ARNO*

Geek dilettante habitant une belle et grande propriété sur la Côte d’améthyste

  • Albert Thierry, « L’homme en proie aux enfants »
    http://www.questionsdeclasses.org/?Albert-Thierry-L-homme-en-proie

    Le «  choc pédagogique  » date de ses premiers pas maladroits d’enseignant à travers une expérience probablement commune à tous les pédagogues. Sorti premier de l’École normale supérieure de Saint-Cloud, le voilà confronté à une classe de petits paysans étrangers à toute culture scolaire. Lui, le fils de maçon arraché à sa condition, le «  boursier  » égaré au milieu des hussards noirs, est habité d’un immense et naïf espoir dans sa mission émancipatrice. Sa prise de conscience du désintérêt et de la douloureuse indifférence de ses élèves n’en sera que plus amère. Une scène, rapportée dans L’Homme en proie aux enfants, cristallise cette violente désillusion. Alors qu’il lit avec, on l’imagine, toute la conviction du militant passionné, un passage soigneusement choisi des Misérables, il se heurte incrédule à l’ennui de son jeune public. Quelques minutes après, dans la cour de récréation, le texte devient le prétexte de parodies grossières et de jeux cruels. Albert Thierry est anéanti par ce pitoyable échec.

    Homme de caractère, il cherche à questionner ce dialogue impossible, cet insupportable conflit entre les aspirations de l’enseignant et la résistance de l’élève. Comment sortir de cette impasse où – c’est la découverte de Thierry – élèves et maître vivent une égale souffrance ? Comment rendre possible l’échange pédagogique sans rien céder de ses ambitions émancipatrices ?

    Le jeune instituteur vient de faire la rencontre avec l’autre, celui que tous les manuels scolaires et toutes les instructions officielles ignorent superbement et qui pourtant s’impose par son mutisme ou par la violence de ses débordements : «  Ainsi je ne consulte pas les programmes : cette cause est entendue. Je n’interroge pas les autorités. Je n’aurais pas une répugnance absolue à le faire, car je n’ai pas de principes. […] Je n’agis pas même d’après mon savoir. Allemand, grammaire, philosophie, histoire, j’ai appris à tout désapprendre. À quoi bon fatiguer sous l’abstraction ces petits esprits débiles  ? D’ailleurs, ils auraient dormi. C’est de mes élèves que je voudrais tirer toute ma pédagogie. Leur désir, je l’épie ; leur volonté m’indique leurs besoins, leur expérience me fournit mes exemples, leur curiosité dirige ma méthode, leur fatigue commande mes inventions… Voulez-vous, proportions gardées, que nous appelions cela de l’action directe ?  » Surprenante conclusion que ce recours aux principes du syndicalisme pour surmonter cette épreuve professionnelle et personnelle. Comment, sans renier ses aspirations révolutionnaires, concilier la «  besogne  » éducative quotidienne et l’action collective émancipatrice  ? Comment surtout, à partir de cet échec, élaborer une pédagogie de rupture capable d’intégrer cette épaisseur de la relation pédagogique et de surmonter cette résistance  ? Instruit par sa propre expérience, Thierry relève le pari de construire une pédagogie révolutionnaire, exempte de toute tentation utopique, s’attachant à éduquer les hommes tels qu’ils sont et conciliant réalisme et ambition émancipatrice.

    Fort de sa cruelle découverte, deux solutions s’offrent au jeune instituteur confronté à l’idéalisme de ses aspirations  : considérer toute pratique pédagogique illusoire dans l’état actuel de l’école et de la société, et donc établir le plan d’une éducation pour demain, une éducation pour « après la révolution », ou bien «  révolutionner  » sa pédagogie et tenter, en dépit des obstacles, de surmonter cette résistance. Car finalement, c’est bien avec les hommes tels qu’ils sont aujourd’hui qu’il faudra changer le monde. Comment alors les armer, comment définir le rôle que peut jouer l’école dans la préparation de la révolution ? C’est à ces questions que Thierry tente de répondre dans ses Réflexions sur l’Éducation.