• Trouble dans l’identité

    La citoyenneté, on le sait, ne définit pas une participation culturelle, linguistique ou historique en général. Elle ne recouvre pas toutes ces appartenances. Mais ce n’est pourtant pas un prédicat superficiel ou superstructurel flottant à la surface de l’expérience. Surtout quand cette citoyenneté est de part en part précaire, récente, menacée, plus artificielle que jamais.

    C’est « mon cas », c’est la situation, à la fois typique et singulière, dont je voudrais parler. Et surtout, quand on l’a obtenue, cette citoyenneté, au cours de sa vie, ce qui est peut-être arrivé à plusieurs Américains présents à ce colloque, mais quand on l’a aussi, et d’abord, perdue, au cours de sa vie, ce qui n’est certainement arrivé à presque aucun Américain. Et si un jour tel ou tel individu s’est vu retirer la citoyenneté elle-même (ce qui est plus qu’un passeport, une « carte verte », une éligibilité ou un droit d’électeur), cela est-il jamais arrivé à un groupe en tant que tel ? Je ne fais pas allusion, bien entendu, à tel ou tel groupe ethnique faisant sécession, se libérant un jour d’un autre État-nation, ou quittant une citoyenneté pour s’en donner une autre, dans un État nouvellement institué. Il y a trop d’exemples de cette mutation. Non, je parle d’un ensemble « communautaire » (une « masse » groupant des dizaines ou des centaines de milliers de personnes), d’un groupe supposé « ethnique » ou « religieux » qui, en tant que tel, se voit un jour privé de sa citoyenneté par un État qui, dans la brutalité d’une décision unilatérale, la lui retire sans lui demander son avis et sans que ledit groupe recouvre aucune autre citoyenneté. Aucune autre.

    Or j’ai connu cela. Avec d’autres, j’ai perdu puis recouvré la citoyenneté française. Je l’ai perdue pendant des années sans en avoir d’autre. Pas la moindre, vois-tu. Je n’avais rien demandé. Je l’ai à peine su sur le moment, qu’on me l’avait enlevée, en tout cas dans la forme légale et objective du savoir où je l’expose ici (car je l’ai su bien autrement, hélas). Et puis, un jour, un « beau jour », sans que j’aie une fois de plus rien demandé, et trop jeune encore pour le savoir d’un savoir proprement politique, j’ai retrouvé ladite citoyenneté. L’État, à qui je n’ai jamais parlé, me l’avait rendue. L’État, qui n’était plus l’« État français » de Pétain, me reconnaissait de nouveau. C’était en 1943, je crois, je n’étais encore jamais allé « en France », je ne m’y étais jamais rendu.

    Une citoyenneté, par essence, ça pousse pas comme ça. C’est pas naturel. Mais son artifice et sa précarité apparaissent mieux, comme dans l’éclair d’une révélation privilégiée, lorsque la citoyenneté s’inscrit dans la mémoire d’une acquisition récente : par exemple la citoyenneté française accordée aux Juifs d’Algérie par le décret Crémieux en 1870. Ou encore dans la mémoire traumatique d’une « dégradation », d’une perte de la citoyenneté : par exemple la perte de la citoyenneté française, pour les mêmes Juifs d’Algérie, moins d’un siècle plus tard. Tel fut en effet le cas « sous l’Occupation », comme on dit.

    Oui, « comme on dit », car en vérité, c’est une légende. L’Algérie n’a jamais été occupée. Je veux dire que si elle a jamais été occupée, ce ne fut certainement pas par l’Occupant allemand. Le retrait de la citoyenneté française aux Juifs d’Algérie, avec tout ce qui s’ensuivit, ce fut le fait des seuls Français. Ils ont décidé ça tout seuls, dans leur tête, ils devaient en rêver depuis toujours, ils l’ont mis en œuvre tout seuls. J’étais très jeune à ce moment-là, je ne comprenais sans doute pas très bien — déjà je ne comprenais pas très bien — ce que veut dire la citoyenneté et la perte de la citoyenneté. [...]

    Je viens de le souligner, l’ablation de la citoyenneté dura deux ans mais elle n’eut pas lieu, stricto sensu, « sous l’Occupation ». Ce fut une opération franco-française, on devrait même dire un acte de l’Algérie française en l’absence de toute occupation allemande. On n’a jamais vu un uniforme allemand en Algérie. Aucun alibi, aucune dénégation, aucune illusion possible : il était impossible de transférer sur un occupant étranger la responsabilité de cette exclusion. Nous fûmes otages des Français, à demeure, il m’en reste quelque chose, j’ai beau voyager beaucoup.

    Et je le répète, je ne sais pas s’il y en a d’autres exemples, dans l’histoire des États-nations modernes, des exemples d’un telle privation de citoyenneté décrétée pour des dizaines et des dizaines de milliers de personnes à la fois. Dès octobre 1940, abolissant le décret Crémieux du 24 octobre 1870, la France elle-même, l’État français en Algérie, 1’« État français » légalement constitué (par la Chambre du Front populaire !) à la suite de l’acte parlementaire que l’on sait, cet État refusait l’identité française, la reprenant plutôt à ceux dont la mémoire collective continuait à se rappeler ou venait à peine d’oublier qu’elle leur avait été prêtée la veille et n’avait pas manqué de donner lieu, moins d’un demi-siècle plus tôt (1898), à de meurtrières persécutions et à des commencements de pogroms. Sans empêcher toutefois une « assimilation » sans précédent : profonde, rapide, zélée, spectaculaire. En deux générations.

    Ce « trouble de l’identité », est-ce qu’il favorise ou est-ce qu’il inhibe l’anamnèse ? Est-ce qu’il aiguise le désir de mémoire ou désespère le phantasme généalogique ? Est ce qu’il réprime, refoule ou libère ? Tout à la fois sans doute et ce serait là une autre version, l’autre versant de la contradiction qui nous mit en mouvement. Et nous fait courir à perdre haleine ou à perdre la tête.

    [ Jacques #Derrida, "Le monolinguisme de l’autre"]

  • La grenouille et le scorpion : fable épistémologique

    "Un scorpion demande à une grenouille de le transporter sur son dos d’un bord à l’autre d’une rivière. La grenouille refuse au motif qu’elle risquerait d’être piquée à mort pendant la traversée. Argumentant et anticipant les effets avec l’habileté d’un philosophe « utilitariste » pour mieux atteindre son but, le scorpion lui répond qu’il n’y trouverait pour son compte aucun « intérêt » puisqu’il serait aussitôt noyé. Mais lorsque, au milieu de la rivière, la grenouille qui s’est laissé persuader par cette plaidoirie utilitariste s’étonne en mourant de la piqûre irrationnelle du scorpion, celui-ci peut répondre en soupirant, mais toujours aussi rationnellement par rapport à sa vérité vécue du moment : « Je n’y peux rien, c’est dans ma nature... »

    Le scorpion suicidaire est le prototype du politique trompeur qui est trompé par sa propre habileté à improviser une plaidoirie à la fois logique et efficace. Il a réussi à persuader la grenouille et à la berner, mais il n’a pourtant pas eu une ­stratégie délibérée de mensonge, puisque le mensonge lui a été mortel. Dans ­l’histoire, il fait figure de virtuose du calcul utilitariste, floué par son propre ­raisonnement ; et il est tout autant le dindon de cette farce logique que la grenouille, victime, elle, de sa croyance naïve en une rationalité trompeuse. La rationalité de l’anticipation logique et le déterminisme biologique de l’instinct coexistent dans la fable, sans que le refus de la contradiction logique ait pu, à un moment ou à un autre de l’histoire, donner raison à l’un ou l’autre des deux acteurs. Tous deux ont fait assaut d’« anticipation rationnelle » comme disent les économistes, qui basent sur ce concept l’explication des décisions que des firmes prennent sur un « marché » en anticipant la stratégie prêtée à l’adversaire. Mais l’explication scientifique des actes du scorpion et de la grenouille doit se transformer à mesure que les causes de l’action de chacun changent en se succédant dans le temps. Dans un modèle, l’économiste fixe la logique du calcul en substituant le temps du modèle au temps historique ; dans une enquête, le sociologue explore le devenir des interactions, en faisant varier ses méthodes par la mesure ou l’observation de terrain, par la comparaison historique ou statistique, afin de rendre probable une explication qui soit en même temps une interprétation plausible.

    Le scorpion fait ici figure d’anti-Ulysse – si l’on pense à l’Ulysse d’Ulysse et les Sirènes, capable d’anticiper, en son calcul rationnel, les faiblesses à venir d’un autre Ulysse, celui qui devra être lié au mât du navire et avoir les oreilles bouchées de cire pour ne pas entendre le chant des Sirènes et ne pas succomber à ses propres pulsions. A la différence de l’homo œconomicus, l’homo sociologicus fait un usage de la rationalité presque toujours plus proche de celui du scorpion que de celui d’Ulysse. Là commence le partage méthodologique entre deux orientations les sciences sociales, celles du modèle et celles de l’enquête. On peut en effet interpréter de toutes sortes de manières la séquence d’interactions de l’historiette : on construit alors autant de théories explicatives de la catastrophe rationnelle survenue dans une interaction qui a pourtant échappé à des acteurs aspirant conjointement à un arbitrage rationnel de leurs décisions.

    Demandons à la théorie d’un sociologue quel diable d’animal est ce scorpion. Dans sa typologie, Max Weber distinguait quatre « types purs de l’action sociale » : (I) « l’action rationnelle par rapport à des fins » qui en calcule les meilleurs moyens ; (II) « l’action rationnelle par rapport à des valeurs » où le calcul se trouvelimitée par un « commandement » inconditionnel ; (III) « l’action traditionnelle » commandée sans calcul par l’autorité de qui s’est toujours fait ainsi ; et (IV) « l’action affective » qui incline à l’obéissance par l’influence qu’exerce le « charisme » d’un chef, d’un prophète, d’une institution ou d’un livre sacré sur ceux qui reconnaissent sa légitimité. Le scorpion de la fable est wertrational (IIème type). C’est un calculateur rationnel, mais aveugle au coût, pourtant rationnellement prévisible dans le cours d’une psychanalyse, que lui fera consentir son désir de piquer un vivant trop proche, lorsque la pulsion instinctive interviendra en dépit de tout calcul comme une irrésistible « obligation interne ». À la différence d’Ulysse il n’a pas su anticiper sa pulsion. L’inconditionnalité absolue des commandements instinctifs de l’espèce borne ici le calcul rationnel des moyens et des finsen empêchant toute supputation de leur valeur en fonction de leur coût.

    Consultons maintenant un autre sociologue, Pareto par exemple : le scorpion se laisse alors comprendre comme un politique machiavélien. Il est prêt à utiliser n’importe quel argument pour atteindre son objectif : persuader la grenouille de répondre à sa demande. Mais c’est un machiavélien imparfait, puisqu’il est incapable d’anticiper ou de contrôler ses propres réactions non-logiques comme il sait le faire pour manipuler les décisions d’une crédule grenouille. Reste un doute dans cette casuistique de la rationalité : si l’on se reporte aux classifications sociologiques de Pareto aussi précises que celles d’un entomologiste, le scorpion doit-il figurer dans la première ou la deuxième espèce du « quatrième genre de la deuxième classe » des actions sociales ? Selon le critère parétien qui divise en deux le quatrième genre des actions non-logiques – celui de l’erreur de calcul ou de l’absence d’information – il faut trouver des indices pour trancher la question de savoir « s’il aurait accepté, ou non, le résultat objectif de sa stratégie au cas où il l’aurait connu ».

    En consultant sa bibliothèque des grandes œuvres théoriques, le lecteur imaginera sans peine d’autres lectures que wébériennes ou parétiennes de la stratégie du scorpion. Un scorpion pascalien, marxien, durkheimien, mertonien, darwinien, schumpétérien, aronien, statisticien, économètre, théoricien des jeux, simonien, braudellien, bourdieusien, elstérien, freudien, lacanien, herméneute, veynien, foucaldien, interactionniste ou ethnométhodologue laisserait tout aussi facilement interpréter sa rationalité catastrophique dans le cadre d’une théorie scientifique des actions ou interactions sociales. Il suffit, à chaque fois, de faire intervenir dans l’interprétation des actes successifs du scorpion les concepts théoriques qui redéfinissent, dès que le rationalisme utilitariste est à court de raisons, la place et la forme du principe de rationalité dans l’explication de ses actes.

