• De l’Universalisme

    "Il y a des conditions historiques de l’émergence de la raison. Et toute représentation, à prétention scientifique ou non, qui repose sur l’oubli ou l’occultation délibérée de ces conditions tend à légitimer la plus injustifiable des monopoles, c’est-à-dire le monopole de l’universel. Il faut donc au risque de s’exposer à leurs feux croisés, opposer le même refus aux tenants d’un universalisme abstrait passant au silence les conditions de l ’accès à l’universel - ces privilèges du point de vue du sexe, de l’ethnie ou de la position sociale qui, détenant un monopole de fait des conditions d’ appropriation de l’universel, s’octroient par surcroît la légitimation de leur monopole - et aux défenseurs du relativisme cynique et désenchanté. Aussi bien dans les relations entre les nations qu’à l ’intérieur de celles-ci, l’universalisme abstrait qui sert le plus souvent à justifier l’ordre établi, la distribution en vigueur des pouvoirs et des privilèges – c’est-à-dire la domination de l’homme, hétérosexuel, euro-américain (blanc), bourgeois -, au nom des exigences formelles d’un universel abstrait (la démocratie, les droits de l’homme, etc) dissocié des conditions économiques et sociales de sa réalisation historique ou, pire, au nom de la condamnation ostentatoirement universaliste de toute revendication d’un particularisme et, du même coup, de toutes les « communautés » construites sur la base d’un particularisme stigmatisé (femmes, gays, noirs, etc) et suspectes ou accusées de s’exclure des unités sociales plus englobantes (« nation », « humanité »). De son côté, la répudiation sceptique ou cynique de toute forme de croyance dans l’universel, dans les valeurs de vérité, d’émancipation, d’ Aufklärung en un mot, et de toute affirmation de vérités et de valeurs universelles, au nom d’un forme élémentaire de relativisme qui tient toutes les professions de foi universalistes pour des leurres pharisiens destinés à perpétuer l’hégémonie, est une manière, en un sens plus dangereuse, parce qu’elle peut se donner des airs de radicalisme, d’accepter les choses comme elles sont.

    Il n’y a pas de contradiction, en dépit des apparences, à lutter à la fois contre l’hypocrisie mystificatrice de l’universalisme abstrait, et pour l’accès universel aux conditions d’accès à l’universel, objectif primordial de tout humanisme que la prédication universaliste et la (fausse) subversion nihiliste ont en commun d’oublier. Condition d’ une Aufklärung permanente de l’ Aufklärung, la critique de la critique formellement universaliste s’impose d’autant plus impérativement que la propension à l’universalisation du cas particulier, qui est au principe de toutes les forme d’ethnocentrisme, a pour elle, en ce cas, toutes les apparences de la générosité et de la vertu. L’ impérialisme de l’universel qui est impliqué dans l’annexion assimilatrice de l’universalisme verbal peut s’exercer dans les rapports domination au sein d’une même nation, à travers une universalisation des exigences scolastiques qui ne s’accompagne pas d’une semblable universalisation des moyens d’y satisfaire. L’institution scolaire, dans la mesure où elle est capable d’imposer la reconnaissance à peu près universelle de la loi culturelle tout en étant très loin d’être capable de distribuer de manière aussi large la connaissance des acquis universels qui est nécessaire pour lui obéir, donne un fondement fallacieux, mais socialement très puissant, à la sociodicée épistémocratique.

    La violence annexionniste peut s’exercer aussi dans les rapports de domination symbolique entre des Etats et des sociétés ayant inégalement accès aux conditions de production et de réception de ce que les nations dominantes sont en mesure de s’imposer à elles-mêmes (donc à leurs dominés) et d’imposer aux autres comme universel en matière de politique, de droit, de science, d’art ou de littérature. Dans les deux cas, la manière d’être dominante, tacitement instituée en norme, en réalisation accomplie de l’essence de l’humanité (tous les racismes sont des essentialismes ), tend à s’affirmer avec les apparences du naturel par la vertu de l’universalisation qui constitue les particularités issues de la discrimination historique, les unes (masculines, blanches etc.) en attributs non marqués, neutres, universels, les autres en « natures » négatives, stigmatisés. Définies comme des manques liés à une « mentalité » (« primitive », « féminine »,« populaire »), c ’est-à-dire à une nature parfois revendiquée comme telle, contre toute raison, par les victimes de cette naturalisation), ou à une quasi nature dont le caractère historique est oblitéré, les propriétés distinctives du dominée (« Noir », « Arabe » notamment, aujourd’hui) cessent d’apparaître comme imputables aux particularités d ’une histoire collective et individuelle marquée par une relation de domination.

    Et, par un simple renversement des causes et des effets, on peut « blâmer la victime » en imputant à sa nature la responsabilité des dépossessions, des mutilations ou des privations qu’on lui fait subir. Entre mille exemples, dont les plus remarquables sont sans doute ceux qu’engendraient la situation coloniale, on retiendra une perle empruntée à Otto Weininger qui, dans une œuvre se réclamant de la philosophie kantienne, décrivait les Juifs et les femmes comme les incarnations les plus pernicieuses de la menace d’hétéronomie et de désordre à laquelle le projet d ’Aufklärung est exposé : tenant le nom propre et l’attachement à ce nom pour une « dimension nécessaire de la personnalité humaine », il reprochait aux femmes la facilité avec laquelle elles abandonnent leur nom et prennent celui de leur mari, pour conclure, que « la femme est par essence sans nom et cela parce qu’elle manque, par nature, de personnalité ». On a là le paradigme de tous les paralogismes de la haine raciste, dont on pourra trouver des exemples chaque jour dans les discours et les pratiques à propos de tous les groupes dominés et stigmatisés, femmes, homosexuels, Noirs, immigrés, dépossédés, ainsi déclarés responsables du destin qui leur est fait ou rappelés à l’ordre de l’ « universel » dés qu’ils se mobilisent pour revendiquer les droits à l’universalité qui leur sont, en fait, refusés.

    Pascal nous met en garde contre « deux excès : exclure la raison, n’admettre que la raison ». Le peu de raison, qui au terme de longues luttes historiques, est institué dans l’histoire doit être sans cesse défendu, d’abord par une critique incessante du fanatisme de la raison raisonnante et des abus de pouvoir qu’il justifie et qui, comme le notait Hegel, engendrent l’irrationalité ; ensuite et surtout par les luttes d’une Realpolitik de la raison qui, pour être efficaces, ne peuvent se limiter aux affrontements réglés d’un dialogue rationnel, ne connaissant et ne reconnaissant aucune autre force que celle des arguments."

    [Pierre #Bourdieu, "Méditations pascaliennes"]