La mobilisation [...] s’est rapidement reconstituée après l’immolation, en s’appuyant sur les relations de parenté élargies et les réseaux de solidarité existant dans la ville de Sidi Bouzid, entre les habitants des quartiers aux conditions de vie précaires. Le mouvement a été rejoint par des syndicalistes, juristes, avocats et figures locales de l’opposition (que Salah connaissait en partie et sur qui il savait pouvoir compter pour sa défense dès la mobilisation à Regueb), et s’est peu à peu amplifié. Il s’est ensuite déplacé vers les quartiers périphériques de la ville, dont une part importante des habitants provient des espaces ruraux environnants, avant de gagner d’autres localités du gouvernorat puis d’autres régions en Tunisie.
et pan dans la gueule de la « révolution facebook/twitter »...
Avec l’intégration des exploitations familiales dans le système de production capitaliste, la terre a remplacé le troupeau comme principal facteur de production (Attia 1977), et a vu son prix augmenter très fortement dans certaines localités. La terre est donc au cœur d’enjeux économiques ; elle est devenue une importante variable d’ajustement financière pour les familles ayant de faibles revenus, et le support privilégié d’investissements pour ceux qui souhaitent faire fructifier leur capital.
C’est une tentative de rattrapage du niveau de productivité requis pour être concurrentiel au niveau global, de la part d’une économie « en retard »
Ce rattrapage est cependant illusoire : quand on s’élance bien après le signal du starter, on est de fait disqualifié dans la course. Le problème est que le flingue du starter se retourne vers ceux qui renâclent à participé à la course...
A Regueb, un montage vidéo réalisé par un jeune retrace le déroulement chronologique de la première émeute suivant l’immolation (« Regueb 24 décembre 2010. Solidarité avec Sidi Bouzid[7] »). La séquence d’ouverture du film, qui coïncide avec les témoignages recueillis par ailleurs, montre que le rassemblement a lieu devant la BNA, où un feu est allumé avant que le groupe ne se dirige vers le poste de police (Vezien Saint-Araille, 2014). Le distributeur automatique sera brûlé le lendemain. Au-delà de la tentation de récupérer l’argent, il apparaît que c’est la banque qui est l’objet des premières contestations, symbole de l’accès à la terre, des saisies controversées et des logiques clientélistes, mais aussi du système inéquitable d’investissement et de subventions agricoles.
on peut penser que la demande de réalisation d’une zone industrielle vient aussi de résidents des petites villes de la zone, réclamant un emploi hors agriculture dans la mesure où ce secteur, tel qu’il est organisé actuellement, ne répond pas aux besoins de tous. Plus qu’un droit à un espace industrialisé ou urbanisé, il faut sans doute y voir une demande de reconsidérer les droits au sein des espaces ruraux : droit à l’emploi, voire droit d’exercer dans un autre domaine que l’agriculture. Les slogans scandés à Regueb quelques jours après l’immolation de Bouazizi, notamment « les terres sont vendues et les citoyens sont affamés », rappellent que la terre demeure un actif économique. Le droit revendiqué est celui de pouvoir en dégager des revenus suffisants, du moins de ne pas être lésé par rapport à des producteurs dont les revenus sont essentiellement non agricoles.
L’injustice se joue donc sur le terrain de l’accès à un revenu qui s’est imposé jusqu’à reléguer d’autres revendications sur un second plan (ou de les instrumentaliser pour la seule lutte qui permet de trouver réellement une place)
Cette tendance à la confrontation entre deux espaces n’exclut pas des interdépendances, notamment à travers la main d’œuvre souvent issue du premier et qui travaille dans le second. Mais elle conduit à une transformation de l’espace rural existant, à travers un processus de prolétarisation et avec, parfois, la disparition de la dimension familiale des douars au fil des rachats de terre et des maisons réinvesties par les ouvriers des nouvelles propriétés. C’est alors le droit d’habiter qui est remis en cause, car la terre n’est pas qu’un support du logement ni un actif économique, c’est aussi une part de l’identité. Pour beaucoup, la terre constitue un patrimoine familial et l’histoire des ancêtres ; elle participe du sentiment d’appartenance, de la dignité et de l’honneur.
Pour autant, on ne peut pas dire que tous les habitants partagent cette valeur symbolique de la terre. Du moins, celle-ci n’est pas forcément prédominante et s’efface parfois au profit d’une valeur marchande et financiarisée, ce qui explique aussi que les transactions foncières hors héritage aient augmenté fortement en quelques années. Sans être exclusives, ces valeurs et les appartenances multiples (tribales, de classe, d’âge, de secteur d’activité, de lieu de résidence) sont mobilisées en alternance selon le contexte et les intérêts en jeu. C’est ce qui explique qu’un petit agriculteur tenant un discours négatif envers les « étrangers » qui ont acheté des terres à Regueb peut néanmoins travailler comme gérant d’exploitation ou comme ouvrier chez l’un d’entre eux.