    On n’a que l’embarras du choix entre les explications : « chaînes d’imagination » aussi contraignantes que les « chaînes de nécessité » (chez Pascal) – « intérêt objectif de classe » et « idéologie » (chez Marx) – « contrainte sociale » et « anomie » (chez Durkheim) – « normativité » et « rôles sociaux » (chez Merton) – « sélection naturelle » et « variation » (chez Darwin) – « périodicité de cycles non-isochrones » (chez Schumpeter) – « désillusions du progrès » ou « frustration relative » chez Aron – « degrés de signification statistique » d’une corrélation, mesurés par la distance entre « fréquence théorique » et « fréquence observée » (dans le calcul des probabilités) – « maximum », « optimum » ou équation mathématique (chez les économètres) – « équilibres de Nash », « coordination des joueurs » et « rationalité sous contraintes » (chez les théoriciens des jeux) – « rationalité procédurale » versus « rationalité substantive » chez Simon – « pesanteur du quotidien » versus « jeux de l’échange » chez Braudel – « système de domination » et « intériorisation de la nécessité » (chez Bourdieu) – « autonomie des normes » par rapport aux calculs d’utilité (chez Elster) – « ambivalence » des sentiments et « rationalisation » (chez Freud) – « leurre du désir » et « structure langagière de l’inconscient » (chez Lacan) – intrication de la « temporalité » et du « récit » chez Ricœur – « intrigue » historique versus poids de la « quotidianité » (chez Veyne) – « diversité des scènes sociales » (chez Goffman) ou accoutability des comportements (chez Garfinkel).

    Il y a toujours pour un acteur mille bonnes raisons, « compréhensibles » à un interprète rationnel,de n’être pas rationnel, au sens de la définition de la rationalité qui peut entrer dans un modèle de calcul. Il est clair, en tout cas, qu’un modèle formel ne fournit aucun moyen d’entrer dans les raisons des acteurs, et encore moins d’articuler les « causes » des actions sur les « raisons » des acteurs : il a fallu aux économistes – toute syntaxe exigeant une sémantique – doter à la va-vite leurs calculateurs fantômes d’une « psychologie de convention », qui n’explique que les décisions d’acteurs « purs » dans une « théorie pure ». Dans les modèles de décision rationnelle, le décideur (individu ou firme) ne se contredit jamais, il cherche toujours à maximiser son intérêt ; il recherche toujours le maximum d’information, il calcule au plus juste ce que coûte un moyen par rapport à un autre, il compare le coût de l’obtention d’une information ou de l’établissement d’une transaction en le rapportant aux conséquences qui découleraient du choix d’en faire l’économie : nous voilà bien loin de l’histoire des sociétés et des drames singuliers qui s’y nouent.

    Mais attention ! La pluralité de leurs théories ne condamne pas les sciences sociales au scepticisme ; pas davantage à renoncer à la démarche scientifique. Si l’interprétation de l’historiette se prête indifféremment à toutes sortes d’herméneutiques, c’est précisément que l’interprète de l’action du scorpion ne dispose d’aucune autre données sur le contexte du « cas » que le récit d’une aventure unique. Aucune série d’indices ou de vestiges, pas de récits ou de sondages sur les rencontres entre scorpions et grenouilles : donc pas de possibilité de comparaison historique. Pas d’ethnographie ou d’écologie des fossés où cohabitent grenouilles et scorpions ; aucune cartographie de leurs trajets et habitats. Pas de corpus : donc pas de recours possible aux méthodes statistiques ; impossible de calculer la proportion des scorpions fossilisés au fonds des cours d’eau pour en comparer les variations à celles de la proportion des grenouilles qui y vivent ; encore moins, dispose-t-on de protocoles d’observation ou de tests expérimentaux conduits sur des échantillons raisonnés ou représentatifs de scorpions ou de grenouilles. L’historien de cette rencontre sans lendemain entre une grenouille tombée du ciel et un scorpion miraculeux se trouve placé devant une histoire sans passé ni concomitants.

    Dans une tâche analogue – tenir et améliorer des raisonnements explicatifs – les sciences historiques ne sont pas aussi démunies. Elles disposent d’une panoplie de méthodes et de schèmes de raisonnement permettant de composer ces méthodes pour traiter leurs données d’observation et les interpréter dans une argumentation explicative : « variations concomitantes », « simulation » des effets dans un modèle, « tests de signification » pour chiffrer la probabilité d’une interaction entre variables, algorithmes de calcul fournis par les statistiques « descriptive » ou « analytique », échantillonnage et enquête de terrain. Mais aussi comparaison historique de faits « analogues » ou « contrastés » prélevés dans des contextes proches ou éloignés, critique interne et externe de documents écrits ou oraux, « analyse structurale » des textes ou analyse « pragmatique » des situations de parole, mise en série de vestiges, essais de langages conceptuels différents pour comparer leur force probatoire dans l’explication et l’interprétation etc. Toutes ces méthodes organisent des « styles d’argumentation » fort différents, qui fondent à leur tour des styles d’interprétation, jamais complètement traduisibles l’un dans l’autre, par lesquels des théories différentes construisent différemment leurs faits. Une explication économique ne réfute pas une explication sociologique, et vice-versa ; ni une interprétation psychanalytique une interprétation anthropologique. Ce qui caractérise le statut épistémologique des sciences sociales c’est que leurs raisonnements ne peuvent transmettre la vérité d’une proposition à la suivante comme dans une chaîne déductive. Mais ces sciences ont en commun une autre manière de prouver : faire converger des preuves de forme logique différente dans un argumentaire d’ensemble, leurs arguments dans un langage de l’interprétation, leurs interprétations dans une théorie plausible.

    Tout comme les interprétations multiples de la stratégie d’un scorpion qui, pour traverser une rivière, a trouvé malgré lui le moyen de se suicider en toute rationalité avec la complicité d’une grenouille qui s’est laissé assassiner pour avoir trop fait confiance à la validité universelle des calculs d’utilité, les théories interprétatives des sciences sociales restent inévitablement multiples et concurrentes. Leurs données d’observation ne permettent jamais, en effet, de les départager ni par une démonstration logico-mathématique qui opérerait comme dans un pur système formel, ni par un raisonnement expérimental qui pourrait être mené de bout en bout « toutes choses égales par ailleurs ». Pourtant, selon les « cas » considérés, leurs mesures ou leurs estimations quantitatives, leurs descriptions ou leurs argumentations, leurs généralisations théoriques ou leurs présomptions explicatives ne sont pas équivalentes. Les théories fondées sur l’enquête historique sont inégalement probantes, leurs intelligibilités sont inégalement robustes selon la pertinence des matériaux empiriques qu’elles ont rassemblés et selon le style de preuve qui soude dans un argumentaire leurs méthodes de traitement des données.

    Les sciences historiques sont des sciences où faire preuve n’est jamais une simple question de tout ou rien, comme dans un jeu à somme nulle où une proposition démontrée ne peut gagner sa vérité que pour autant que la proposition contradictoire y perd toute la sienne par l’efficace de cette même démonstration. C’est une question de plus ou de moins dans « l’allongement du questionnaire ». Les réponses au questionnaire que le chercheur administre à un objet historique sont d’autant mieux descriptives qu’elles sont plus détaillées. Mais elles ne deviennent plus véridiques que si les questions auxquelles elles répondent sont devenues en même temps plus pertinentes pour le sens du questionnement. L’amélioration des explications ne peut, ni théoriquement ni empiriquement, être ici séparée de la valeur des interprétations qu’elles apportent. La « densification de la description », son caractère plus ou moins « fouillé », est condition nécessaire mais non suffisante de l’amélioration de la preuve, puisque la force de celle-ci ne peut elle-même être évaluée qu’en fonction de l’adéquation de l’argumentaire au cas singulier. Dans le langage épistémologique qu’employait Max Weber, l’« adéquation causale » d’une assertion historique n’est pas séparable de son « adéquation quant au sens » : cette caractéristique, valable dans toutes les sciences historiques, qui sont à la fois des sciences de l’enquête et des sciences de l’interprétation, explique les possibilités de renouvellement indéfini de la recherche historique. Que l’analyse historique soit interminable ne prouve rien contre sa scientificité, pas plus que le caractère « interminable » d’une analyse de l’inconscient ne fait de la psychanalyse une science de chimère :

    « Il y a des sciences auxquelles il a été donné de rester éternellement jeunes. C’est le cas de toutes les disciplines historiques, de toutes celles que le flux éternellement mouvant de la culture alimente sans cesse en nouvelles problématiques. Au cœur de leur tâche sont inscrits en même temps le caractère provisoire de toutes les constructions idéal-typiques et la nécessité inéluctable d’en construire de toujours nouvelles. »

    Fort heureusement pour « l’intérêt » scientifique des recherches menées dans les sciences sociales, l’histoire des sociétés humaines n’offre pas aux chercheurs des données aussi raréfiées que l’historiette romanesque du scorpion, diplômé en économie à Princeton, brillant avocat de l’anticipation rationnelle, mais incapable de l’intuition non-logique – ou d’un rien de psychanalyse – qui lui aurait permis de suspecter la duplicité de ses règles de décision pour anticiper un peu plus « raisonnablement » les risques de son talent de calculateur."

    Jean-Claude Passeron

    https://ress.revues.org/655

  • Sept règles pour aider à la diffusion des idées racistes en France

    "La diffusion des idées racistes en France semble être aujourd’hui une priorité nationale Les racistes s’y emploient, ce qui est la moindre des choses. Mais l’effort des propagandistes d’une idée a des limites, en un temps où l’on se méfie des idées, et il a souvent besoin pour les dépasser, du concours de ses adversaires. Là est l’aspect remarquable de la situation française : hommes politiques, journalistes et experts en tout genre ont su trouver ces dernières années des manières assez efficaces de faire servir leur antiracisme à une propagation plus intense des idées racistes. Aussi bien toutes les règles énoncées ici sont-elles déjà employées. Mais elles le sont souvent d’une manière empirique et anarchique, sans claire conscience de leur portée. Il a donc paru souhaitable, afin d’assurer leur efficacité maximale, de les présenter à leurs utilisateurs potentiels sous une forme explicite et systématique.

    Règle 1. - Relevez quotidiennement les propos racistes et donnez-leur le maximum de publicité. Commentez-les abondamment, interrogez incessamment à leur propos grands de ce monde et hommes de la rue. Supposons par exemple qu’un leader raciste, s’adressant à ses troupes, laisse échapper qu’il y a chez nous beaucoup de chanteurs qui ont le teint basané et beaucoup de noms à consonance étrangère dans l’équipe de France de football. Vous pourriez considérer que cette information n’est vraiment pas un scoop et qu’il est banal, au surplus, qu’un raciste, parlant à des racistes, leur tienne des propos racistes. Cette attidude aurait une double conséquence fâcheuse : premièrement vous omettriez ainsi de manifester votre vigilance de tous les instants face à la diffusion des idées racistes ; deuxièmement, ces idées elles-mêmes se diffuseraient moins. Or l’important est qu’on en parle toujours, qu’elles fixent le cadre permanent de ce qu’on voit et de ce qu’on entend. Une idéologie, ce n’est pas d’abord des thèses, mais des évidences sensibles. Il n’est pas nécessaire que nous approuvions les idées des racistes.

    Il suffit que nous voyions sans cesse ce qu’ils nous font voir, que nous parlions sans cesse de ce dont ils nous parlent, qu’en refusant leurs « idées » nous acceptions le donné qu’elles nous imposent.

    Règle 2. - N’omettez jamais d’accompagner chacune de ces divulgations de votre indignation la plus vive. Cette règle est très importante à bien comprendre. Il s’agit d’assurer un triple effet : premièrement, les idées racistes doivent être banalisées par leur diffusion incessante ; deuxièmement, elles doivent être constamment dénoncées pour conserver en même temps leur pouvoir de scandale et d’attraction ; troisièmement , cette dénonciation doit elle-même apparaître comme une diabolisation, qui reproche aux racistes de dire ce qui est pourtant une banale évidence. Reprenons notre exemple : vous pourriez considérer comme anodin le besoin où est M. Le Pen de faire remarquer ce que tout le monde voit à l’oeil nu, que le gardien de l’équipe de France a la peau bien noire. Vous manqueriez ainsi l’effet essentiel : prouver qu’on fait aux racistes un crime de dire une chose que tout le monde voit à l’oeil nu.

