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    Germaine Tailleferre, le silence de l’oubli pour la compositrice

    Dans le Paris de l’entre-deux-guerres, aux soupers du cabaret Le bœuf sur le toit, près de la Madeleine, on pouvait croiser l’avant-garde artistique des années 20, de Satie à Picasso, de Cendrars à Coco Chanel, de Radiguet à Picabia. Mais on y trouvait également la musicienne Germaine Tailleferre (1892-1983), l’une des rares femmes compositrices. Eminente membre du « groupe des six », aux côtés de Poulenc, Milhaud, Auric, Durey et Honegger, Germaine Tailleferre, entrée au conservatoire de Paris contre l’avis de son père, fut une figure familière mais oubliée de cette époque fertile.

    Elle nous a pourtant laissé des dizaines d’œuvres, des concertos aux menuets en passant par les opéras bouffes, et même une comédie musicale. On peut évoquer ses Six Chansons françaises (1929), à la tonalité discrètement féministe, où elle met en musique des chants anonymes des XVe et XVIIe siècle qui font notamment l’éloge de l’infidélité. Rappelons enfin que les critiques d’art adoraient insister sur l’aspect jugé « féminin » de son œuvre, tout comme ils le faisaient avec celle de l’aquarelliste Marie Laurencin, dont Germaine Tailleferre était très proche.
    Aphra Behn, l’auteure « punk »

    Insensé qu’une femme de lettres prolifique, traitée de « punk » au XVIIe siècle, n’ait pas aujourd’hui les honneurs des bibliothèques. C’est le drame d’Aphra Behn (1640-1689). Aphra qui ? Une Anglaise qui rêva qu’on « accorde à ses vers l’immortalité ». Elle émerge de trois siècles d’éclipse alors qu’elle fut la première auteure à vivre intégralement de sa plume. Vingt pièces, moult novels, ces courts récits en prose et un best-seller de son vivant : Oroonoko l’esclave royal, histoire d’un prince esclave au Surinam qui se révolte, ouvrage qui inspira les abolitionnistes. Femme libre, s’exprimant sur la place publique, elle fut traitée de punk, qui signifiait « pute » à l’époque, joua les espionnes à Anvers sous le nom de code Astrea, pour Charles II, et - ô outrage - compara le mariage forcé à la prostitution. Si Virginia Woolf la mentionne (« Toutes les femmes en chœur devraient déposer des fleurs sur la tombe d’Aphra Behn […] car c’est elle qui obtint, pour elles toutes, le droit d’exprimer leurs idées »), il faut attendre les féministes américaines des années 60-70 pour qu’Aphra Behn sorte de l’ombre. En France, une poignée d’admirateurs s’échine à la faire connaître, dont le traducteur Bernard Dhuicq (disparu en 2013), la chercheuse Edith Girval (dont la thèse doit bientôt être publiée), et Aline César (présidente de HF Ile-de-France).
    Marie Bashkirtseff, la ruse plutôt que la muse

    Que fait-on lorsqu’on est une femme à la fin du XIXe siècle et que l’on désire se consacrer à la peinture ? On ruse. Jusqu’en 1897 en effet, pour des raisons purement sexistes, les Beaux-Arts étaient interdits à la gent féminine. Et de toute façon, que peindre ? Les sujets étaient limités puisqu’il aurait été parfaitement inconvenant de peindre ou de sculpter un homme nu sans passer pour une femme de mauvaise vie (et comme le dit le Dictionnaire des idées reçues de Flaubert, « Femme artiste ne peut être qu’une catin »). Seule solution, donc : passer par une académie privée ouverte ou réservée aux femmes. C’est ce que fit la riche Ukrainienne Marie Bashkirtseff (1858-1884), arrivée à Paris et passée par la progressiste Académie Julian. Sa carrière fut courte - elle mourut de tuberculose à 25 ans - mais l’artiste et diariste nous laissa quelques œuvres injustement dédaignées, notamment une scène de rue naturaliste avec des enfants mendiants (la Réunion, 1884, exposé à Orsay) ainsi qu’un portrait époustouflant de naturel d’une jeune élégante, la Parisienne (1882, à voir au Petit-Palais).
    Sarah Bernhardt, la divine sculptrice

    Sur un tableau de Georges Clairin, exposé au Petit-Palais, elle pose nonchalante dans une robe de satin blanc. Le tableau réalisé en 1876 est célèbre. La femme qu’il dépeint, encore plus : Sarah Bernhardt (1844-1923), tragédienne couverte de fleurs et de gloire de son vivant, passée à la postérité avec une flopée d’éloges : « la Divine » « l’Impératrice du théâtre », « la Voix d’or »… Bref, Sarah Bernhardt n’a rien d’une inconnue méprisée. Mais tout un pan de sa vie d’artiste a longtemps été gommé. « L’Impératrice » fut aussi sculptrice. Un choix audacieux à une époque où l’on considérait l’affaire réservée à des musclés. « Elle a commencé à sculpter vers 1870, très inspirée par son environnement maritime à Belle-Ile », explique Bénédicte Gattere, historienne de l’art, désignant une œuvre fascinante de la tragédienne, experte en lignes sinueuses : une dague en bronze sur laquelle s’enroulent algues et coquillages. Présentée à l’Exposition universelle de Paris en 1900 dans la vitrine « Algues-poissons » (regroupant les créations de l’artiste éprise, selon ses propres termes, de « formes étranges et tourmentées »), elle est enfin visible par tous au Petit Palais, qui l’a acquise en 2014 (seulement) pour 37 500 euros (quand même). Dans ce musée, la sculptrice a enfin sa place aux côtés de la femme modèle de Clairin.