• #Serbie : dans la dèche à #Belgrade avec les « migrants économiques »

    Depuis novembre dernier et la fermeture de la « route des Balkans » aux migrants « économiques », ils sont des centaines à errer dans les rues de Belgrade, à la recherche d’une solution pour passer en Croatie ou en Hongrie. Tous racontent la fatigue, la violence des réseaux de passeurs et celle de la police. Et l’espoir insensé de pouvoir continuer leur voyage vers l’Europe.


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    • L’article complet:

      Houssam est pris d’une quinte de toux. Depuis bientôt deux semaines, ce coiffeur marocain de 23 ans dort par terre, enveloppé dans une couverture grise, sur le quai de la gare ferroviaire de Belgrade, balayée par la Košava, le vent de février qui souffle des Carpates. Avec ses copains Hakim et Imad, Houssam a tenté quatre fois de passer la frontière croate. La police les a toujours repoussés. « À la gare de Šid, en Serbie, il y a une interprète syrienne qui travaille avec les autorités croates », raconte-t-il. « Je lui ai dit que j’étais syrien, comme c’est écrit sur le papier de la police serbe. Elle m’a demandé d’où je venais. J’ai répondu Alep. Quel quartier ? Près du stade… Alors, elle m’a dit de compter jusqu’à cinq. Le problème est que les Syriens et les Marocains ne comptent pas de la même façon. J’aurais dû dire que j’étais irakien. »

      Selon les organisations humanitaires, environ 350 « migrants économiques » se trouvent actuellement dans la capitale serbe. Ils « zonent » dans le quartier de la gare, tuant les heures au chaud dans les bistrots prêts à les accueillir. La nuit, ils dorment dehors. Les couvertures s’échangent contre un paquet de cigarettes ou un peu de nourriture.

      Depuis le 18 novembre 2015, seuls les réfugiés syriens, irakiens et afghans ont le droit de traverser la Macédoine, la Serbie, la Croatie et la Slovénie. Chaque jour, 2 000 à 3 000 réfugiés en moyenne passent officiellement la frontière entre la Grèce et la Macédoine. Ils arrivent d’Athènes en autocar, prennent le train jusqu’à la frontière serbe, puis de nouveau l’autocar jusqu’à la frontière croate, qu’ils traversent en train... Pour les autres, le « corridor humanitaire » des Balkans s’arrête sur le parking d’une station-service grecque, au bord de l’autoroute A1, non loin de la frontière macédonienne hérissée de barbelés.

      « Suite aux restrictions imposées par l’Union européenne, nous assistons à une explosion de violence », constate Francisca Baptista da Silva, conseillère humanitaire à Médecins sans frontières (MSF). « L’été dernier, quand tous les réfugiés avaient accès aux transports publics, nous avons enregistré des progrès. Aujourd’hui, à cause de la politique de discrimination aux frontières, de plus en plus de migrants sont la proie des gangs mafieux. »

      Houssam se souviendra de son passage en Macédoine. « Pour aller d’Athènes à Belgrade, j’ai payé 800 euros », dit-il. « Un guide pakistanais nous a aidés à traverser la frontière macédonienne. Nous avons marché cinq heures en nous cachant dans la forêt. Ensuite, nous nous sommes reposés dans une maison le long d’une rivière, près de l’autoroute. Une voiture est venue nous chercher et nous a conduits dans un village au nord, près de la frontière serbe. C’est là que les ennuis ont commencé. » Houssam croit se rappeler le nom de deux villages : Vaksincë et Lojane. Des hameaux stratégiques à la contrebande, bien connus pour leurs réseaux criminels qui kidnappent et rackettent les étrangers sans papiers, non loin de Kumanovo.

      « Nous sommes entrés dans une vieille maison entourée de murs. Des Pakistanais nous attendaient en fumant de la marihuana. Ils avaient des bâtons, des machettes. Ils nous ont tabassés, volé notre argent et nos téléphones. Dans une petite pièce sans lumière, il y avait des prisonniers de toutes les nationalités : Algériens, Marocains, Tunisiens, Pakistanais... J’en ai compté quatre-vingt. Si on voulait manger, il fallait donner dix euros pour une boîte de sardines périmées. Dans notre groupe, il y avait une Marocaine de 24 ans. Quand ils l’ont vue, les gardiens l’ont emmenée. »

      « Je suis resté enfermé six jours », poursuit le jeune homme. Pour racheter sa liberté, et pouvoir passer en Serbie, il a dû faire appel à sa famille et payer une rançon de 800 euros. Des témoignages comme le sien sont loin d’être uniques. MSF et d’autres organisations internationales en ont récolté des dizaines : enlèvements, ratonnades, transferts d’argent sous la menace d’une arme... Les preuves ne manquent pas. Mais la police ne fait rien. « Personne ne fait rien », déplore un responsable de l’ONG humanitaire. En juin 2015, Vaksincë a fait la une des médias : 128 migrants avaient été retrouvés captifs dans la « maison de l’horreur ». Le « boss », un Afghan surnommé Ali Baba, et installé dans le village depuis quelques années, avait disparu dans la nature.