    Règle 3. - Répétez en toutes circonstances : il y a un problème des immigrés qu’il faut régler si on veut enrayer le racisme. Les racistes ne vous en demandent pas plus : reconnaître que leur problème est bien un problème et « le » problème. Des problèmes acec des gens qui ont en commun d’avoir la peau colorée et de venir des anciennes colonies françaises, il y en a en effet beaucoup. Mais tout cela ne fait pas un problème immigrés, pour la simple raison qu’ « immigré » est une notion floue qui recouvre des catégories hétérogènes, dont beaucoup de Français, nés en France de parents français. Demander qu’on règle par des mesures juridiques et politiques le « problème des immigrés » est demander une chose parfaitement impossible. Mais, en le faisant, premièrement, on donne consitance à la figure indéfinissable de l’indésirable, deuxièmement, on démontre qu’on est incapable de rien faire contre cet indésirable et que les racistes seuls proposent des solutions...."

    Jacques #Rancière

    http://bougnoulosophe.blogspot.fr/2015/12/sept-regles-pour-aider-la-diffusion-des.html

  • Entre le PS et les musulmans, rien ne va plus

    http://abonnes.lemonde.fr/religions/article/2015/12/19/debut-de-divorce-entre-les-musulmans-et-le-ps_4835056_1653130.html

    es régionales marqueraient-elles un début de divorce entre l’électorat musulman et la gauche, et plus particulièrement le Parti socialiste ? C’est une petite goutte dans l’océan quotidien de Twitter. Mais dans la semaine de l’entre-deux-tours des élections régionales, les hashtags #LeCopainPS (pas flatteur du tout pour ledit copain) et #PasDeJusticePasDeVoix (qui listait de nombreuses raisons de ne pas voter pour les listes socialistes) ont envahi les comptes de militants de l’anti-islamophobie. Une véritable campagne de défiance envers le gouvernement et sa politique à l’égard de la diversité et dans les quartiers.

    Lors du premier tour, c’est un tout petit pourcentage relégué au bas des résultats qui a attiré l’attention. En Ile-de-France, les listes de l’Union des démocrates musulmans de France (UDMF) ont réuni 0,40 % des voix. Récent, inconnu des électeurs et désargenté (7 000 euros en tout et pour tout pour faire campagne), le parti, né en 2012, n’a pu proposer des bulletins de vote partout et encore moins de propagande électorale. Pourtant, dans certaines communes, il a obtenu des résultats significatifs : 5,90 % à Mantes-la-Jolie (Yvelines) ; 4,38 % aux Mureaux (Yvelines) ; 4,44 % à La Courneuve (Seine-Saint-Denis). Si l’on descend au niveau des quartiers, on relève à certains endroits des pourcentages plus élevés, comme au nord de Poissy (Yvelines), avec près de 16 % des voix, affirme Najib Azergui, le fondateur de l’UDMF.

    Ces deux démarches sont différentes, mais elles semblent indiquer une amorce de rupture. Pourtant, ces dernières années, l’alliance entre les deux semblait solide. Aux élections présidentielles de 2007 et 2012, les électeurs musulmans, qui représenteraient environ 5 % du corps électoral, ont massivement soutenu la gauche. D’après une étude de l’IFOP de 2012, ils auraient ainsi voté, au second tour, « à 86 % pour François Hollande, soit plus de 34 points de plus que la moyenne nationale ». « C’est tout à fait massif, voire exceptionnel, note Claude Dargent, professeur à l’université Paris-VIII. Si l’on s’intéresse à la variable confessionnelle, ce sont traditionnellement les sans-religion qui sont les plus à gauche, et c’est de l’ordre de deux pour un. »

    « Une forme de protestation »

    Que faut-il déceler dans cette inclination à gauche ? Pour Jérôme Fourquet, de l’IFOP, la surreprésentation des jeunes et des milieux populaires dans la population musulmane n’est pas la clé de compréhension, « car les musulmans votent nettement plus à gauche que la moyenne des personnes du même âge et du même milieu ». Pour Claude Dargent, « la question est de savoir s’ils votent à gauche parce qu’ils sont d’origine immigrée ou parce qu’ils sont musulmans. Dans les enquêtes, quand on essaye de neutraliser les différents facteurs, on voit bien que tous les immigrés ne votent pas à gauche. Mon hypothèse, c’est que le fait d’adhérer ou de revenir à l’islam est une forme de protestation par rapport aux discriminations dont ces personnes font l’objet en tant qu’immigrés ».

    En outre, ce vote appuyé en faveur de François Hollande trouve une explication dans la présence, face à lui, de Nicolas Sarkozy. En agissant comme un repoussoir, après avoir tenu, durant son quinquennat, un discours offensif à l’égard de l’islam et des banlieues, il a été un véritable facteur de mobilisation à gauche. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Un autre processus est à l’œuvre.

    « Insatisfaction »

    Dans l’ouvrage collectif Karim vote à gauche et son voisin vote FN (éditions de l’Aube et Fondation Jean-Jaurès, 192 p., 17,80 euros), dirigé par Jérôme Fourquet et fondé sur l’analyse des votes selon la récurrence de prénoms d’origine « arabo-musulmane » sur les listes d’électeurs, un décrochage est observé dès les municipales de 2014. « Les musulmans n’ont pas vu le changement en matière de logement, de pouvoir d’achat, de chômage, d’insécurité… analyse Jérôme Fourquet. On est sur un mouvement de fond, une insatisfaction qui touche plus particulièrement cet électorat car il est plus fragile socialement. »

    Cette déception est flagrante du côté des militants anti-islamophobie. Marwan Muhammad, ancien porte-parole du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), dont un tweet a déclenché la vague #LeCopainPS, décrit ce mouvement :

    « Lorsque j’étais au CCIF [de 2010 à 2014], nous avions pour stratégie de maximiser la participation des électeurs musulmans pour, ensuite, pouvoir peser sur le débat politique avec les partis de gouvernement. Mais ces dernières années, surtout depuis l’arrivée de Manuel Valls à Matignon, il y a eu une politique de mépris. Non seulement le gouvernement ne prend pas en compte ce qui se passe sur le terrain, mais en plus la gauche essaie de se servir de ces électeurs en les appelant au secours au motif que “les autres sont pires”. Cela n’a jamais rien apporté aux quartiers. Le seul moyen de faire changer les choses, c’est d’envoyer des signaux de choc, de rupture. La gauche a tout à prouver si elle veut être à la hauteur. »
    « Plafond de verre »

    Les militants de l’UDMF ont choisi une autre voie mais leur constat n’est pas très éloigné. Les musulmans, affirme Najib Azergui, font « partie de la nation » mais sont « pourtant souvent perçus comme un groupe à part ». « Certains d’entre nous ont tenté de passer par les partis de gouvernement, explique-t-il. Mais ils se sont tous heurtés à un plafond de verre qui leur a interdit l’accès aux vraies responsabilités. En nous engageant dans les élections, nous voulons justement témoigner que nous sommes des citoyens comme les autres. Aujourd’hui, la réponse ne peut plus être seulement associative. Elle doit être aussi politique. »

    Pendant la campagne, les affiches de l’UDMF, pourtant peu nombreuses, se sont parfois retrouvées seules sur les panneaux dans certains secteurs de Seine-et-Marne et de Seine-Saint-Denis. De fait, la forte abstention souvent constatée dans les zones de fort peuplement musulman va de pair avec une faible présence des partis de gouvernement. « Les variables classiques d’abstention jouent à plein car c’est une population plutôt jeune et fréquemment en situation précaire ou sans-emploi », ajoute Claude Dargent. Aux municipales de 2014, « l’électorat “arabo-musulman” s’est massivement abstenu, ce qui a coûté cher à la gauche », confirme Jérôme Fourquet.

    En revanche, le rejet du Front national semble demeurer un facteur de mobilisation puissant. C’est ce qu’a constaté Amar Lasfar, le président de l’Union des organisations islamiques de France (UOIF). Pour la première fois, dans le Nord et en Provence-Alpes-Côte d’Azur, l’UOIF a donné une indication de vote et appelé à faire barrage au FN au second tour. Selon lui, elle a été très suivie. Mais il n’y avait plus de liste socialiste pour recueillir leurs voix.

    Julia Pascual

  • Ces énarques et autres centraliens qui se mettent au service du FN

    "Quand ils évoquent leur décision d’intégrer les structures officielles du Front national, ils utilisent un mot étrange : l’« outing ». Pour ces élites venues d’un grand corps d’Etat, de la haute fonction publique ou de la direction d’une entreprise, la révélation d’une appartenance au FN revient à lever le voile sur une part d’eux-mêmes aussi intime que mal vue. Avant de se jeter à l’eau, ils ont souvent vécu en cachette leur adhésion à un parti qui refuse de se qualifier d’extrême droite mais que la très grande majorité des élites françaises dont ils relèvent considère comme extrémiste, xénophobe, nauséabond et contraire aux valeurs républicaines.
    Le raz-de-marée du Front national au premier tour des élections régionales change la donne. La vague avait déjà pris forme lors des élections européennes de 2014 et des départementales de mars 2015, mais, ce 6 décembre, le parti minoritaire est devenu, avec le soutien des abstentionnistes, celui qui promet le succès. Il est arrivé en tête dans six régions sur treize, dépassant les 40 % en Nord-Pas-de-Calais-Picardie et en Provence-Alpes-Côte d’Azur. Il étend progressivement son influence dans des strates de plus en plus diverses de la société française. Y compris les élites. La victoire est aux humains ce que la lumière est aux papillons : elle désinhibe et elle attire."

    http://www.lemonde.fr/elections-regionales-2015/article/2015/12/08/ces-enarques-et-autres-centraliens-qui-se-mettent-au-service-du-fn_4827018_4

  • Du Post-fascisme

    Vous avez proposé d’utiliser le concept de “post-fasciste” pour désigner la droite radicale de notre temps. En même temps, vous reconnaissez les limites de cette notion. Pouvez-vous en dire plus ?

    Le concept de “post-fascisme” désigne une transition en cours dont on ne connaît pas encore l’aboutissement. Les droites radicales demeurent marquées par leurs origines fascistes (en Europe centrale, elles revendiquent même cette continuité historique), mais essaient de s’émanciper de ce lourd héritage et de faire peau neuve, en modifiant en profondeur leur culture et leur idéologie. Leur filiation avec le fascisme classique devient de plus en plus problématique. Le cas français est particulièrement emblématique de cette mutation, illustrée par le conflit entre Jean-Marie et Marine Le Pen : un leadership dynastique, dans lequel le père incarne l’âme fasciste originelle et la fille une nouvelle âme qui voudrait transmigrer les valeurs anciennes (nationalisme, xénophobie, racisme, autoritarisme, protectionnisme économique) dans un cadre républicain et libéral- démocratique.

    « Lorsque l’ensemble de la classe politique française s’aligne sur les positions du FN, lutter contre ce dernier au nom de la République devient presque incompréhensible. »

    Peut-on appréhender les effets de cette transformation “post-fasciste” ?

    Cette mutation risque de dynamiter le cadre politique. Lorsque, après les attentats de janvier et surtout de novembre, c’est l’ensemble de la classe politique française qui s’aligne sur les positions du FN (du PS à la droite), lutter contre ce dernier au nom de la République devient presque incompréhensible. Le FN n’est pas une force “antirépublicaine” comme pouvait l’être l’Action française sous la IIIe République. Sa mutation révèle plutôt les contradictions intrinsèques du national-républicanisme. Il ne s’agit pas, sauf exception, d’une transition du fascisme vers la démocratie, mais vers quelque chose de nouveau, encore inconnu, qui remet en question en profondeur les démocraties réellement existantes. Non plus le fascisme classique, mais pas encore autre chose : c’est dans ce sens que je l’ai appelé post-fascisme.

    Dans l’univers mental du “post-fascisme”, la haine du musulman a pris la place de celle du juif, sans que s’efface le vieux fonds de l’antisémitisme. Comment cela fonctionne-t-il ?

    Historiquement, l’antisémitisme était un des piliers des nationalismes européens, notamment en France et en Allemagne. Il agissait comme un code culturel autour duquel on pouvait construire une idée d’“identité nationale” : le juif était l’“anti-France”, un corps étranger qui rongeait et affaiblissait la nation de l’intérieur. L’épilogue génocidaire du nazisme tend à singulariser la haine des juifs et à brouiller les analogies profondes qui existent entre l’antisémitisme européen d’avant la seconde guerre mondiale et l’islamophobie contemporaine. Comme le juif autrefois, aujourd’hui le musulman est devenu l’ennemi intérieur : inassimilable, porteur d’une religion et d’une culture étrangères aux valeurs occidentales, virus corrupteur des mœurs et menace permanente de l’ordre social… Le juif anarchiste ou bolchevik a été remplacé par le musulman djihadiste, le nez crochu par la barbe, le cosmopolitisme juif par le djihad international.

