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  • Alan Turing : The Imitation Game (2014)

    (le film contient un peu trop de clichés « Turing » à mon goût, mais bon, faut quand même avoir vu)

    Trailer :
    https://www.youtube.com/watch?v=S5CjKEFb-sM

    Turing, l’homme qui cassait les codes :
    http://www.lexpress.fr/actualite/sciences/turing-l-homme-qui-cassait-les-codes_1638747.html

    Mais pourquoi ce site [#Bletchley_Park] plutôt qu’un autre ? « Cette petite ville d’une tristesse ordinaire se situe au centre géométrique de l’Angleterre intellectuelle, là où la ligne de chemin de fer de Londres bifurque pour Oxford et Cambridge », répond Andrew Hodges en nous guidant dans le musée. L’homme parle en connaisseur. Doyen du Wadham College, à Oxford, il est venu en voisin par le train. Il a écrit une biographie au titre fleurant bon le jeu de mots : Alan Turing : The Enigma, un texte qui vient d’être traduit en français dans son intégralité.

    Et puis aussi, ce documentaire ARTE de juin 2014 :
    "La Drôle De Guerre D’Alan, Turing Ou Comment Les Maths Ont Vaincu Hitler"
    https://www.youtube.com/watch?v=9b7wAdVyCV0

    Et si le débarquement de Normandie n’avait été possible que grâce à un mathématicien antimilitariste et anticonformiste, dont le rêve était de construire un cerveau artificiel ? Le doux rêveur en question s’appelle Alan Turing et son domaine d’études est la branche la plus fondamentale des mathématiques : la logique. Bien loin, en principe, de toute application concrète. Comment ce savant excentrique a-t-il pu contribuer à la victoire des Alliés ? La réponse se trouve dans la petite ville de Bletchley Park, dans la grande banlieue londonienne. C’est ici que s’est jouée pendant la Seconde Guerre mondiale une vaste partie d’échecs dont l’enjeu était le décryptage des communications secrètes de l’armée allemande. Une partie dont la pièce maîtresse a justement été Alan Turing – l’inventeur de ce qui ne s’appelait pas encore l’ordinateur. Esprit plus que brillant, Turing sera pourtant traité de manière odieuse au lendemain de la guerre : son homosexualité lui ayant valu des poursuites judiciaires, il se suicidera en 1954 après avoir dû subir une castration chimique…

    .. et qui tente entre autre d’expliquer la Machine Universelle de Turing.

    #intelligence_artificielle #artificial_intelligence

    • Qu’on romance un peu, pour des raisons commerciales, l’arrivée du principal personnage secondaire, passons.

      Mais les manipulations/complots posent problème (dans le film Turing est carrément un traître en se rendant complice d’un espion pro-soviétique) ; et surtout, le fait de donner à la Bombe le prénom de Christopher me semble vraiment déplacer le propos. Le fil rouge du film devient alors une espèce d’hypothèse selon laquelle la quête d’une intelligence artificielle a pour ressort essentiel le phantasme de ressusciter son amour de jeunesse.

    • Dans Les Lettres françaises de ce mois :

