• Les vieilles gens.

    J’ai demandé à la vieille dame : « dis-moi, Tatie, tu as maintenant quatre-vingts ans. Je voudrais savoir si à l’intérieur de toi tu te sens vieille, si tu te sens différente du temps où tu étais une enfant ? »
    Elle m’a répondu : « je n’ai pas changé. Je me sens exactement pareille que lorsque j’étais une enfant. Je ne me sens pas vieille, je suis toute jeune. »

    Ce que l’on appelle le Soi, la Conscience de Soi, l’Âme ou le Qui Je Suis est cette part d’être immuable en soi, qui ne change pas, qui ne vieillit pas. Quand l’âge a fait déposer le fardeau du devoir-être, quand la chair, l’intellect, la mémoire affichent leur usure, ce qui est immuable en soi, qui est éternellement neuf, s’éclaire de la lumière de l’évidence.

    Cette vieille dame a eu une vie des plus ordinaires, emplie d’illusions, de réactions, d’erreurs, de chagrins, de petites et grandes joies, sans se poser de questions existentielles, une vie au premier degré.
    Si l’on en retire tous les événements du quotidien, que reste-t-il ?

    La bonne volonté c’est-à-dire "le Désir de Répondre à chaque instant par l’Acte Juste", qui à cause de l’ignorance et de l’illusion aboutit le plus souvent à des actions erronées.

    L’amour qu’elle porte à ses proches, pas le grand Amour métaphysique, mais un sentiment d’amour tout simple tourné vers ceux dont elle a la tâche de prendre soin.

    On reconnaît les personnes âgées qui habitent intimement leur Soi en regardant leurs proches. Ceux-là prennent grand soin du bien-être de leurs aînés avec des gestes d’amour, une douceur proche de la vénération.

    Beaucoup de personnes âgées atteignent cette qualité d’Être. Pas toutes. Certaines sont attrapées par la maladie, la dépression ou leur rideau d’illusion est d’un cuir trop épais.

    Il fut un temps où les anciens étaient vénérés et recherchés pour la sagesse de leur conseil.
    De nos jours, on ne les écoute plus. Le monde a si vite changé que leurs opinions ne sont plus d’actualité, leurs conseils paraissent à première vue périmés.
    Pourtant, il y a grand profit à les écouter. Leur parole issue du coeur, leur vision de la rectitude, que l’on appelait Vertu dans l’Antiquité, témoigne d’une sagesse qu’ils ont acquise par l’expérience de la vie et de ses erreurs.
    Des paroles éclairées par la Conscience de Soi.

    Mon témoignage intérieur : Ce que l’on appelle le Soi, la Conscience de Soi, l’Âme ou le Qui Je Suis est cette part d’Être immuable en soi, qui ne change pas, qui ne vieillit pas, je le nomme dans l’intimité de mon intériorité, Celui qui Regarde.

    Quand je l’ai retrouvé, il avait la qualité d’Être de la petite fille que j’ai été à neuf ans, petite fille aux longues tresses, au regard étonné, pleine de vie, entourée d’une saveur cristalline. Pourquoi neuf ans ?Peut-être est-ce le moment de mon enfance où il fut le plus lumineux, le plus cristallin, le plus accompli.

    Celui qui Regarde, lorsque je le regarde, m’apporte le même sentiment que lorsque je regarde un petit enfant endormi : une tendresse infinie qui remue le cœur. Le mot pour ce sentiment est Adoration. Celui qui Regarde est d’une fragilité invulnérable, d’une innocence qui accueille et comprend tout.
    Le regard de Celui qui Regarde est d’une curiosité infinie,d’un étonnement détonnant, il est illuminé d’une Joie absolue. Le rayon du regard que Celui qui Regarde vers le monde de la réalité, à travers nous, porte l’élan de Vie, le Désir qui crée l’Acte.