    Enzo Traverso

    http://www.regards.fr/web/article/enzo-traverso-la-mutation-post

  • Pour le philosophe Jacques Rancière, certains intellectuels dits “républicains” ont fait depuis quelques années le lit du Front national. Il montre comment les valeurs universalistes ont été dévoyées au profit d’un discours xénophobe.

    Il y a trois mois, la France défilait au nom de la liberté d’expression et du vivre-ensemble. Les dernières élections départementales ont été marquées par une nouvelle poussée du Front national. Comment analysez-vous la succession rapide de ces deux événements, qui paraissent contradictoires ?

    Il n’est pas sûr qu’il y ait contradiction. Tout le monde, bien sûr, est d’accord pour condamner les attentats de janvier et se féliciter de la réaction populaire qui a suivi. Mais l’unanimité demandée autour de la « liberté d’expression » a entretenu une confusion. En effet, la liberté d’expression est un principe qui régit les rapports entre les individus et l’Etat en interdisant à ce dernier d’empêcher l’expression des opinions qui lui sont contraires. Or, ce qui a été bafoué le 7 janvier à « Charlie », c’est un tout autre principe : le principe qu’on ne tire pas sur quelqu’un parce qu’on n’aime pas ce qu’il dit, le principe qui règle la manière dont individus et groupes vivent ensemble et apprennent à se respecter mutuellement.

    Mais on ne s’est pas intéressé à cette dimension et on a choisi de se polariser sur le principe de la liberté d’expression. Ce faisant, on a ajouté un nouveau chapitre à la campagne qui, depuis des années, utilise les grandes valeurs universelles pour mieux disqualifier une partie de la population, en opposant les « bons Français », partisans de la République, de la laïcité ou de la liberté d’expression, aux immigrés, forcément communautaristes, islamistes, intolérants, sexistes et arriérés. On invoque souvent l’universalisme comme principe de vie en commun. Mais justement l’universalisme a été confisqué et manipulé. Transformé en signe distinctif d’un groupe, il sert à mettre en accusation une communauté précise, notamment à travers les campagnes frénétiques contre le voile. C’est ce dévoiement que le 11 janvier n’a pas pu mettre à distance. Les défilés ont réuni sans distinction ceux qui défendaient les principes d’une vie en commun et ceux qui exprimaient leurs sentiments xénophobes.

    Voulez-vous dire que ceux qui défendent le modèle républicain laïque contribuent, malgré eux, à dégager le terrain au Front national ?

    On nous dit que le Front national s’est « dédiabolisé ». Qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’il a mis de côté les gens trop ouvertement racistes ? Oui. Mais surtout que la différence même entre les idées du FN et les idées considérées comme respectables et appartenant à l’héritage républicain s’est évaporée. Depuis une vingtaine d’années, c’est de certains intellectuels, de la gauche dite « républicaine », que sont venus les arguments au service de la xénophobie ou du racisme. Le Front national n’a plus besoin de dire que les immigrés nous volent notre travail ou que ce sont des petits voyous. Il lui suffit de proclamer qu’ils ne sont pas laïques, qu’ils ne partagent pas nos valeurs, qu’ils sont communautaristes …

    Les grandes valeurs universalistes – laïcité, règles communes pour tout le monde, égalité homme-femme – sont devenues l’instrument d’une distinction entre « nous », qui adhérons à ces valeurs, et « eux », qui n’y adhèrent pas. Le FN peut économiser ses arguments xénophobes : ils lui sont fournis par les « républicains » sous les apparences les plus honorables.

    Si l’on vous suit, c’est le sens même de la laïcité qui aurait été perverti. Qu’est-ce que la laïcité représente pour vous ?

    Au XIX e, la laïcité a été pour les républicains l’outil politique permettant de libérer l’école de l’emprise que l’Eglise catholique faisait peser sur elle, en particulier depuis la loi Falloux, adoptée en 1850. La notion de laïcité désigne ainsi l’ensemble des mesures spécifiques prises pour détruire cette emprise. Or, à partir des années 1980, on a choisi d’en faire un grand principe universel. La laïcité avait été conçue pour régler les relations de l’Etat avec l’Eglise catholique.

    La grande manipulation a été de la transformer en une règle à laquelle tous les particuliers doivent obéir. Ce n’est plus à l’Etat d’être laïque, c’est aux individus. Et comment va-t-on repérer qu’une personne déroge au principe de laïcité ? A ce qu’elle porte sur la tête … Quand j’étais enfant, le jour des communions solennelles, nous allions à l’école retrouver nos copains qui n’étaient pas catholiques, en portant nos brassards de communiants et en leur distribuant des images. Personne ne pensait que cela mettait en danger la laïcité. L’enjeu de la laïcité, alors, c’était le financement : à école publique, fonds publics ; à école privée, fonds privés. Cette laïcité centrée sur les rapports entre école publique et école privée a été enterrée au profit d’une laïcité qui prétend régenter le comportement des individus et qui est utilisée pour stigmatiser une partie de la population à travers l’apparence physique de ses membres. Certains ont poussé le délire jusqu’à réclamer une loi interdisant le port du voile en présence d’un enfant.

    Mais d’où viendrait cette volonté de stigmatiser ?

    Il y a des causes diverses, certaines liées à la question palestinienne et aux formes d’intolérance réciproque qu’elle nourrit ici. Mais il y a aussi le « grand ressentiment de gauche », né des grands espoirs des années 1960-1970 puis de la liquidation de ces espoirs par le parti dit « socialiste » lorsqu’il est arrivé au pouvoir. Tous les idéaux républicains, socialistes, révolutionnaires, progressistes ont été retournés contre eux-mêmes. Ils sont devenus le contraire de ce qu’ils étaient censés être : non plus des armes de combat pour l’égalité, mais des armes de discrimination, de méfiance et de mépris à l’égard d’un peuple posé comme abruti ou arriéré. Faute de pouvoir combattre l’accroissement des inégalités, on les légitime en disqualifiant ceux qui en subissent les effets.

    Pensons à la façon dont la critique marxiste a été retournée pour alimenter une dénonciation de l’individu démocratique et du consommateur despotique – une dénonciation qui vise ceux qui ont le moins à consommer … Le retournement de l’universalisme républicain en une pensée réactionnaire, stigmatisant les plus pauvres, relève de la même logique.

    N’est-il pas légitime de combattre le port du voile, dans lequel il n’est pas évident de voir un geste d’émancipation féminine ?

    La question est de savoir si l’école publique a pour mission d’émanciper les femmes. Dans ce cas, ne devrait-elle pas également émanciper les travailleurs et tous les dominés de la société française ? Il existe toutes sortes de sujétions – sociale, sexuelle, raciale. Le principe d’une idéologie réactive, c’est de cibler une forme particulière de soumission pour mieux confirmer les autres. Les mêmes qui dénonçaient le féminisme comme « communautaire » se sont ensuite découverts féministes pour justifier les lois anti-voile. Le statut des femmes dans le monde musulman est sûrement problématique, mais c’est d’abord aux intéressées de dégager ce qui est pour elles oppressif. Et, en général, c’est aux gens qui subissent l’oppression de lutter contre la soumission. On ne libère pas les gens par substitution.

    Revenons au Front national. Vous avez souvent critiqué l’idée que le « peuple » serait raciste par nature. Pour vous, les immigrés sont moins victimes d’un racisme « d’en bas » que d’un racisme « d’en haut » : les contrôles au faciès de la police, la relégation dans des quartiers périphériques, la difficulté à trouver un logement ou un emploi lorsqu’on porte un nom d’origine étrangère. Mais, quand 25 % des électeurs donnent leur suffrage à un parti qui veut geler la construction des mosquées, n’est-ce pas le signe que, malgré tout, des pulsions xénophobes travaillent la population française ?

    D’abord, ces poussées xénophobes dépassent largement l’électorat de l’extrême droite.

    Où est la différence entre un maire FN qui débaptise la rue du 19-Mars-1962 [Robert Ménard, à Béziers, NDLR], des élus UMP qui demandent qu’on enseigne les aspects positifs de la colonisation, Nicolas Sarkozy qui s’oppose aux menus sans porc dans les cantines scolaires ou des intellectuels dits « républicains » qui veulent exclure les jeunes filles voilées de l’université ? Par ailleurs, il est trop simple de réduire le vote FN à l’expression d’idées racistes ou xénophobes. Avant d’être un moyen d’expression de sentiments populaires, le Front national est un effet structurel de la vie politique française telle qu’elle a été organisée par la constitution de la V e République. En permettant à une petite minorité de gouverner au nom de la population, ce régime ouvre mécaniquement un espace au groupe politique capable de déclarer : « Nous, nous sommes en dehors de ce jeu-là. » Le Front national s’est installé à cette place après la décomposition du communisme et du gauchisme. Quant aux « sentiments profonds » des masses, qui les mesure ? Je note seulement qu’il n’y a pas en France l’équivalent de Pegida, le mouvement allemand xénophobe. Et je ne crois pas au rapprochement, souvent fait, avec les années 1930. Je ne vois rien de comparable dans la France actuelle aux grandes milices d’extrême droite de l’entre-deux-guerres.

    A vous écouter, il n’y aurait nul besoin de lutter contre le Front national …

    Il faut lutter contre le système qui produit le Front national et donc aussi contre la tactique qui utilise la dénonciation du FN pour masquer la droitisation galopante des élites gouvernementales et de la classe intellectuelle.

    L’hypothèse de son arrivée au pouvoir ne vous inquiète-t-elle pas ?

    Dès lors que j’analyse le Front national comme le fruit du déséquilibre propre de notre logique institutionnelle, mon hypothèse est plutôt celle d’une intégration au sein du système. Il existe déjà beaucoup de similitudes entre le FN et les forces présentes dans le système.

    Si le FN venait au pouvoir, cela aurait des effets très concrets pour les plus faibles de la société française, c’est-à-dire les immigrés …

    Oui, probablement. Mais je vois mal le FN organiser de grands départs massifs, de centaines de milliers ou de millions de personnes, pour les renvoyer « chez elles ». Le Front national, ce n’est pas les petits Blancs contre les immigrés. Son électorat s’étend dans tous les secteurs de la société, y compris chez les immigrés. Alors, bien sûr, il pourrait y avoir des actions symboliques, mais je ne crois pas qu’un gouvernement UMP-FN serait très différent d’un gouvernement UMP.

    A l’approche du premier tour, Manuel Valls a reproché aux intellectuels français leur « endormissement » : « Où sont les intellectuels, où sont les grandes consciences de ce pays, les hommes et les femmes de culture qui doivent, eux aussi, monter au créneau, où est la gauche ? » a-t-il lancé. Vous êtes-vous senti concerné ?

    « Où est la gauche ? » demandent les socialistes. La réponse est simple : elle est là où ils l’ont conduite, c’est-à-dire au néant. Le rôle historique du Parti socialiste a été de tuer la gauche. Mission accomplie. Manuel Valls se demande ce que font les intellectuels … Franchement, je ne vois pas très bien ce que des gens comme lui peuvent avoir à leur reprocher. On dénonce leur silence, mais la vérité, c’est que, depuis des décennies, certains intellectuels ont énormément parlé. Ils ont été starisés, sacralisés. Ils ont largement contribué aux campagnes haineuses sur le voile et la laïcité. Ils n’ont été que trop bavards. J’ajouterai que faire appel aux intellectuels, c’est faire appel à des gens assez crétins pour jouer le rôle de porte-parole de l’intelligence. Car on ne peut accepter un tel rôle, bien sûr, qu’en s’opposant à un peuple présenté comme composé d’abrutis et d’arriérés. Ce qui revient à perpétuer l’opposition entre ceux « qui savent » et ceux « qui ne savent pas », qu’il faudrait précisément briser si l’on veut lutter contre la société du mépris dont le Front national n’est qu’une expression particulière.

    Il existe pourtant des intellectuels – dont vous-même – qui combattent cette droitisation de la pensée française. Vous ne croyez pas à la force de la parole de l’intellectuel ?

    Il ne faut pas attendre de quelques individualités qu’elles débloquent la situation. Le déblocage ne pourra venir que de mouvements démocratiques de masse, qui ne soient pas légitimés par la possession d’un privilège intellectuel.

    Dans votre travail philosophique, vous montrez que, depuis Platon, la pensée politique occidentale a tendance à séparer les individus « qui savent » et ceux « qui ne savent pas ». D’un côté, il y aurait la classe éduquée, raisonnable, compétente et qui a pour vocation de gouverner ; de l’autre, la classe populaire, ignorante, victime de ses pulsions, dont le destin est d’être gouvernée. Est-ce que cette grille d’analyse s’applique à la situation actuelle ?

