• Où va le salariat ? Pierre Rolle, 1996
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    Dans la sociologie empirique, l’observation du donné, c’est-à-dire des résultats des mouvements sociaux d’hier, est souvent l’observation des désagrégations et des dissociations du donné. L’interprétation la plus rigoureuse, en effet, vise ce qui est connu du passé et du présent, et s’y épuise. Il suffit donc que l’histoire continue, et qu’il y ait du futur, pour que l’explication proposée devienne insuffisante. La sociologie ne reconnaît le nouveau qu’explicite et achevé, et donc déjà en crise. C’est pourquoi les sciences sociales sont dominées par les paradigmes de l’agonie, de la rupture et de l’entropie. Leurs études constatent la neutralisation des tensions créatrices, l’affaiblissement des enjeux, le découragement des protagonistes. Les anciens physiciens craignaient que l’univers ne meure de tiédeur, lorsque les sources chaudes et les sources froides se seraient contaminées l’une l’autre. Cette peur s’est transférée aux sociologues, qui ne nous laissent plus espérer que le présent sans fin et l’ennui du consensus.

    Mais ce n’est là, peut-être, qu’une illusion, ou un artefact. A y regarder de plus près, le consensus n’est que la lutte de tous contre tous, laquelle menace derrière la contrainte uniforme de l’Etat. L’économie mixte, présentée comme une harmonisation de l’Etat et du privé, l’articulation des besoins individuels et collectifs, enferme en réalité un ensemble de contradictions qu’il faut toujours régler à nouveau, et op- pose chaque Etat à tous les autres au sein du système mondial. Le salaire social menace le salariat traditionnel tout autant qu’il le complète. Il suscite à l’intérieur de la classe des travailleurs des conflits qui affaiblissent les capacités d’action de cette classe, mais en même temps lui transfèrent la capacité d’effectuer des choix sociaux décisifs. Le droit du travail manifeste l’insoluble antinomie de l’Etat capitaliste tenu, au contraire de sa nature, d’incarner la socialisation de la gestion du travail, quand ce ne serait que pour la contenir. La crise du syndicat signifie d’abord que l’ensemble des revendications salariales ne peuvent plus être canalisées dans les institutions de l’Etat ni soumises à des équilibrages simples.

    Les interprétations qui ont cours de nos jours, et qui font croire que le mouvement d’émancipation des travailleurs est arrêté, ne sont pas en fin de compte les plus probables. Il faut toujours se poser à nouveau la question « où va le salariat ? » pour approcher du dynamisme caché de notre société planétaire, même si, à cette question, on ne peut jamais fournir une réponse assurée.

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