Arsenine Lupiac

Venimeuse laideur de l’être

  • Exil

    Ils sont venus nous chercher jusqu’au village. Tu imagines ça ? Nous, on n’avait rien. Rien que nos bras. Et eux, ils allaient dans les villages parce qu’ils avaient besoin de nous. Ils sont venus et ils nous ont proposé un bon travail, de l’argent. Alors, je suis parti, comme beaucoup d’autres, en me disant que quand j’aurai assez d’argent, je reviendrai au pays.

    C’était vrai : il y avait du travail. Beaucoup de travail. Fallait pas être feignant, mais le travail ne nous faisait pas peur. Et il y avait la paye. Bien meilleure qu’au pays. Tous les mois, j’envoyais tout ce que je pouvais à la mère, au pays.
    Après, il y avait le reste, qu’ils n’avaient pas dit : le froid, la pluie, les foyers et les Français. Bon, pas tous les Français, tu sais, il y en avait aussi des biens. On avait des copains au boulot. Mais quand même, on n’avait pas de vie en dehors du travail.

    À la fin de la première année, je suis rentré au pays avec des cadeaux pour tout le monde. Et là, tu ne peux pas savoir. J’étais comme un prince. Il y avait tout ce que mon argent avait acheté à la maison, les parents qui étaient fiers, les voisins qui nous enviaient. Alors je n’ai pas raconté qu’en France, on nous traitait comme des chiens, que des gens voulaient nous tuer juste parce qu’on était là. Tu vois, je ne pouvais pas le dire. Et à la fin des vacances, je suis reparti. Juste le temps de gagner plus d’argent.

    Évidemment, ça ne pouvait pas durer comme ça. J’étais jeune, tu comprends ? Et au village, les filles m’avaient regardé autrement. J’avais de l’argent, je pouvais avoir une femme. Mais tu ne te maries pas pour vivre sans ta femme, d’accord ? Et au pays, je n’aurais jamais trouvé de quoi la faire vivre.

    Alors elle est venue et on a pris un petit appartement, ce qu’on a pu. Pour moi, c’était plus facile. Pas pour elle. Mais bon, même si on gardait moins d’argent à cause du loyer, on savait que ça n’allait pas durer comme ça. Et qu’un jour, on rentrerait au pays et qu’on se paierait une belle maison. En dur. En plus de celle de mes parents.

    Et puis, tu sais ce que c’est, les enfants sont arrivés. Attention, je suis content. C’est une bénédiction, les enfants. Tous les étés, on rentrait au village pour leur montrer le pays, la famille, la maison des parents, les cousins, tout ça. Ils aimaient ça, les enfants, les vacances au pays. On savait que ça prendrait plus de temps, maintenant, le retour, mais il y a l’école en France et l’école, c’est important pour avoir un vrai métier, ne pas finir à l’usine. Il fallait attendre que les enfants finissent les études, qu’ils aient un bon métier pour rentrer au pays pas comme des va nus pieds, pas comme moi quand j’étais jeune.

    Et puis un jour, on a compris. On a compris qu’on ne rentrerait jamais au pays, même à la retraite. À cause de la loi sur les pensions, mais surtout parce que c’était fini. Là-bas ce n’était plus chez eux. Ici non plus. Ils seront toujours comme sans pays, les enfants. Mais c’est en France qu’ils ont grandi, c’est en France qu’ils vivent et c’est en France que vont naître nos petits-enfants.
    Voilà, c’est fini. Même avec les Français, notre pays, c’est ici, maintenant.