” en général, de ses élites médiatiques et politiques en particulier. Mais je vous laisse le soin de vérifier si ces pistes sont les bonnes. Les premières occurrences académiques disponibles sur internet semblent toutefois conforter mes intuitions. Dans l’une d’entre elles, Marc Antoine de Monclos écrit notamment….“À l’analyse, il s’avère (...) que le mouvement Boko Haram est un révélateur du politique : non parce qu’il est porteur d’un projet de société islamique, mais parce qu’il catalyse les angoisses d’une nation inachevée et dévoile les intrigues d’un pouvoir mal légitimé. (...) Loin des clichés sur un prétendu choc des civilisations entre le Nord et le Sud, la singularité de la secte au Nigeria s’apprécie d’abord au regard de son recours à des attentats-suicides. Or la dérive terroriste de Boko Haram doit beaucoup à la brutalité de la répression des forces de l’ordre, et pas seulement à des contacts plus ou moins avérés et réguliers avec une mouvance jihadiste internationale”.
    Boko Haram
    Réponse à Clotilde (suite et... fin :-))

    LE PARTAGE OU LA TERREUR

    Faut-il régler le problème par les armes me demandez vous enfin, chère Clotilde, et passer du “devoir d’indignation à un devoir d’action avec des interventions militaires concrètes contre les groupes terroristes islamiques” ?
    S’il faut bien sûr envisager de libérer les lycéennes nigérianes par tous les moyens, la gestion de Boko Haram réclame à mes yeux plus encore qu’une nouvelle campagne militaire. D’autres que vous (ou moi) ont songé en effet à combattre par les armes l’écume radicale des groupes islamiques. C’est notamment l’objectif de l’interminable guerre menée en Afghanistan, contre Al Qaïda, par les Etats-Unis et leurs alliés. C’est aussi le “sens” donné à l’exécution par des drones américains, sur le seul territoire du Yémen, depuis 2002, de plus de... 800 personnes (je dis bien huit cent). Avec une efficacité qui n’a pour l’heure convaincu absolument personne. Le “tout sécuritaire” reste notre réaction la plus spontanée. Mais pas plus que celle du taureau face au chiffon rouge, il n’est certain qu’elle soit la plus efficace. Alors dans quelle direction faut il chercher ?
    Il y a une dizaine d’année, au lendemain des attentats de Londres, j’avais essayé d’identifier la moins mauvaise de ces directions dans lesquelles nous pourrions tenter de nous mobiliser. L’article était paru le 13 juillet 2005 dans Libération sous le titre “Le partage ou la terreur”. Il n’a, me semble t-il, pas complètement perdu son actualité : "Malgré l’ampleur des moyens affectés à leur mise au point, les armes de lutte contre le terrorisme viennent une nouvelle fois de démontrer les limites de leur efficacité. Des dizaines de citoyens innocents ont à nouveau payé le prix de cette carence manifeste de notre défense. Ils vivaient hier à Londres. C’est demain à Copenhague, à Rome ou ailleurs que d’autres encore pourraient mourir. Peu d’explications de nos experts en contre terrorisme sont à ce jour réellement convaincantes. Faut-il « fermer les universités islamiques du Golfe », comme le suggère celui-ci ? Intensifier le programme de réforme de la culture de l’autre et le rythme de son apprentissage de la « liberté », des « droits de l’homme » et de la « démocratie », comme celui-là en semble convaincu ? Faut-il dresser de nouveaux murs ? Faut-il renforcer, encore et toujours, suspicion et répression et, sans craindre d’améliorer les performances de la vieille « machine » répressive « à fabriquer des poseurs de bombes », construire de nouveaux Guantanamo ?
    Il se pourrait pourtant qu’une arme autrement plus efficace ait d’ores et déjà été identifiée. Et que seul un refus aveugle de la mettre en oeuvre soit à l’origine de l’échec retentissant et répété de notre offensive contre le fléau terroriste du XXIe siècle. C’est son coût, semble-t-il, qui préviendrait ceux qui en ont les moyens de la mettre en oeuvre et de protéger leurs concitoyens.
    Cette arme est, il est vrai, particulièrement coûteuse ; et les nantis, grands et petits, « occidentaux » ou « musulmans » de l’ordre mondial du XXIe siècle naissant semblent peu enclins à vouloir en payer le prix. On les comprend : l’arme s’appelle en effet... « partage ». Et elle vise... tout ce que, précisément, ils n’entendent pas partager. Les ressources économiques et financières bien sûr, à l’échelle de la planète ou à celle de chacune de ses nations. Le pouvoir politique ensuite, accaparé par tous les leaders au long cours qui d’« élections » en « réélections » en privent toute une génération. La Palestine aussi, dont le partage, promis depuis si longtemps, est devenu aujourd’hui une parfaite fiction. Il faudrait également partager... l’émotion, devant toutes les victimes de toutes les violences, et dénoncer pour ce faire le monopole que s’arrogent en ce domaine les humanistes à géométrie variable. Partager, également, et peut-être plus encore, le droit de faire connaître et valoir sa vérité, son histoire, petite et grande, et sa vision du monde aux heures de grande écoute, sur les écrans ou dans les haut-parleurs d’une presse de moins en moins plurielle.
    Partager, en effet, ne veut pas toujours dire donner. Il peut s’agir aussi de savoir prendre. C’est le cas pour... l’avis des autres. Or, si nous « fabriquons » notre information au lieu de la collecter, si les voix du monde ne nous parviennent plus que par des canaux dont nous avons pris le contrôle, si nous en arrivons à ne plus entendre que le son de notre propre voix, nous nous privons du bénéfice d’une denrée vitale : le point de vue des autres, celui-là même qui nous permet de nous connaître dans notre relativité et, éventuellement, dans nos faiblesses et nos erreurs. Un tel enfermement ressemble vite à une forme d’autisme. C’est peut-être bien ce mal-là qui guette une partie de l’establishment médiatique et politique de notre planète. Et qui l’empêche de partager, en quelque sorte, le poids des responsabilités de « la terreur ».
    Le partage ou la terreur. Le choix, pour l’heure, est encore le nôtre".

    #François BURGAT #BokoHaram #Islamisme #Politique #Journalisme