• La préface du livre « #Le_monde_d'hier » de #Stefan_Zweig est troublante...
    « Chaque fois qu’au cours d’une conversation je rapporte à des amis plus jeunes des épisodes de l’époque antérieure à la Première Guerre, je remarque à leurs questions étonnées combien ce qui est encore pour moi la plus évidente des réalités est devenu pour eux de l’histoire, ou combien il leur est impossible de se le représenter. Et un secret instinct en moi leur donne raison : entre notre aujourd’hui, notre hier et notre avant-hier, tous les ponts sont rompus. Moi-même, je ne puis m’empêcher de m’étonner de l’abondance, de la variété que nous avons condensées dans l’étroit espace d’une seule existence – à la vérité fort précaire et dangereuse, surtout quand je la compare avec le genre de vie de nos devanciers. Mon père, mon grand-père, qu’ont-ils vu ? Ils vivaient leur vie tout unie sous sa forme. Une seule et même vie du commencement à la fin, sans élévations, sans chutes, sans ébranlements et sans périls, une vie qui ne connaissait que de légères tensions, des transitions insensibles. D’un rythme égal, paisible et nonchalant, le flot du temps les portait du berceau à la tombe. Ils vivaient sans changer de pays, sans changer de ville, et même presque toujours sans changer de maison ; les événements du monde extérieur ne se produisaient à vrai dire que dans le journal et ne venaient pas frapper à la porte de leur chambre. De leur temps, il y avait bien quelque guerre quelque part, mais ce n’était jamais qu’une petite guerre, rapportée aux dimensions de celles d’aujourd’hui, et elle se déroulait loin à la frontière, on n’entendait pas les canons, et au bout de six mois elle était éteinte, oubliée, elle n’était plus qu’une page d’histoire pareille à une feuille desséchée, et l’ancienne vie reprenait, toujours la même. Nous, en revanche, nous avons tout vécu sans retour, rien ne subsistait d’autrefois, rien ne revenait ; il nous a été réservé de participer au plus haut point à une masse d’événements que l’histoire, d’ordinaire, distribue à chaque fois avec parcimonie à tel pays, à tel siècle. Au pis aller, une génération traversait une révolution, la deuxième un putsch, la troisième une guerre, la quatrième une famine, la cinquième une banqueroute de l’Etat – et bien des peuples bénis, bien des générations bénies, rien même de tout cela. Mais nous, qui à soixante ans pourrions légitimement avoir encore un peu de temps devant nous, que n’avons-nous pas vu, pas souffert, pas vécu ? Nous avons étudié à fond et d’un bout à l’autre le catalogue de toutes les catastrophes imaginables (et nous n’en sommes pas encore à la dernière page).
    (…)
    Il m’a fallu être le témoin sans défense et impuissant de cette inimaginable rechute de l’humanité dans un état de barbarie qu’on croyait depuis longtemps oublié, avec son dogme antihumaniste consciemment érigé en programme d’action. Il nous était réservé de revoir après des siècles des guerres sans déclaration de guerre, des camps de concentration, des tortures, des spoliations massives et des bombardements de villes sans défense, tous actes de bestialité que les cinquante dernières générations n’avaient plus connus et que les futures, espérons-le, ne souffrirons plus. Mais, paradoxalement, dans ce même temps, alors que notre monde régressait brutalement d’un millénaire dans le domaine de la moralité, j’ai vu cette même humanité s’élever dans les domaines de l’intelligence et de la technique à des prodiges inouïs, dépassant d’un coup d’aile tout ce qu’elle avait accompli en des millions d’années : la conquête de l’éther par l’avion, la transmission à la seconde même de la parole terrestre sur toute la surface de notre globe, et, la fission de l’atome, la victoire remportée sur les maladies les plus insidieuses, la réalisation presque journalière de nouveaux exploits qui semblaient hier encore impossibles. Jamais jusqu’à notre époque l’humanité dans son ensemble ne s’est révélée plus diabolique par son comportement et n’a accompli tant de miracles qui l’égalent à la divinité »
    Stefan ZWEIG, Le monde d’hier, Belfont, 1993 [1972], pp.8-11.

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