    Longtemps, les gouvernants ont justifié leur pouvoir en se parant de vertus réputées propres à la classe éclairée, comme la prudence, la modération, la sagesse … Les gouvernements actuels se prévalent d’une science, l’économie, dont ils ne feraient qu’appliquer des lois déclarées objectives et inéluctables – lois qui sont miraculeusement en accord avec les intérêts des classes dominantes. Or on a vu les désastres économiques et le chaos géopolitique produits depuis quarante ans par les détenteurs de la vieille sagesse des gouvernants et de la nouvelle science économique. La démonstration de l’incompétence des gens supposés compétents suscite simplement le mépris des gouvernés à l’égard des gouvernants qui les méprisent. La manifestation positive d’une compétence démocratique des supposés incompétents est tout autre chose.

    http://bibliobs.nouvelobs.com/essais/20150403.OBS6427/jacques-ranciere-les-ideaux-republicains-sont-devenus-des-armes-

  • Le FN est « une négation brutale de l’esprit critique »
    http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/12/07/le-fn-vrai-parti-du-pret-a-penser_4826508_3232.html

    Friands de petites phrases, si possible « chocs », d’images plus que d’analyses, ils laminent le discours, le saucissonnent en citations et détruisent ainsi la possibilité pour le public d’en faire lui-même une lecture critique. Comment cerner les valeurs réellement portées par une Marine Le Pen qui dénonce, le 28 novembre, des terroristes qui veulent « diviser les Français, les opposer les uns aux autres », si ses mots, qui reprennent presque verbatim ceux de François Hollande (« Que veulent les terroristes ? Nous diviser, nous opposer »), ne sont pas resitué dans la logique souterraine de son discours entier ? Discours de vengeance, quand celui du Président insistait sur la fraternité. Défaite de la pensée donc, car pensées défaites, non pas déconstruites ou dépliées, mais morcelées, copiées-collées et tronçonnées en cubes cathodiques consommables mais indigestes pour l’esprit.

    #fn

  • Dènoncer sous l’occupation

    http://www.dailymotion.com/video/xpgli2_denoncer-sous-l-occupation-1_webcam

    "Jamais, avant Vichy, la délation n’avait été une prescription d’Etat proposée aux « bons citoyens ». Gage donné à l’occupant d’une volonté de collaboration manifeste, le message que Philippe Pétain adresse aux Français, encore sous le choc de l’effondrement du printemps 1940, ouvre une boîte de Pandore.
    Les premiers décrets d’août 1940, qui appellent à la coopération directe pour identifier les opposants, amorcent la machine infernale. Les juifs (1940), puis les communistes (1941), les réfractaires au STO (service du travail obligatoire, 1943), comme tout acteur ou soutien de la Résistance, vont successivement devenir les cibles privilégiées d’une délation affichée au grand jour.
    La dénonciation antisémite reste la plus redoutable. Elle représente 15 % des actes de dénonciation, mais chaque lettre, chaque information est immédiatement vérifiée et le dénoncé, traqué.
    C’est pour entendre ces voix qui peu à peu s’éteignent que le travail de l’historien Laurent Joly et du documentariste David Korn-Brzoza est indispensable. Car le récit des historiens, si scrupuleux soit-il, ne peut avoir l’impact des souvenirs de Sarah, échappée avec sa mère de la nasse du Vél’d’Hiv mais dénoncée par ses voisins au printemps 1944 puis déportée ; ou encore le récit de Louis, fils de boulanger qui vit son père, ancien combattant, assassiné par les hommes de Klaus Barbie à la suite d’une délation…"

    http://www.lemonde.fr/televisions-radio/article/2015/12/05/trois-replay-a-ne-pas-rater_4825130_1655027.html#I7zUicfdVtwtoOD8.99

  • Les Inrocks - “L’abstention des classes populaires est tout à fait logique”
    http://www.lesinrocks.com/2015/12/03/actualite/labstention-des-classes-populaires-est-tout-à-fait-logique-11791601

    En règle général le score du FN augmente en proportion en raison de l’abstention. Brandir ce risque pour appeler au vote, voire à la fusion des listes de droite et de gauche dans le Nord, est-il encore efficace ?

    Il est vrai que l’abstention provoque une augmentation des pourcentages du FN. On commente d’ailleurs trop souvent ces chiffres impressionnants sans les rapporter à l’ensemble du corps électoral, ce qui conduit à des constats erronés du type “un Français sur trois vote Front national”. En réalité, la colère et le désespoir des Français conduisent bien plus vers l’abstention que vers le vote Front national !

    On peut s’interroger sur le soin qui est déployé par les responsables politiques socialistes et Républicains, et maintenant le président du Medef, à exagérer le poids du Front national. Pour les partis dominants, c’est une façon efficace de renvoyer la critique de leurs politiques à une colère fascisante qu’il faudrait à tout prix fuir. Le ras-le-bol vis-à-vis de la classe politique, qui n’a pourtant rien d’irrationnel, est ainsi associé à une rhétorique du “tous pourris”, intrinsèquement liée au FN, et donc forcément honteuse. Ensuite, la menace leur permet de s’ériger en représentants de la stabilité contre le chaos. Ils incarneraient en quelque sorte le moindre mal, à défaut de proposer le mieux. Cette stratégie est ainsi devenue le noyau central du Parti Socialiste. On peut d’ailleurs tout à fait penser que si Manuel Valls brandit en permanence la menace FN, c’est pour rester maître du jeu à gauche et empêcher la naissance d’alternatives à sa politique, au sein de son parti comme du côté de la gauche radicale. On dit aux électeurs : “toute dispersion ferait gagner le FN, alors restez dans les rangs.”

    Or, non seulement cette stratégie dissimule mal son hypocrisie, mais en plus elle crédite le Front national, pourtant un parti de notables qui n’a rien de révolutionnaire sur le plan économique, d’une aura subversive et “anti-système”. En s’alliant à Pierre Gattaz, le président du Medef, pour dénoncer l’inanité du programme de Marine Le Pen, Manuel Valls lui a fait un formidable cadeau : devenir l’ennemie déclarée des élites politico-économiques.

    Les jeunes et les classes populaires sont souvent les catégories qui s’abstiennent le plus massivement. Pourquoi ?

    L’abstention des jeunes est un sujet de préoccupation pour les politiques, parce qu’obtenir le vote des jeunes c’est se donner une image moderne et dynamique. Les taux d’abstention spectaculaires chez les jeunes (aux Européennes de 2014 les trois quarts des jeunes n’ont pas voté) sont souvent mis sur le compte d’un prétendu individualisme. C’est le cliché du jeune rivé sur son smartphone, plus préoccupé de la satisfaction de ses plaisirs égoïstes que du bien commun. C’est évidemment faux.

    Si les jeunes votent moins c’est avant tout parce qu’ils se sont émancipés par rapport au légitimisme du vote : quand les candidats ou les programmes ne conviennent pas, ils n’hésitent pas à s’abstenir. Chez leurs aînés il y a encore un attachement sentimental à certains partis et une forme d’habitude ancrée avec les années. Les jeunes jugent davantage sur pièce. Or les politiques menées ne leur sont pas favorables : leurs conditions de vie se sont dégradées, le passage à l’âge adulte et la prise d’autonomie sont de plus en plus difficiles. De ce point de vue, les jeunes ont une attitude très rationnelle vis-à-vis du vote, ce qui explique qu’ils décrochent plus vite que leurs aînés quand ça ne va pas.

    Quant aux classes populaires, qui effectivement s’abstiennent bien plus que les classes supérieures, leur attitude est tout à fait logique au regard des politiques menées depuis trente ans et plus particulièrement ces dix dernières années. Ces politiques ont toutes eu des effets contraires aux intérêts des plus pauvres. D’abord, leur incapacité à endiguer le chômage massif qui ravage notre pays depuis les années 1990 a surtout nuit aux ouvriers et aux employés. Ensuite, ils sont les grands perdants de l’augmentation des inégalités que les gouvernements successifs ont provoquée.

    Sous prétexte de compétitivité et de politique de croissance, ils ont appauvri et précarisé les salariés et offert un soutien sans faille aux grandes entreprises et à l’actionnariat français avec des effets bien réels. Ainsi, entre 2008 et 2012, alors que les 10 % les plus riches ont vu leurs revenus annuels augmenter, ceux des 40 % du bas de l’échelle ont connu une baisse annuelle de 400 à 500 euros.

    Or, cette montée des inégalités n’est pas un simple dommage collatéral ou un accident de parcours : La plupart des partis politiques institutionnels entretiennent sciemment un clientélisme oligarchique qui comporte deux volets. Un volet rhétorique qui consiste en la valorisation systématique des plus riches, entrepreneurs et actionnaires, sous prétexte de leur contribution décisive à la croissance, tandis que sont dévalorisés les plus pauvres, salariés et chômeurs, qui sont décrits comme “assistés” ou rétifs aux innovations.

    Et un volet pratique qui est la mise en place de manière plus ou moins visible d’une redistribution des richesses vers le haut et d’une destruction du modèle social et de services publics au bénéfice des grandes entreprises. On parle souvent des bénéfices des privatisations en termes d’allégement de la dette publique, mais on parle moins de ce qu’elles rapportent aux grandes entreprises qui s’en partagent les plus beaux morceaux, comme dernièrement avec les autoroutes françaises

    Face à un tel constat, comment s’étonner que les classes populaires majoritaires décident de ne plus créditer de leurs voix des partis politiques dominants qui appliquent tous des politiques contraires à leurs intérêts ? Quant aux alternatives possibles, elles ne sont guère convaincantes : le Front National ne se démarque pas fondamentalement de la doxa économique dominante et la gauche radicale reste chroniquement divisée. Il semble donc qu’à l’heure actuelle, l’abstention reste, hélas, un choix tout à fait rationnel pour tous les perdants des politiques oligarchiques, c’est-à-dire la grande majorité des Français.

    #abstention #élection

  • Un seul monde

    « La violence qui a frappé Paris montre aussi qu’entre ici et là-bas en Irak, en Syrie, au Liban, au Mali etc. en réalité il n’y a pas de frontières : la violence du racisme et des discriminations ici à un écho là-bas où nos jeunes viennent s’y défouler, et la violence là-bas, entretenue par les gouvernements américains, français, britanniques et autres, a un impact ici. Il est temps de le comprendre, la violence n’a pas de frontières, qu’elles soient militaires ou économiques. La violence des élites néolibérales et impérialistes ici et là-bas fait des victimes ici et là-bas. Pour une fois, inspirons nous des manifestants de Bagdad, de Syrie et d’ailleurs, demandons plus de justice, d’égalité, la fin d’un système néolibéral impérialiste qui se finance par les armes et par l’appauvrissement d’une majorité au bénéfice d’une minorité. Il n’y a pas de clash des civilisations, mais bien un conflit radical qui séparent toute la civilisation humaine : ceux qui sont pour l’égalité, la justice sociale, la dignité, et ceux qui sont pour le profit, la déshumanisation de l’autre et la banalisation de la violence. Français, Irakiens, Syriens, Libanais, Maliens, etc., tous sont liés les uns aux autres par ce même système-monde. »

    Zahra Ali

    http://quartiersxxi.org/de-bagdad-a-paris-pas-de-paix-sans-justice

  • Les subjectivités réactives

    "Je voudrais en venir aux subjectivités typiques qui apparaissent dans notre conjoncture. Par « subjectivité typique » j’entends des formes psychiques, des formes de conviction et d’affect qui sont des productions du monde dont je parle. Ce n’est pas un relevé de toutes les subjectivités possibles. C’est celles que je considère comme étant induites ou produites par la structure du monde contemporain.

    Je pense qu’il y en a trois : la subjectivité occidentale, la subjectivité du désir d’Occident, qui n’est pas la même, et la subjectivité que j’appellerai « nihiliste ». Je pense que ces trois subjectivités sont des créations typiques de l’état contemporain du monde.