      Pas de sauveur suprême

      Imitation Game est un film promis à un grand succès. Il présente en effet de grandes qualités, aussi bien en terme de réalisation que de jeu des acteurs, qui vont probablement lui permettre de triompher autant auprès du public que des critiques. Il est par ailleurs doté de grandes ambitions philosophiques sur des sujets forts relevant d’enjeux importants pour nos sociétés contemporaines à l’époque du déferlement numérique.
      Le film expose certaines des circonstances dans lesquelles les équipes de recherche, mobilisées par les services de renseignement anglais durant la Seconde Guerre mondiale, ont percé le secret des communications des armées ennemies. On y découvre notamment le rôle du mathématicien Alan Turing qui s’attela à casser le chiffrement mis en œuvre à l’aide de la machine allemande Enigma. Sa contribution prit la forme d’une autre machine destinée à automatiser le traitement des messages codés. Cette contribution, longtemps ignorée, – le terme « ultra secret » fut inventé notamment pour couvrir ce domaine – ne fut dévoilée qu’au début des années 1990, près de quarante ans après la mort tragique de Turing. A cette occasion, la thèse d’une guerre notablement « raccourcie » grâce aux résultats des équipes rassemblées à Bletchley Park a été largement diffusée.
      Hélas, le film, certainement pour accentuer la dramatisation, introduit cependant de nombreux raccourcis, biais, voire contre-vérités historiques, que les spécialistes de l’histoire militaire, et des techniques en général, n’ont pas manqué de relever. Certaines rencontres n’ont jamais eu lieu, certains personnages sont caricaturés, certains événements sont hypothétiques. La psychologie de Turing, notamment, semble naviguer entre détachement et arrogance pour en faire un personnage hors du commun, alors même que son activité de l’époque n’a pu avoir un impact que dans la mesure où elle était intégrée au travail collectif mobilisé dans le cadre d’une stratégie bien plus large.
      Mais au-delà de ces libertés prises avec les faits historiques – que l’on peut accepter dans la mesure où le film se présente comme une « fictionnalisation » de ces faits – il y a dans le propos général une dimension beaucoup plus problématique qui ne relève plus seulement de l’efficacité scénaristique. En effet, il est suggéré que la machine construite par Turing pendant la guerre serait un ordinateur, ou plus exactement une première version matérialisée de la « machine de Turing » qui fut décrite sur le papier en 1936. Or, si Turing mobilise toute sa science pour casser le code Enigma, il ne le fait justement pas en construisant une « machine de Turing » universelle – et donc un ordinateur — mais une machine, certes ingénieuse, néanmoins uniquement dédiée à cette tâche particulière. Un vrai premier ordinateur ne sera assemblé que dans la deuxième moitié des années 1940, une fois la guerre terminée. Ainsi le rapprochement entre la victoire des alliés – et donc, par extension, de la démocratie et du monde libre – , et la mise en œuvre des ordinateurs est une thèse qui s’avère historiquement plus que discutable et idéologiquement très contestable. Particulièrement à l’heure où les réalisations multiples, pour tout et n’importe quoi, qui découlent du déferlement des machines de Turing prennent, entre autres, la forme d’un appareil de surveillance totalitaire du coté de la NSA et du GCHQ récemment dénoncé par Edward Snowden.

    • une espèce d’hypothèse selon laquelle la quête d’une intelligence artificielle a pour ressort essentiel le phantasme de ressusciter son amour de jeunesse.

      Pour Jean Lassègue, Turing cherchait plutôt à répondre à des questions existentielles sur sa propre identité, notamment sexuelle.

      Le fameux « test de Turing » décrit notamment un « étalonnage » du dispositif expérimental où il s’agit de ne plus faire la distinction entre un homme et une femme...

    • Revenant au texte de l’article où le test de Turing est décrit par son auteur, Lassègue attire l’attention sur des bizarreries inaperçues avant lui dans sa formulation, la vulgate du test ayant arasé les curiosités. Tel que Turing l’a conçu, son test – qui fixera à quel moment (historique) une machine pourra être dite « intelligente » au sens où un être humain est intelligent (par opposition à un animal « intelligent ») – est une variante du jeu suivant. Trois personnes sont réunies : un homme, une femme, et une troisième au sexe indifférent : le joueur. Il s’agit pour celui-ci de deviner qui de ses deux interlocuteurs est l’homme, qui la femme. La difficulté réside dans le fait que le joueur communique avec les deux comparses, cachés à sa perception immédiate, par le seul truchement de messages échangés par télétype ou, pour actualiser sans inconvénient la problématique, par le truchement d’e-mails. Le joueur gagne s’il devine l’identité sexuelle de ses interlocuteurs, il perd dans le cas contraire.

      Lassègue fait à propos de ce jeu initial un certain nombre de remarques fort judicieuses. Il observe tout d’abord que sur le long terme (un certain nombre de parties), le joueur ne gagne véritablement que si son taux de succès diffère significativement de 50 % – taux de réussite qu’il obtiendrait en se contentant de « jouer à pile ou face » chacune des parties (pp. 153-154). Il note également – et cela constitue un élément crucial de sa lecture psychobiographique – qu’il semble aller de soi pour Turing que la stratégie prototype de l’homme consistera à mentir, alors que celle de la femme consistera à dire la vérité (p. 159).

      J’ajouterai, car cela a un impact lorsque le jeu de la différence des sexes opère sa transformation en « test de l’intelligence artificielle », que la réussite du jeu dépend du talent combiné des trois acteurs. Le joueur peut en effet gagner du fait de sa propre habileté, mais aussi bien parce que l’homme se trahit (il ment mal), ou parce que la femme est maladroite (elle manque d’assurance alors qu’elle dit vrai).

      Le test de Turing est en principe une variante du jeu de la différence des sexes, à ceci près que l’homme est remplacé par un ordinateur. Qu’est-ce à dire ? Turing est à ce point expéditif quant à son exemple (auquel, il faut le souligner, il n’accorde pas la signification critique que les philosophes lui reconnaîtront ensuite) qu’il ne précise pas lequel des deux jeux distincts, que sa nouvelle définition autorise, est celui qui constitue en réalité le test. Dans le premier, le joueur sait que, des deux comparses qu’il a en face de lui, l’un est une femme et le second un ordinateur (c’est l’interprétation « classique » du test de Turing : l’ordinateur fait la preuve de son intelligence [humaine] en n’étant pas déjoué plus souvent qu’aléatoirement ; la femme représente ici la race humaine tout entière). Dans le deuxième jeu, l’homme a été remplacé par un ordinateur à l’insu du joueur qui croit être en présence d’un homme et d’une femme (fait de chair et d’os), c’est-à-dire croit jouer au jeu de la différence des sexes.

