Philippe De Jonckheere

(1964 - 2064)

  • Mon ami @julien1 me parle beaucoup de Jacques Drillon en ce moment notamment son Traité de la ponctuation française qu’il faut absolument que je lise et qu’il avait déjà mentionné dans je ne sais plus quel fil. Toujours est-il qu’au cours de notre discussion, il me fait découvrir cette très belle tribune du même Jacques Drillon dans Libération et qui date d’il y a presque vingt ans. C’est d’une clarté sans âge hélas tant ce texte me paraît tellement d’actualité, surtout en regard de la place que nous refusons de faire aux réfugiés. Les faits auxquels se rapporte cette tribune sont assez flous dans mon esprit, ils me rappellent vaguement quelque chose, à l’époque je vivais en Angleterre, je suis suivais l’actualité française de façon plus que lâche.

    Libération
    Vendredi 26 décembre 1997, page 5

    REBONDS
    Qui a « mérité » la France ?

    DRILLON Jacques

    Alors qu’à l’Assemblée on décidait d’accorder automatiquement la nationalité française à tout enfant d’étranger né sur le sol national, la droite défilait, le 6 décembre à Nice, sous une banderole, sur laquelle une main, sans doute blanche, avait écrit : « La France se mérite. »

    Cela ne manque pas de piquant ; car, enfin, qu’ont-ils fait, ce coiffeur, cet avocat, ce chauffeur de taxi marchant côte à côte pour « mériter » la France ? Leur a-t-on fait passer un examen ? Leur a-t-on imposé des épreuves, un parcours initiatique ? En quoi la droite niçoise a-t-elle « mérité » la France ? Les fils d’étrangers auraient - à la rigueur - une supériorité sur eux : leurs parents sont venus en France, eux ! Ils se sont déplacés ! Volontairement ! Tandis que le père de Jean-Louis Debré est resté où on l’a posé.

    Cette banderole manque d’autant moins de piquant que toute l’idéologie de la droite repose sur l’idée d’héritage, c’est-à-dire de l’immérité absolu ! Dès lors qu’il apparaît au milieu du cercle de famille le petit de bourgeois se trouve riche sans avoir déclaré sa volonté expresse de le devenir (ni levé le petit doigt pour l’être). On s’empresse de le baptiser, sans qu’il l’ait demandé non plus. Il porte le nom de son père parce que c’est l’habitude, bien avant de savoir ce que c’est, un nom, voire une particule. Surtout, il est français, automatiquement. Sous l’Ancien Régime, on appelait cela des privilèges. Ne nous étonnons pas que la droite ne veuille pas les céder à des fils de bougnoules, et pour rien, par-dessus le marché !

    Les clampins de la manifestation niçoise n’ont donc pas « mérité » la France. Ils en auraient même démérité, avec leur désespérante incurie, leur individualisme furieux (payer l’impôt les rend malades : ils n’ont toujours pas compris à quoi cela servait), leur inculture crasse, leur haine des oeuvres et des hommes... Ceux qui défilaient à Nice sont ceux qui se ruent sur l’huile, la farine et l’essence dès que les camionneurs et les cheminots se mettent en grève. Ils disent que la France se mérite, mais ils mettent leurs enfants à l’anglais obligatoire dès les premiers pots de Blédine. Ils disent que la France se mérite, mais ils passent leurs soirées devant la télévision. Ils privatisent, ils gagnent de l’argent en plaçant celui qu’ils ont déjà, ils enverraient bien les chômeurs aux travaux forcés, s’ils pouvaient. Mériter la France, pensent-ils, cela consiste probablement à construire des milliers d’immeubles sur le littoral méditerranéen. Ils vont à l’Opéra-Bastille (pour voir quoi ?), lisent (ou offrent) le dernier Goncourt, mais voudraient bien supprimer le CNRS. Ils se plaignent de ce que les jeunes ne sachent plus l’orthographe, mais trouvent qu’il y a trop de monde à l’université. La droite française est absolument foutrale, et le manifestant niçois plus stupide encore.

    Et pourtant, tous ces pauvres gens, on les garde avec nous. La France n’est leur pays que par hasard, ils ne l’ont pas méritée, et on ne va pas la leur donner. Mais soyons magnanimes : on la leur prête.

    Jacques Drillon est journaliste et écrivain ; dernier livre paru : « Children’s Corner », 1997, Gallimard.