    La subjectivité occidentale est la subjectivité de ceux qui se partagent les 14% laissés par l’oligarchie dominante. C’est la subjectivité de la classe moyenne et elle est d’ailleurs largement concentrée dans les pays les plus développés. C’est là que des miettes peuvent être distribuées. Cette subjectivité, telle qu’on la voir fonctionner, est à mon avis travaillée par une contradiction. Un premier élément, c’est un très grand contentement de soi-même, les Occidentaux sont très contents d’eux-mêmes, ils s’apprécient beaucoup. Il y a une arrogance historique là derrière, évidemment : il n’y a pas si longtemps les Occidentaux étaient les détenteurs du monde. À l’époque, rien qu’à additionner les possessions, conquises par la pure violence, des Français et des Anglais, on avait presque la cartographie du monde extra-européen tout entier. Ce qui reste de ce pouvoir impérial direct et immense, c’est une représentation de soi-même comme étant, en quelque sorte, la représentation du monde moderne et comme inventant et défendant le mode de vie moderne.

    Mais ce n’est là qu’un versant de la chose. L’autre versant, c’est une peur constante. La peur constante de quoi ? Je dirais, usant d’un matérialisme quelque peu brutal, la peur de se voir balancer, à partir des 14% qu’on partage, du côté des 50% qui n’ont rien. Dans le monde tel qu’il est, les membres de la classe moyenne sont ce qu’on peut appeler des petits privilégiés. Et la peur constante d’un petit privilégié, c’est de perdre son privilège.

    Peut-être en effet, que, dans les tensions du capitalisme contemporain, on ne pourra plus entretenir comme avant la classe moyenne. Ce n’est pas impossible. Il n’est pas impossible, vu la rapacité grandissante de l’oligarchie et les conflits guerriers coûteux qu’elle est contrainte de mener pour défendre ses zones de profit, qu’on ne puisse plus donner à la classe moyenne ses actuels 14% des ressources disponibles, mais seulement 12% par exemple. Il y aurait alors le spectre menaçant de ce qu’on a appelé la « paupérisation des classes moyennes ».

    C’est pourquoi nous avons la relation dialectique typiquement occidentale entre un extrême contentement arrogant de soi-même et une peur constante. D’où la définition de l’art des gouvernements démocratiques aujourd’hui : l’art de diriger cette peur, qui anime leur base idéologique et électorale, la classe moyenne, non pas contre eux - les gouvernements -, mais contre tels ou tels représentants de la masse démunie. C’est une opération majeure : faire comprendre à la classe moyenne qu’en effet il y a des risques, que leur peur est légitime, mais que cette peur n’est aucunement motivée par les sages mesures du gouvernement et la gestion démocratique des affaires, car sa cause unique est l’intolérable pression exercée constamment sur la classe moyenne par l’énorme masse des démunis, et en particulier par les représentants internes à nos sociétés de cette masse : les ouvriers de provenance étrangère, leurs enfants, les réfugiés, les habitants des sombres cités, les musulmans fanatiques. Voila le bouc émissaire livré en pâture, par nos maîtres et leurs plumitifs, à la peur des classes moyennes, Ce qui est l’organisation d’une sorte de guerre civile rampante, dont nous voyons de plus en plus les sinistres effets. Tels sont les aléas subjectifs de ceux qui représentent, en un certain sens, le corps même de l’Occident.

    Considérons maintenant ceux qui ne sont ni de l’oligarchie, ni de la classe moyenne. C’est-à-dire qui ne sont ni consommateurs ni salariés, et qui de ce fait sont situés hors du marché mondial. Il faut comprendre qu’ils sont constamment exposés au spectacle de l’aisance et de l’arrogance des deux premiers groupes. Les médias de masse y pourvoient. Les médias de masse accompagnent partout l’expansion mondiale du capitalisme, et organisent le spectacle permanent de cette expansion. Nous avons là deux phénomènes absolument liés. Et d’ailleurs, les médias planétaires sont concentrés dans des firmes multinationales gigantesques, comme Apple, Google, etc.

    L’effet de cet accompagnement spectaculaire est que non seulement, le mode de vie occidental, mode dominant, n’est pas négociable, comme le dit le valeureux Bruckner, mais qu’en outre, il se montre à tout le monde comme tel. Et donc, les démunis, où qu’ils soient, ont le spectacle constant de l’aisance et de l’arrogance des autres. Et cela, en l’absence, que j’espère provisoire, d’une issue idéologique et politique d’ensemble, visant à contrarier, puis faire disparaître l’hégémonie du capitalisme ; ils voient donc, ces démunis, qu’il y a quelque part un noyau d’aisance, d’arrogance, de prétention à la civilisation, à la modernité, auquel ils n’ont aucun moyen de s’opposer réellement dans la pensée ou l’action, pas plus qu’ils n’en partagent la réalité. Et le résultat est une frustration amère, un mélange classique d’envie et de révolte.

    D’où les deux autres subjectivités typiques. Celle qui vient en premier c’est ce que j’appellerai le désir d’Occident : le désir de posséder, de partager, ce qui est représenté, et qui est partout vanté comme l’aisance occidentale. Il s’agit donc d’essayer d’adapter un comportement et une consommation de classe moyenne, sans en avoir les moyens. Alors, cela donne évidemment des phénomènes comme le flux migratoire, car la forme simple du désir d’Occident est tout simplement le désir de quitter les zones dévastées pour rejoindre ce fameux monde occidental, puisque c’est si bien là-bas, puisque tout le monde y est content et baigne dans l’aisance moderne et magnifique. Et si on ne peut pas y aller on peut s’abandonner à des aliénations locales, c’est-à-dire, des tendances à copier, avec des moyens misérables, les configurations et les modes de vie occidentaux. On pourrait parler très longtemps de ce thème du désir d’Occident, qui est fondamental aujourd’hui dans le monde et qui a des effets considérables tous désastreux.

    La dernière subjectivité, la nihiliste, est un désir de revanche et de destruction qui, évidemment, est en couplage avec le désir de départ et d’imitation aliénée. Ce violent désir de revanche et de destruction, il est naturel qu’il soit souvent exprimé, formalisé, dans des mythologies réactives, dans des traditionalismes qu’on exalte et qu’on déclare défendre, y compris les armes à la main, contre le mode de vie occidental, contre le désir d’Occident.

    Il s’agit là du nihilisme de celui dont la vie est comptée pour rien. Ce nihilisme se constitue en apparence contre le désir d’Occident, mais c’est parce que le désir d’Occident est son fantôme caché. Si le nihiliste n’activait pas la pulsion de mort, s’il ne donnait pas libre cours à son agressivité, éventuellement meurtrière, il sait très bien qu’en réalité lui aussi succomberait au désir d’Occident, déjà présent en lui.

    Il faut bien voir que ces deux subjectivités typiques - la subjectivité du désir d’Occident et la subjectivité nihiliste de revanche et de destruction - forment un couple qui gravite, version positive et version négative, autour de la fascination exercée par la domination occidentale.

    Et tout cela, dans un contexte où rien n’est proposé qui serait une levée collective affirmant et organisant la perspective d’une autre structure du monde. En sorte que ces trois subjectivités typiques sont en réalité toutes internes à la structure du monde telle que je l’ai décrite. Et c’est à partir de cette intériorité que je vais caractériser ce que j’appellerai le fascisme contemporain."

    Alain #Badiou

    http://la-bas.org/la-bas-magazine/textes-a-l-appui/alain-badiou-penser-les-meurtres-de-masse-du-13-novembre-version-texte#III-L

    • « Je rappelle, ces chiffres :
      – 1% de la population mondiale possède 46 % des ressources disponibles. 1% - 46% : c’est presque la moitié,
      – 10% de la population mondiale possède 86 % des ressources disponibles,
      – 50% de la population mondiale ne possède rien.

      Ainsi, la description objective de cette affaire, en termes de population, en termes de masse, signifie que nous avons une oligarchie planétaire qui représente à peu près 10 % de la population. Cette oligarchie détient, je le répète 86 % des ressources disponibles. 10 % de la population, ça correspond peu près à ce qu’était la noblesse dans l’Ancien Régime. C’est à peu près du même ordre. Notre monde restitue, reconfigure, une situation oligarchique qu’il a traversée et connue il y a longtemps et à laquelle, sous d’autres formes et sous d’autres aspects, il revient.

      Nous avons donc une oligarchie de 10 %, et puis nous avons une masse démunie d’à peu près la moitié de la population mondiale, c’est la masse de la population démunie, la masse africaine, asiatique dans son écrasante majorité. Le total fait à peu près 60 %. Et il reste 40 %. Ces 40 %, c’est la classe moyenne. La classe moyenne qui se partage, péniblement, 14 % des ressources mondiales.

      C’est une vision structurée assez significative : on a une masse de démunis qui fait la moitié de la population mondiale, on a une oligarchie nobiliaire, si je puis dire, du point de vue de son nombre. Et puis on a la classe moyenne, pilier de la démocratie, qui, représentant 40 % de la population, se partage 14 % des ressources mondiales.

      Cette classe moyenne est principalement concentrée dans les pays dits avancés. C’est donc une classe largement occidentale. Elle est le support de masse du pouvoir local démocratique, du pouvoir parlementarisé. Je pense qu’on peut avancer, sans vouloir insulter son existence - puisque nous en participons tous ici plus ou moins, n’est-ce pas ? - qu’un but très important de ce groupe, qui quand même n’a accès qu’à une assez faible partie des ressources mondiales, un petit 14 %, c’est de n’être pas renvoyé, identifié, à l’immense masse des démunis. Ce qui se comprend fort bien. »

    • Comment en est-on arrivé là ?

      Les attentats n’ont joué qu’un rôle de déclencheur dans la mise en place de l’autoritarisme. Le gouvernement français aurait tout à fait pu se comporter comme le gouvernement norvégien en 2011 et affirmer son attachement à l’état de droit et aux droits fondamentaux tout en cherchant à comprendre comment l’attentat avait pu se produire.

      Le corps politique français utilise les attentats du 13 novembre pour légitimer son pouvoir. La stratégie économique du gouvernement n’a pas fonctionné (le chômage augmente) et aucune de ses autres actions ne s’est soldée par une victoire concrète (ses actions militaires à l’étranger et sa politique sociale n’ont pas recueilli d’adhésion particulière). La défense des citoyens contre une menace - quelle qu’en soit la nature - devient naturellement le dernier moyen de légitimation disponible.

      Et une dernière salve pour la tombe

      L’installation d’un régime autoritaire en France est l’illustration d’une nouvelle période dans le combat qui oppose les Lumières à la Réaction depuis le 18e siècle[11]. La progression des Lumières depuis 300 ans n’a rien de linéaire. Entre les révolutions de 1789 et 1848, entre 1848 et 1945, on ne compte pas les pays et les périodes où les valeurs humanistes ont disparues.

      On peut imaginer que 2015 marque le début d’une nouvelle parenthèse réactionnaire. Même si c’est peu probable, gardez à l’esprit que les normes morales peuvent changer d’un mois, voire d’un jour à l’autre. Entre le 22 juin et le 10 juillet 1940 (19 jours), il est devenu normal de s’opposer à l’état de droit en France. Du 9 au 10 novembre 1989, la censure en RDA est devenue anormale. Un tel changement de norme pourrait tout à fait se produire en France si la police décidait de sanctionner massivement les actes de résistance au régime autoritaire[13].

      Si une telle évolution se produisait, les idées des Lumières devraient être conservées dans des bibliothèques d’opposition et des “universités volantes”. Compte-tenu de la facilité avec laquelle un gouvernement autoritaire peut censurer les services en ligne, il faut aujourd’hui s’assurer que les travaux à transmettre à la prochaine génération qui s’opposera à la Réaction sont disponibles hors-ligne, voire sur support physique, dans des formats ouverts.

    • es attentats du 13 novembre 2015 ont été menés par un groupe communiquant sans chiffrement après que leur coordinateur a annoncé l’attaque en février dans un magazine de Daesh[1]. Un service de renseignement efficace aurait dû lire Dabiq, le magazine en question, et placer le téléphone d’Abaaoud, le coordinateur, sous écoute. Ils ne l’ont pas fait.

    • la stagnation qui dure en Europe depuis six ans est surtout l’expression du retournement démographique. Avec une population active qui diminue et une population de pensionnés qui augmente, le niveau de vie doit nécessairement baisser, à moins d’augmenter la productivité de manière extraordinaire ou de recourir massivement à l’immigration.

      Heu, c’est juste moi, ou ce paragraphe a quelque chose qui cloche ? Il me semble que ce petit pavé étrange chaudement lové au coeur de cet article vindicatif (en une) est une bombe légèrement... Rétrograde... Non ?

      Quid de l’augmentation de la population en France, qui s’en sort plutôt bien de ce point de vue, si on admet qu’il faille que la population augmente (point de vue plutôt étato-capitaliste, soit dit en passant, il me semble) ? Quid du partage de l’emploi ? Quid du partage des richesses ? Quid du partage très inégal des fruits de l’augmentation de la productivité, entre capital et travail ?