      La différence essentielle entre les deux jeux possibles selon la définition de Turing apparaît clairement lorsqu’on examine le cas de figure où le joueur perd. Dans la première définition du jeu, les comparses l’emportent – à défaut du manque de talent du joueur – soit parce que l’ordinateur a su cacher sa nature machinique, soit parce que la femme a su se faire passer de manière convaincante pour un ordinateur (je laisse à l’imagination du lecteur féru de La planète interdite, 2001 : l’Odyssée de l’espace, Blade Runner, etc., les moyens de réussir ce subterfuge). Dans la deuxième définition du jeu transposé en test, les comparses triomphent parce que le joueur a pris la femme pour un homme et l’ordinateur pour une femme.

      Comme on s’en aperçoit aisément, simplement transposé comme le fait Turing, le nouveau jeu – sous ses deux avatars possibles – est dépourvu d’intérêt, sinon carrément stupide. C’est ce qui a conduit Lassègue à souligner les incohérences du supposé test de Turing et (plus particulièrement dans son article en anglais de 1996), à insister sur le fait que le test est irréalisable. Ce qui est effectivement le cas si, comme on vient de le voir, on prend à la lettre l’idée du test comme simple transposition du jeu. Il n’est pas impossible cependant, avec quelques corrections, de redéfinir celui-ci de manière à ce qu’il corresponde à un test de l’intelligence artificielle parfaitement réalisable. Pour ce faire, il convient tout d’abord de se trouver dans le second cas de figure : celui où le rôle de l’homme est tenu par une machine à l’insu du joueur (et idéalement, à l’insu également de la femme comparse). Il faut aussi déplacer la perspective d’interprétation : cette fois, le joueur du test n’est plus le joueur du jeu de la différence sexuelle ; le joueur authentique est l’ordinateur. En effet, que le joueur du jeu initial « perde » (prenne la femme pour un homme, et la machine pour une femme), ou qu’il « gagne » (reconnaisse la femme comme femme et prenne la machine pour un homme), c’est le véritable joueur du test, l’ordinateur, qui aura réussi l’épreuve. La seule victoire authentique du joueur contre la machine – celle qui signale que la machine a échoué au test en ayant été percée à jour – consiste à déjouer le stratagème en s’extrayant entièrement de l’environnement du jeu et en affirmant (avec indignation, et sur un plan « méta-ludique ») : « B est une femme, alors que A est une machine se faisant passer pour un être humain ! ».

      Lassègue s’intéresse aux implications psychologiques, pour Turing, de sa supposition que la stratégie prototype de la femme consiste à dire la vérité, et celle de l’homme à mentir. Turing se verra traîner de manière infamante devant les tribunaux pour homosexualité, condamné à un traitement médical humiliant, et privé de la possibilité – comme il l’avait fait jusque-là – de travailler dans le cadre de projets liés à la défense nationale britannique (selon l’opinion – courante à l’époque – que les homosexuels sont des proies trop aisées pour le chantage) ; nulle surprise, donc, s’il considère qu’à l’instar des talents qu’il a dû déployer dans la période qui précéda son inculpation, l’essence de l’homme (par opposition à celle de la femme) réside dans sa capacité à dissimuler.

      http://lhomme.revues.org/18

    • Aussi :

      http://rue89.nouvelobs.com/rue89-culture/2015/01/28/imitation-game-alan-turing-decus-decus-decus-257376

      « Imitation Game » accomplit donc cette prouesse de mettre en scène un personnage homosexuel tout en faisant d’une star ultra-féminine sa partenaire romantique durant tout le film. Et en évitant soigneusement de le montrer embrasser un homme.

      C’est peu audacieux, mais surtout étrange, tant la question homosexuelle est un des pans qui rendent malheureusement romanesque la vie d’Alan Turing. Car si Turing est mort en martyr, c’est parce que, lors du procès qui le condamna pour « indécence » (en fait, pour homosexualité), il ne put pour se défendre invoquer sa condition de héros de guerre – les recherches qu’il avait menées devant encore rester secrètes.

      Par ailleurs, sa mort est grandement conditionnée par cette condamnation. Plutôt que d’aller en prison, il choisit la castration chimique, ce qui non seulement le rendit impuissant mais le fit aussi grossir, au point qu’il dut arrêter la course à pied, dans laquelle il excellait.