• SANS AUCUNE RETENUE
    FORÊT DE SIVENS
    les 7 numéros du bulletin quotidien (semaine du 25 octobre 2014)

    http://tantquilyauradesbouilles.wordpress.com/sivens-sans-retenue

    Les zones humides, on n’en a rien à foutre
    ou
    Comment, après avoir dévasté la nature, la société industrielle et écologiste achève de la détruire en « l’aménageant »

    "Les passionnés de la nature sont à l’avant-garde de sa destruction."
    Bernard Charbonneau, Le Jardin de Babylone

    1. Ce bulletin, qui paraîtra quotidiennement pendant sept jours, tiendra sur le projet d’aménagement d’une retenue d’eau sur la rivière Tescou, dans la forêt de Sivens, des propos qui seront, justement, sans retenue et sans ménagement. Y seront posées certaines questions que le mouvement esquive : des tendances technocratiques de l’écologie à la question de la violence comme méthode de lutte.

    2. Les arbres tombent, les opposants restent. À la fin du déboisement, la résistance au barrage du Testet a pris un nouveau cours. Pourtant, elle parle toujours le même langage : celui du moratoire et de la contre-expertise, tenu par les écologistes légalistes du collectif « Sauvegarde du Testet ». Ce collectif a vu disparaître, avec la zone humide, son argument principal de protection et de conservation de la nature. Pourtant, la lutte continue : et au-delà de l’écologie, sur quoi se fonde t-elle ?

    • Un barrage contre le pacifisme
      Dialogue (Première partie)
      (extrait, troisième bulletin)

      Oui, j’ai vu des arbres que je fréquente depuis des années être abattus par les machines de mort, j’ai vu les gens y grimper à l’aube pour les protéger, j’ai vu les tentatives de ralentir les robocops avec des barricades et des cocktails Molotov – quelle naïveté, vu comment ils sont équipés.

      Tu penses que nous ne sommes pas assez « équipés » ? Moi, je suis pour la résistance active, mais sans moyens violents. Je suis pacifiste.

      Pourquoi te sens-tu obligé de me dire cela, et d’un ton si supérieur ? Aurais-tu du mépris pour celles et ceux qui, comme moi, ne se définissent pas comme « pacifistes » ?

      Non, aucun mépris, excuse-moi. Je pense même qu’il s’agit d’une composante indispensable de la lutte. Tu me confonds peut-être avec d’autres gens, ceux qui se disent « légalistes », cherchent à négocier avec les autorités et se démarquent des « occupants » et des « violents ». En ce qui me concerne, je n’hésite pas à violer la loi pour défendre mes idées. Mais si je combats la violence de ce système, c’est parce que je m’oppose à toute forme de violence. Je suis donc pacifiste.

      Je trouve bizarre la manière dont tu te définis et dont tu parles des autres composantes de ta lutte. Nous, dans la Résistance, nous ne nous divisions pas en légalistes, pacifistes et violents. Il y avait les maquisards qui vivaient armés dans la clandestinité, la population qui nous soutenait matériellement et les gens qui, au sein de l’administration, faisaient les faux papiers et transmettaient certaines informations – c’est grâce à l’union de ces trois composantes qu’il y a eu de la résistance en France, et il aurait été désastreux de se dissocier de l’une. Votre distinction – car tu n’es pas le seul à parler en ces termes – a forcément pour effet de stigmatiser ce qu’il faudrait soutenir en priorité : celles et ceux qui prennent le risque de menacer le bon déroulement du programme de destruction concocté par les autorités.

      Soit, mais nos situations n’ont rien à voir – et il faut s’y adapter. On ne peut comparer le nazisme et ce que je combats : Carcenac est un escroc, mais ce n’est pas un Hitler qui assassine à tour de bras. Les gendarmes mobiles commettent des exactions, mais ils ne tirent pas à balles réelles.

      C’est vrai, mais tu m’as dit toi-même que les logiques économiques et politiques qui poussent à faire ce barrage, elles menacent la vie et donc l’humanité. Et tu vois bien que ce barrage, il est fait contre vous. Contre votre monde, vos idéaux et vos pratiques pacifistes. Si vous n’arrêtez pas le chantier, vous allez sortir de cette lutte affaiblis, collectivement et individuellement. Il faut donc résister, tous ensemble. A chacun de faire ce qu’il peut en fonction de ce qu’il sait et se sent capable. Pour gagner un combat, de toute façon il faut de tout et ne pas reculer devant l’épreuve de force. L’essentiel, c’est de ne pas se dissocier des autres – çà, c’est faire le boulot du pouvoir : « diviser pour mieux régner ».

      Il faut de tout, certes, mais tout n’est pas toujours possible ensemble – quand des gens lancent de loin des cailloux sur les flics qui encerclent les militants pacifistes enterrés, c’est stupide et dangereux. De toute façon, je ne pense pas qu’il soit possible de battre l’Etat sur son propre terrain. Je ne pense même pas qu’il soit souhaitable d’entrer dans ce jeu-là, nous n’avons rien à y gagner.