      Le diagnostic me semble donc faux, et les « solutions » évoquées tout autant...

      Que vaut globalement cette opération de com masquée, du coup, à l’aune de ce « textum » (mon néologisme dérivé du concept de « punctum » de Barthes, utilisé pour la photo) ? Est-ce une tentative de retournement à bon compte ? Du « placement de produit intellectuel » ? (comme on place des marques dans les films grand public, on placerait des idées nauséeuses dans un texte revendicatif...)

      D’autant que ce monsieur fait dans le story-telling... Fondé sur des données... Mais justement, pas de sources pour ce paragraphe-là...

      Merci d’avance de vos éclairages sur cette (possible ?) petite manip’...

      Zoo.

    • ZooRouge,

      Merci de votre commentaire. J’ai été obligé de faire des raccourcis dans mon essai pour ne pas qu’il deviennent trop long.

      Cela étant, vous mélangez plusieurs choses. La première, c’est la différence entre population et population active. La population active est celle qui crée de la valeur. Cette valeur doit ensuite être partagée avec l’ensemble de la population. Si la population active diminue en proportion du reste de la population, il y a nécessairement moins de valeur à partager pour l’ensemble de la population.

      Sur ce sujet, lisez les publications de l’INSEE sur le taux de dépendance http://www.insee.fr/fr/themes/document.asp?ref_id=18719

      Pour faire en sorte que la valeur disponible par personne ne diminue pas, on peut augmenter le nombre de personnes qui travaillent. Ca a déjà été fait une fois avec l’arrivée des femmes sur le marché du travail. Ca a été essayé une deuxième fois avec l’allongement des périodes de cotisation retraite, ce qui n’a pas fonctionné (on part toujours à la retraite vers 60/65 ans dans les pays de l’OCDE quel que soit l’âge légal. En revanche, les retraites ne sont plus complètes). La troisième solution, qui n’est pas sur la table en Europe aujourd’hui, est l’immigration de personnes en âge de travailler.

      L’autre possibilité pour que la valeur par personne ne diminue pas quand le taux de dépendance augmente, c’est de faire en sorte que chaque personne qui travaille produise plus de valeur : c’est l’augmentation de la productivité. Les gains de productivité dans l’industrie et l’agriculture ont été fait au 20e siècle. Depuis plusieurs décennies, la productivité n’augmente plus. On a attendu une hausse de la productivité dans les services grâce à l’informatique, mais elle n’est jamais arrivée. Les gains de productivité effectifs que l’on voit en Europe (surtout dans le textile), sont en fait dus au déplacement de la production dans des lieux à bas coûts salariaux.

      Vous mélangez aussi la création de valeur et son partage. Dans mon essai, je ne parle que de création de valeur. Et celle-ci, sans augmentation de la productivité ou immigration, ne peut que diminuer. L’augmentation des inégalités se rajoute à ce mécanisme. La valeur totale disponible diminue, et sa répartition devient de plus en plus inégalitaire (sur le sujet, Le Capital de Piketty est la référence — et vous verrez que je le site très souvent par ailleurs).

      En combinant les deux mécanismes (diminution de la valeur disponible et augmentation des inégalités), on comprend bien que le niveau de vie d’une grande majorité de la population, en France et en Europe, diminue. On peut apporter des solutions politiques à l’augmentation des inégalités, mais aucun gouvernement ne s’y est attelé.

    • Bonjour Nicolas.
      Je mélange peut-être, mais vos choix (qui séparent donc) ne me convainquent en rien... Vous faite l’économie de toute nuance, en adoptant un indicateur particulièrement peu profond ( le rapport démographique entre nombre de personnes en âge de travailler et nombre de personnes non actives, car trop jeunes ou trop vieilles)... Et en sautant de la variation de ce taux à celle de la valeur, en ne tenant aucun compte de l’ensemble des facteurs qui déterminent celle-ci... Et tout d’abord le taux d’emploi de la dite population active... Ce que je souligne avec mon rapport au partage du temps de travail... Car c’est exactement la voie que vous excluez tant dans votre article que dans votre commentaire... Qui donc à une posture idéologique par les raccourcis effectués. Bref, si je mélange trop (peut-être), vous sélectionnez tendancieusement, pour construire un raisonnement qui ne cherche qu’à se démontrer lui-même, et ne cherche pas à prendre en compte la réalité de la situation, et l’ensemble des solutions possibles... Donc à rebours de votre amical (mais un peu condescendant) conseil de me plonger dans les chiffres et les concepts de l’INSEE, je vous recommande d’en sortir un peu, et de prendre le temps de penser et observer humainement à ce sujet... Ou même de vous y plonger beaucoup plus... Et d’intégrer à votre raisonnement les chiffres du chômage (tant biaisés qu’ils soient), ou ceux de la précarité... Et par ailleurs, ceux des inégalités de revenus, car la redistribution entre pleinement, il me semble, dans la possibilité qu’une société reste bien vivante... Et à cela, Piketty ne me semble pas opposé !
      Bien à vous !
      Zoo

  • Le djihadisme est une révolte générationnelle et nihiliste

    La France en guerre ! Peut-être. Mais contre qui ou contre quoi ? Daech n’envoie pas des Syriens commettre des attentats en France pour dissuader le gouvernement français de le bombarder. Daech puise dans un réservoir de jeunes Français radicalisés qui, quoi qu’il arrive au Moyen-Orient, sont déjà entrés en dissidence et cherchent une cause, un label, un grand récit pour y apposer la signature sanglante de leur révolte personnelle. L’écrasement de Daech ne changera rien à cette révolte.

    Le ralliement de ces jeunes à Daech est opportuniste : hier, ils étaient avec Al-Qaida, avant-hier (1995), ils se faisaient sous-traitants du GIA algérien ou pratiquaient, de la Bosnie à l’Afghanistan en passant par la Tchétchénie, leur petit nomadisme du djihad individuel (comme le « gang de Roubaix »). Et demain, ils se battront sous une autre bannière, à moins que la mort en action, l’âge ou la désillusion ne vident leurs rangs comme ce fut le cas de l’ultragauche des années 1970.

    Il n’y a pas de troisième, quatrième ou énième génération de djihadistes. Depuis 1996, nous sommes confrontés à un phénomène très stable : la radicalisation de deux catégories de jeunes Français, à savoir des « deuxième génération » musulmans et des convertis « de souche ».

    Le problème essentiel pour la France n’est donc pas le califat du désert syrien, qui s’évaporera tôt ou tard comme un vieux mirage devenu cauchemar, le problème, c’est la révolte de ces jeunes. Et la vraie question est de savoir ce que représentent ces jeunes, s’ils sont l’avant-garde d’une guerre à venir ou au contraire les ratés d’un borborygme de l’Histoire.

    Quelques milliers sur plusieurs millions

    Deux lectures aujourd’hui dominent la scène et structurent les débats télévisés ou les pages opinions des journaux : en gros, l’explication culturaliste et l’explication tiers-mondiste. La première met en avant la récurrente et lancinante guerre des civilisations : la révolte de jeunes musulmans montre à quel point l’islam ne peut s’intégrer, du moins tant qu’une réforme théologique n’aura pas radié du Coran l’appel au djihad. La seconde évoque avec constance la souffrance postcoloniale, l’identification des jeunes à la cause palestinienne, leur rejet des interventions occidentales au Moyen-Orient et leur exclusion d’une société française raciste et islamophobe ; bref, la vieille antienne : tant qu’on n’aura pas résolu le conflit israélo-palestinien, nous connaîtrons la révolte.

    Mais les deux explications butent sur le même problème : si les causes de la radicalisation étaient structurelles, alors pourquoi ne touche-t-elle qu’une frange minime et très circonscrite de ceux qui peuvent se dire musulmans en France ? Quelques milliers sur plusieurs millions.

    [...]

    Islamisation de la radicalité

    Presque tous les djihadistes français appartiennent à deux catégories très précises : ils sont soit des « deuxième génération », nés ou venus enfants en France, soit des convertis (dont le nombre augmente avec le temps, mais qui constituaient déjà 25 % des radicaux à la fin des années 1990). Ce qui veut dire que, parmi les radicaux, il n’y a guère de « première génération » (même immigré récent), mais surtout pas de « troisième génération ». Or cette dernière catégorie existe et s’accroît : les immigrés marocains des années 1970 sont grands-pères et on ne trouve pas leurs petits-enfants parmi les terroristes. Et pourquoi des convertis qui n’ont jamais souffert du racisme veulent-ils brusquement venger l’humiliation subie par les musulmans ? Surtout que beaucoup de convertis viennent des campagnes françaises, comme Maxime Hauchard, et ont peu de raisons de s’identifier à une communauté musulmane qui n’a pour eux qu’une existence virtuelle. Bref, ce n’est pas la « révolte de l’islam » ou celle des « musulmans », mais un problème précis concernant deux catégories de jeunes, originaires de l’immigration en majorité, mais aussi Français « de souche ». Il ne s’agit pas de la radicalisation de l’islam, mais de l’islamisation de la radicalité.

    Qu’y a-t-il de commun entre les « deuxième génération » et les convertis ? Il s’agit d’abord d’une révolte générationnelle : les deux rompent avec leurs parents, ou plus exactement avec ce que leurs parents représentent en termes de culture et de religion. Les « deuxième génération » n’adhèrent jamais à l’islam de leurs parents, ils ne représentent jamais une tradition qui se révolterait contre l’occidentalisation. Ils sont occidentalisés, ils parlent mieux le français que leurs parents. Tous ont partagé la culture « jeune » de leur génération, ils ont bu de l’alcool, fumé du shit, dragué les filles en boîte de nuit. Une grande partie d’entre eux a fait un passage en prison. Et puis un beau matin, ils se sont (re)convertis, en choisissant l’islam salafiste, c’est-à-dire un islam qui rejette le concept de culture, un islam de la norme qui leur permet de se reconstruire tout seuls. Car ils ne veulent ni de la culture de leurs parents ni d’une culture « occidentale », devenues symboles de leur haine de soi.

    La clé de la révolte, c’est d’abord l’absence de transmission d’une religion insérée culturellement. C’est un problème qui ne concerne ni les « première génération », porteurs de l’islam culturel du pays d’origine, mais qui n’ont pas su le transmettre, ni les « troisième génération », qui parlent français avec leurs parents et ont grâce à eux une familiarité avec les modes d’expression de l’islam dans la société française : même si cela peut être conflictuel, c’est « dicible ».

    [...]

    Des jeunes en rupture de ban

    Les jeunes convertis par définition adhèrent, quant à eux, à la « pure » religion, le compromis culturel ne les intéresse pas (rien à voir avec les générations antérieures qui se convertissaient au soufisme) ; ils retrouvent ici la deuxième génération dans l’adhésion à un « islam de rupture », rupture générationnelle, rupture culturelle, et enfin rupture politique. Bref, rien ne sert de leur offrir un « islam modéré », c’est la radicalité qui les attire par définition. Le salafisme n’est pas seulement une question de prédication financée par l’Arabie saoudite, c’est bien le produit qui convient à des jeunes en rupture de ban.

    [...]

    En rupture avec leur famille, les djihadistes sont aussi en marge des communautés musulmanes : ils n’ont presque jamais un passé de piété et de pratique religieuse, au contraire. Les articles des journalistes se ressemblent étonnamment : après chaque attentat, on va enquêter dans l’entourage du meurtrier, et partout c’est « l’effet surprise : « On ne comprend pas, c’était un gentil garçon (variante : “Un simple petit délinquant”), il ne pratiquait pas, il buvait, il fumait des joints, il fréquentait les filles… Ah oui, c’est vrai, il y a quelques mois il a bizarrement changé, il s’est laissé pousser la barbe et a commencé à nous saouler avec la religion. » Pour la version féminine, voir la pléthore d’articles concernant Hasna Aït Boulahcen, « Miss Djihad Frivole ».

    [...]

    La violence à laquelle ils adhèrent est une violence moderne, ils tuent comme les tueurs de masse le font en Amérique ou Breivik en Norvège, froidement et tranquillement. Nihilisme et orgueil sont ici profondément liés.

    Cet individualisme forcené se retrouve dans leur isolement par rapport aux communautés musulmanes. Peu d’entre eux fréquentaient une mosquée. Leurs éventuels imams sont souvent autoproclamés. Leur radicalisation se fait autour d’un imaginaire du héros, de la violence et de la mort, pas de la charia ou de l’utopie. En Syrie, ils ne font que la guerre : aucun ne s’intègre ou ne s’intéresse à la société civile. Et s’ils s’attribuent des esclaves sexuelles ou recrutent de jeunes femmes sur Internet pour en faire des épouses de futurs martyrs, c’est bien qu’ils n’ont aucune intégration sociale dans les sociétés musulmanes qu’ils prétendent défendre. Ils sont plus nihilistes qu’utopistes.