    Au début, je me suis posé cette question : est-ce que cette Conscience de Soi est individuelle, différente en chaque individu ? Ou Est-il un Soi unique commun à tous les êtres humains mais que chacun perçoit différemment selon sa sensibilité ?

    La réponse à ces questions est devenue une évidence : il existe une fenêtre en chaque esprit où Celui qui Regarde montre l’un de ses innombrables visages.

    Je m’approche auprès de Celui qui Regarde, je me tourne vers le monde de la réalité. Et il m’offre un peu de son Regard.

    Lorsque je regardais ma grand-mère dans son grand âge avec les yeux ordinaires, elle était toute ridée, elle marchait avec peine, son corps était dévasté, très maigre et ratatinée, elle n’était pas malade, elle était complètement usée. Lorsque je la regardais par les yeux de celui qui regarde, elle était diaphane, presque transparente comme si elle s’était dépouillée de sa chair. Sa fragilité était à nue.

    J’allais la voir dans la maison de retraite, je m’asseyais auprès d’elle. Elle n’avait plus toute sa tête. Elle radotait. Elle était notamment obsédée par un fait de sa jeunesse qu’elle revivait sans cesse. Elle n’avait plus la mémoire du passé récent.
    Toutes ces capacités intellectuelles étaient dévastées . Sa raison n’était là que par lueurs intermittentes.

    Pourtant en elle, une capacité intacte, une capacité qui n’avait pas vieilli, la capacité de ressentir était pleine, entière. Hélas, elle n’accueillait plus que la douleur.

    On dit que les vieux retombent en enfance. Ce n’est pas péjoratif. C’est vrai.
    Les personnes en fin de vie sont aussi démunies, innocentes que les nouveau-nés . La différence, c’est que la vie est derrière eux et non devant. Le présent et l’avenir ne sont plus que souffrance.
    Au bout de dix minutes de ma présence, ma mamie s’absentait, elle se figeait dans l’hébétude.

    Du point de vue scientifique, biologique, neurologique, la conscience est assimilée au cerveau. La conscience est un épiphénomène du cerveau ce qui signifie qu’elle est générée par l’activité neurologique, qu’avec l’usure du cerveau, il y a usure de l’esprit et la conscience.

    Ce que je vois par le regard de Celui Qui Regarde :
    Lorsque les chairs ne tiennent plus qu’à peine, que de l’intellect, de la mémoire il ne reste plus rien, il Est une Conscience intacte, prête à s’étonner, prête à attaquer la vie à pleines dents, mais qui n’a pour horizon que la douleur, car le corps n’est plus capable d’assumer la vie.
    L’absence de l’hébétude est Compassion du Soi envers le soi.

    Le dernier jour, ma grand-mère m’a accueillie avec un regard de grande lucidité. Elle m’a raconté une scène étrange, c’était un secret de famille qui alourdissait sa conscience.
    Puis, elle m’a dit : « tu sais, je n’ai plus d’espoir en l’avenir je viens de comprendre que je ne sortirai plus de cette maison de retraite, que je ne retrouverai pas mon travail, ma petite vie de femme indépendante. J’ai décidé de Partir. »

    Ce mot « Partir » m’a profondément ému. Ce n’était pas substitution du mot tabou par un autre.
    Partir, c’était dans sa bouche, entreprendre un Voyage. Il y avait tristesse et nostalgie de ce qu’elle quittait. Elle a répété plusieurs fois partir… Partir… Partir... Et son regard déjà semblait contempler le Grand Voyage. Elle a repris son masque d’hébétude.
    Elle est morte dans la nuit.

    Le Soi est le point fixe immuable. Avec la vieillesse, quand les derniers lambeaux de matières charnelles tombent, quand l’intellect est devenu dément, quand l’ego s’est délité, après ce dépouillement, dans le peu de vie qui tient encore debout, le Soit est Présent, tout nu et lumineux.
    C’est pourquoi, malgré le spectacle de décrépitude qu’elles offrent, les personnes très âgées nous émeuvent profondément.

    Ce sont des Voyageurs en partance.