      Vu le rapport de force, tu as peut-être raison. Mais je crois tu ne m’as pas bien comprise : pour moi, le problème n’est pas de savoir si on est prêt ou pas à recourir à la violence – ça, c’est une question personnelle, qui dépend de notre histoire, de l’Histoire aussi, des circonstances, etc. Mon propos n’a jamais été de dire que seuls les maquisards avaient fait le bon choix. Le problème à mes yeux, c’est que tu te définisses d’une manière qui donne le mauvais rôle à certains de tes camarades ; c’est que les adjectifs définissant les différentes branches de la lutte sont des catégories policières qui aboutissent, en te posant comme innocent, à montrer implicitement du doigt les autres comme criminels. Là, tu fais le jeu du pouvoir, qui cherche toujours à discréditer ses opposants comme « violents », voire « terroristes ». Dis moi seulement, d’où vient cette question de la « violence » ?

    • Un pacifiste contre le barrage ?! (extrait, quatrième bulletin)

      A Sivens on s’enterre, on « prend racine » pour barrer le chemin aux machines ; on replante, dans la forêt changée en lit de copeaux, de jeunes arbrisseaux. Ces pratiques pacifistes portent en leur sein le souci de donner aux médias qui la relaient une « bonne image » de la lutte, mélangé de considération morale quant à l’usage de la violence. Nous vivons dans une société en état de paix ; c’est à dire où la violence emprunte des voies tellement détournées qu’elle parvient à ne plus être identifiée sous ce nom, et que l’emploi de sa forme la plus brute et matérielle – caillou & flashball – nous terrifie. Cet effet de répulsif moral que suscite tout emploi de la violence directe, matérielle n’est qu’un exemple de la prédominance, là comme partout, de la représentation sur la réalité. Mais qu’on se le dise : qui se bat par les images aura de l’influence dans un monde d’images, et contribuera à renforcer ce monde, contre lequel par ailleurs nous luttons.

      L’influence par le symbole est peut-être nécessaire, aussi, à la lutte ; mais lorsqu’elle demeure si négligeable et si parallèle qu’elle échoue à enrayer une destruction bien réelle, il n’est plus possible de s’en tenir là. Alors se repose la vieille question des moyens et des fins. Toute l’équivoque vient de ce que nous souhaitons obtenir des conséquences pratiques par des moyens symboliques : faire cesser le travail des machines en infléchissant à notre égard l’opinion publique, qui ainsi gagnée à la cause infléchira elle-même le gouvernement, qui par crainte de la « mauvais presse » qui découlerait de leur obstination ordonnera aux différents acteurs économiques et politiques du projet de cesser les travaux. Nous voulons être indirectement efficaces. Mais il y a là une contradiction dans les termes. Est efficace ce qui va au but par les moyens les plus directs. Notre but est de faire cesser les travaux du barrage. La réprobation morale de la violence doit laisser place à une stratégie d’ensemble. Tous les fronts de tous les mondes doivent être occupés. Celui des images, éminemment contemporain, en est un. Beaucoup plus désuet, comme tout ce qui s’exerce sans médiation, le sabotage en est un autre.

      On ne mesure pas la force et la justesse d’une lutte aux moyens employés, qu’ils soient violents ou non. Il faut laisser l’image de la résistance pacifiste populaire contre la violence d’État comme modèle de la lutte aux journalistes amateurs de clivages simples. On considérera peut-être les chances de réussite d’une lutte à sa capacité à ne jamais se laisser réduire à un principe – à une image –, mais à occuper tous les principes et toutes les images – et donc à les subvertir. Cessons de nous enfermer dans des identités figées et pensons plutôt à comment agir de conserve, divergentes méthodes pour un objectif identique : l’abandon immédiat et définitif du projet de barrage, l’expropriation du Conseil Général et la réappropriation de la forêt de Sivens.

    • Protéger la croissance
      Recréer la nature
      (extrait, sixième bulletin)

      En agriculture, par exemple, la campagne est désormais mesurée et chiffrée dans ses moindres détails. Depuis quelques années, l’ensemble des terres agricoles (champ cultivé, prairie, bois, causse, estives, etc.) est photographié par vue aérienne. Ces photos sont numérisées et chaque agriculteur doit déclarer tous les ans ce qu’il fait sur ses terrains (quelle culture ? quelles bêtes ? combien ?). Ces déclarations sont enregistrées dans des bases de données de l’administration. Un pré devient alors un « îlot », un arbre devient un « élément paysager », et un troupeau qui pâture devient un « chargement » qu’il convient de maîtriser dans un « plan de gestion pastorale ». Il n’y a plus un bout de paysage auquel on n’attribue pas une valeur, une réalité augmentée, quelque part dans l’ordinateur d’un bureaucrate : un potentiel agronomique, un atout touristique ou une biodiversité remarquable. Cette façon de simplifier et d’appauvrir la réalité, de tout transformer en chose, permet de comparer n’importe quel endroit avec n’importe quel autre et d’en faire ce que l’on veut. On peut ainsi échanger tel endroit contre tel autre, on peut même détruire telle « zone humide » pour la « recréer » artificiellement ailleurs.

      Cet univers technocratique, c’est la violence normale du monde moderne. Quelle que soit la taille d’un projet d’aménagement, que la destruction à laquelle on assiste soit petite ou grande, tout ce que l’on peut dire, si l’on n’utilise pas le langage des gestionnaires, est considéré comme irrationnel, subjectif, emprunt de sentiments intempestifs. On ne décide plus de nos conditions de vie (là où on habite, comment on travaille, comment on vit avec nos voisins, etc.). Les décisions qui ont le plus de conséquences sur nos vies dépendent d’experts et de programmes nationaux ou européens. Ainsi, le mode de vie moderne exige de ne pas trop s’attacher à ce qui nous entoure et de s’adapter sans cesse aux évolutions de ce monde et aux exigences de la relance de l’économie.