      « Ali Baba ? », s’exclame Imad. « Bien sûr que j’en ai entendu parler. Tout le monde connaît son nom, mais personne ne l’a jamais vu. » Imad, un électricien marocain de 24 ans, est resté « bloqué » une dizaine de jours dans le camp de Tabanovce, la dernière halte du « couloir humanitaire » en Macédoine, avant la frontière avec la Serbie. La police serbe lui interdisait de passer de l’autre côté, à Miratovac, alors qu’il essayait de se faufiler dans les colonnes de réfugiés syriens, irakiens et afghans. « En face, il y avait la police. À gauche, dans les collines, la mafia. » Il a finalement traversé la frontière illégalement, par le passage de Strazha, à cinq kilomètres de Lojane, au prix d’une longue et pénible marche à 800 mètres d’altitude, une nuit de grand froid.

      « Le pire, ce sont les disparus », dit-il en baissant la voix. Comme ces deux Égyptiens enlevés par un gang d’Algériens et de Pakistanais le long de la voie de chemin de fer, dans la région de Veles, 80 kilomètres au sud de Tabanovce, et dont les compagnons sont sans nouvelles. « Ils n’ont pas de quoi payer et ils sont déportés dans un pays voisin, au Kosovo ou en Bulgarie... » Imad retrousse son tee-shirt et pose sa main à hauteur des reins. « On leur vole les organes, le cœur, les reins. » Le trafic d’organes : une rumeur, vraie ou fausse, qui se répand comme une traînée de poudre.

      À Belgrade, les deux établissements principaux qui hébergent les « indésirables » toute la journée pour le prix d’un café, d’une limonade ou d’une bière sont le Peron A, la buvette de la gare, et le Kušet (« Couchette »), de l’autre côté de la rue Karađorđeva. Africains, Égyptiens, Maghrébins… L’estomac creux, les traits tirés. Certains « glandent » là depuis des jours, des semaines, des mois. Scotchés à leur téléphone portable, ils sont à la recherche sur WhatsApp et les réseaux sociaux de nouveaux moyens d’aller plus loin, plus vite, vers l’Allemagne, la Belgique, la France ou l’Italie. Ils chattent, ils attendent le signal. Un téléphone vibre, un écran clignote. Un jeune homme entre, s’approche d’une table, chuchote quelques mots. Un groupe lève le camp. « Tous ces types pleins de rêves, c’est le royaume de l’espoir », dit Hakim, un soudeur marocain de 28 ans.

      Comme Houssam et Imad, Hakim a un plan. Lui aussi a compris que la Croatie était « étanche ». Plus question de voyager dans une remorque de camion ou un wagon de marchandises. Les clandestins se font « pincer » par la police croate et passent par la case prison, où ils se font dépouiller. « Les migrants peuvent être brutalement repoussés à la frontière », déclare Francisca Baptista da Silva. « Beaucoup rentrent à pied à Belgrade. Ils ont froid, ils se blessent en marchant, ils n’ont nulle part où dormir. Parmi eux, il y a aussi des femmes, des enfants. Des familles vulnérables, exposées à un danger croissant… » En Serbie, MSF traite 500 à 600 patients par jour. Le 4 février, selon une information non confirmée, un jeune homme aurait été électrocuté par un câble ferroviaire, alors qu’il se cachait sur le toit d’un wagon — par une température proche de zéro degré.

      Hakim expose sa nouvelle « combine ». « J’attends 1 200 euros par Western Union. Après, je passe en Hongrie. » Dans l’arrière-salle enfumée du café de la gare, où tout le monde se retrouve pour charger son téléphone, des photos géantes de Casablanca, le film, parent les murs. « Une voiture nous dépose avant la frontière, le guide nous montre un trou dans la clôture, une voiture nous récupère de l’autre côté. C’est simple. D’autres l’ont fait, ça va marcher… »

      « Et si la voiture ne vient pas ? », lance un copain. « T’y as pensé ? » Depuis le 5 février, la police hongroise a renforcé sa vigilance dans les villes frontières et doublé ses patrouilles le long des 175 kilomètres de barbelés entre la Hongrie et la Serbie, surveillés par des caméras thermiques. En une semaine, plus de 200 Marocains, Indiens, Népalais, Pakistanais ont été arrêtés. Détenus au centre de Kiskunhalas, dans le sud du pays, ils attendent la décision de la justice. Ils devraient être renvoyés en Serbie. Mais la procédure traîne en longueur. Seule chance d’y échapper : un billet de retour vers leur pays d’origine, et la police les « escorte » jusqu’à l’avion.

      21 heures 50, le train Belgrade-Šid est à quai, vingt minutes en retard sur l’horaire. Une quinzaine de « sans privilèges », munis de leur titre de transport et de la vraie-fausse attestation que l’Office serbe des Étrangers leur a remise, ou qu’ils ont achetée dix euros à un trafiquant, sont à bord, tapis dans l’obscurité des deux dernières voitures gardées par la police. « Ça sent la fin de la migration », observe un baroudeur de l’humanitaire. « Même les passeurs rôdent moins souvent. Il y a des jours où on ne les voit pas du tout. » La buvette de la gare a déjà fermé. Houssam, Hakid et Imad n’ont rien mangé. Ils vont passer une nouvelle nuit dehors, dans une couverture grise.

      Le 12 février peu avant midi, des cheminots serbes ont découvert sur un wagon de marchandises le cadavre carbonisé d’un Algérien d’une trentaine d’années en route vers la Hongrie, électrocuté 500 mètres après la gare de Subotica, à cinq kilomètres de la frontière.