    Aucun ne s’intéresse à la théologie

    Si certains sont passés par le Tabligh (société de prédication fondamentaliste musulmane), aucun n’a fréquenté les Frères musulmans (Union des organistions islamiques de France), aucun n’a milité dans un mouvement politique, à commencer par les mouvements propalestiniens. Aucun n’a eu de pratiques « communautaires » : assurer des repas de fin de ramadan, prêcher dans les mosquées, dans la rue en faisant du porte-à-porte. Aucun n’a fait de sérieuses études religieuses. Aucun ne s’intéresse à la théologie, ni même à la nature du djihad ou à celle de l’Etat islamique.

    Ils se radicalisent autour d’un petit groupe de « copains » qui se sont rencontrés dans un lieu particulier (quartier, prison, club de sport) ; ils recréent une « famille », une fraternité. Il y a un schéma important que personne n’a étudié : la fraternité est souvent biologique. On trouve très régulièrement une paire de « frangins », qui passent à l’action ensemble (les frères Kouachi et Abdeslam, Abdelhamid Abaaoud qui « kidnappe » son petit frère, les frères Clain qui se sont convertis ensemble, sans parler des frères Tsarnaev, auteurs de l’attentat de Boston en avril 2013). Comme si radicaliser la fratrie (sœurs incluses) était un moyen de souligner la dimension générationnelle et la rupture avec les parents. La cellule s’efforce de créer des liens affectifs entre ses membres : on épouse souvent la sœur de son frère d’armes. [...]

    Les terroristes ne sont donc pas l’expression d’une radicalisation de la population musulmane, mais reflètent une révolte générationnelle qui touche une catégorie précise de jeunes.

    Pourquoi l’islam ? Pour la deuxième génération, c’est évident : ils reprennent à leur compte une identité que leurs parents ont, à leurs yeux, galvaudée : ils sont « plus musulmans que les musulmans » et en particulier que leurs parents. L’énergie qu’ils mettent à reconvertir leurs parents (en vain) est significative, mais montre à quel point ils sont sur une autre planète (tous les parents ont un récit à faire de ces échanges). Quant aux convertis, ils choisissent l’islam parce qu’il n’y a que ça sur le marché de la révolte radicale. Rejoindre Daech, c’est la certitude de terroriser.

    Olivier Roy

    http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/11/24/le-djihadisme-une-revolte-generationnelle-et-nihiliste_4815992_3232.html

    • Deux petites questions :

      1) « Daech n’envoie pas des Syriens commettre des attentats en France pour dissuader le gouvernement français de le bombarder ». Même si j’apprécie beaucoup le reste de l’article, je ne vois pas en quoi le fait que Daech envoie des Français plutôt que des Syriens rend cette hypothèse ("pour dissuader le gouvernement français de le bombarder") fausse ?

      2) Quelles sont les différences fondamentales (autres que politiques ou religieuses bien sûr, plutôt du côté psychologique ou social entre autres) entre un jeune qui aujourd’hui s’engage dans Daech et un jeune qui dans les années 1970 s’engageait dans la bande à Baader ?

    • Quelles sont les différences fondamentales (autres que politiques ou religieuses bien sûr, plutôt du côté psychologique ou social entre autres) entre un jeune qui aujourd’hui s’engage dans Daech et un jeune qui dans les années 1970 s’engageait dans la bande à Baader ?

      Le niveau de décomposition de la synthèse sociale capitaliste.

      Au-delà et en-deçà des phénomènes « économiques » (chômage de masse, crise environnementale, démantèlement de l’état-providence...) la synthèse sociale capitaliste produit aussi une certaine forme de sujet qui lui est propre et dont les évolutions sont liées à sa décomposition.

      Historiquement, le capitalisme a d’abord forgé le sujet autoritaire, dans lequel des dimensions pré-capitalistes ont été reprises et re-déterminées par les nécessites de la valorisation du capital (c’est le capitalisme de caserne vécu, subi, mais aussi souvent promu aussi bien par l’État, les patrons que par les organisations ouvrières)

      Et puis, au tournant des années 1970, le capitalisme ne peut plus reproduire sa forme de vie sur ses propres base. Le travail productif, pfuitt, disparait à un rythme qui ne peut plus être contré par des tendances compensatrices. Sous les coups de butoir du capitalisme lui-même, sa course à la productivité le mine, contradiction interne qui l’anime et le condamne tout à la fois.

      Du coup, le noyau profond du sujet capitaliste émerge, raboté par l’éviction des dernières scories pré-capitalistes. C’est le règne explicite, au grand jour, du sujet narcissique, du sujet évidé, sans contenu propre (et par là bien conforme aux besoins du capitalisme qui a besoin de personnalités fluides, mais par là-même fragile, prête à s’effondrer à tout moment)

    • Peut-être aussi des parallèles à faire avec la politisation des skinheads dans les années 80... Lumpenproletariat flirtant avec la délinquance et embrigadé comme milice... Et plus loin on peut penser à une partie du vivier de recrutement des Sturmabteilungen.

    • Effectivement, il répond en partie... alors que cette interview date d’il y a un an !!! Merci ! (bon, sauf qu’à l’époque, Olivier Roy différencie Al Qaida de Daech, par le fait que Daech n’intervient pas en occident, tout en reconnaissant que ça peut encore dégénérer, ce en quoi il n’avait pas tort, et en donnant des pistes pour l’éviter, mais il n’a pas été écouté...)

      http://www.franceinter.fr/emission-le-79-olivier-roy-les-jeunes-djihadistes-sont-fascines-par-la-v

    • Effectivement, on ne peut pas mettre la R.A.F. et Daesh dans le même sac d’une « radicalité en soi », se fourvoyant ad nauseam dans une violence nihiliste et non interrogée. C’est la limite de l’analyse de Roy, de faire de la radicalité une catégorie stable à promener d’une époque à l’autre en la rhabillant avec les frusques du moment. Le sujet « radical » est ajusté à chacune des phases et, loin d’être un sujet inchangé dans le fond, qui ferait juste le choix opportuniste de telle ou telle « cause », il exprime l’état courant de la synthèse sociale. A ce titre, le terroriste du 13 novembre est plus proche d’un Andreas Lubitz que d’une Ulrike Meinhof

    • je plussoies sur l’intervention de @ktche
      et ajoute, oui, il y a islamisation, mais il n’y a aucune radicalité dans cette affaire, le soit disant retour aux soit disant racines de l’islam n’est pas une #radicalité, sauf pour les journalistes et autres pense mou, selon eux, ce qui est violent serait radical, voilà ce qui tient pour eux lieu de définition, comme si un #attentat_massacre se devait d’être radical, comme si une bastonnade de babas par la FNSEA était radicale, et les coups de matraques de gazeuses, de flash ball de la police sont-ils radicaux ? ah ben non, c’est les forces de l’odre. Au prie c’est un mauvais emploi de la force.
      ces tueurs ne prennent rien à la racine, ils retournent à la racine pour se chosifier et chosifier, le soit retour aux origines est pas radical, il est conservateur.

    • Des meurtres de masse, Alain Badiou
      http://la-bas.org/la-bas-magazine/textes-a-l-appui/alain-badiou-penser-les-meurtres-de-masse-du-13-novembre-version-texte#III-L

      Ces jeunes se voient donc à la marge à la fois du salariat, de la consommation et de l’avenir. Ce qu’alors leur propose la #fascisation (qu’on appelle stupidement, dans la propagande, une « radicalisation », alors que c’est une pure et simple régression) est un mélange d’héroïsme sacrificiel et criminel et de satisfaction « occidentale ». D’un côté, le jeune va devenir quelqu’un comme un mafieux fier de l’être, capable d’un héroïsme sacrificiel et criminel : tuer des occidentaux, vaincre les tueurs des autres bandes, pratiquer une cruauté spectaculaire, conquérir des territoires, etc Cela d’un côté, et de l’autre, des touches de « belle vie », des satisfactions diverses. Daech paye assez bien l’ensemble de ses hommes de main, beaucoup mieux que ce qu’ils pourraient gagner « normalement » dans les zones où ils vivent. Il y a un peu d’argent, il y a des femmes, il y a des voitures, etc. C’est donc un mélange de propositions héroïques mortifères et, en même temps, de corruption occidentale par les produits. (...) Disons que c’est la fascisation qui islamise, et non l’Islam qui fascine.

    • Réponse à Olivier Roy : les non-dits de « l’islamisation de la radicalité », François Burgat
      http://rue89.nouvelobs.com/2015/12/01/reponse-a-olivier-roy-les-non-dits-lislamisation-radicalite-262320

      Dans les rangs de Daech, après avoir annoncé par deux fois leur disparition, Roy ne pouvait donc logiquement plus accepter de voir des islamistes, ni même des acteurs politiques. Il botta donc en touche en déclarant n’y voir que des « fous » à qui il ne donna... « pas un an ».

      Aujourd’hui, j’ai pour ma part beaucoup de difficulté à ranger les frères Kouachi, fort construits dans l’expression de leurs motivations, dans la catégorie de simples paumés dépolitisés – et de reconnaître chez Coulibally (auteur de l’attaque contre l’Hyper Cacher) quelqu’un qui, entre autres, « ne s’intéresse[nt] pas aux luttes concrètes du monde musulman (Palestine) ».

      Disculper nos politiques étrangères

      Si une telle hypothèse permet à Roy de demeurer cohérent avec la ligne de ses fragiles prédictions passées, elle n’apporte en fait qu’une nouvelle pierre (celle de la pathologie sociale, voire mentale) à une construction qui reproduit le même biais que l’approche culturaliste qu’elle prétend dépasser : elle déconnecte d’une façon dangereusement volontariste les théâtres politiques européen et proche-oriental.

      La thèse qui disculpe nos politiques étrangères a donc tout pour séduire tant elle est agréable à entendre.

    • du même texte de Burgat :

      cette thèse de « l’islamisation de la radicalité » ne s’en prend pas principalement à la lecture culturaliste. Elle condamne surtout, avec dédain, en la qualifiant de « vieille antienne » « tiers-mondiste », une approche dont – sans en reprendre la désignation péjorative – nous sommes nombreux à considérer que, bien au contraire, elle constitue l’alpha et l’oméga de toute approche scientifique du phénomène djihadiste.

      Le discrédit du « tiers-mondisme » consiste ici ni plus ni moins qu’à refuser de corréler – si peu que ce soit – les conduites radicales émergentes en France ou ailleurs avec... selon les termes mêmes de Roy, « la souffrance post-coloniale, l’identification des jeunes à la cause palestinienne, leur rejet des interventions occidentales au Moyen-Orient et leur exclusion d’une France raciste et islamophobe ».

    • S’il faut mettre en lumière les corrélations, comme le propose Burgat, il faut aussi être en mesure d’expliquer les différences d’une façon qui soit ni contingente, ni déterministe.

      Si Burgat esquisse parfois un lien avec l’économie (L’islamisme à l’heure d’Al-Qaida , p.29), il n’y voit qu’un effet « adjuvant » (op. cit. p.83). Mais l’économie n’est pas une sphère juxtaposée à celles de la politique ou de la culture, c’est une forme sociale totale. La « troisième temporalité de l’islamisme » proposée par Burgat peut alors être aussi bien interprétée comme une réaction à la modernisation (une tentative de freiner ou de retourner en arrière) qu’une sorte d’accompagnement de la décomposition de la synthèse sociale capitaliste (sans perspective d’émancipation), avec des variations résultant des stades différenciés dans lesquels cette synthèse sociale s’est trouvée au moment où cette décomposition devient manifeste.

      http://seenthis.net/messages/328965

  • Dans le Val-d’Oise, récit d’une perquisition musclée
    http://www.lemonde.fr/police-justice/article/2015/11/23/dans-le-val-d-oise-recit-d-une-perquisition-musclee_4815543_1653578.html
    Par Paul Barelli (Nice, correspondant), Richard Schittly (Lyon, correspondant) et Laurent Borredon

    Perquisitions au Pepper-Grill à Saint-Ouen-l’Aumône, le 21 novembre. (...)
    A 20 h 31, un homme tente péniblement d’ouvrir la porte intérieure du sas d’entrée, (...) casque, gilet pare-balles, bouclier antiémeute. (...)

    Sous le regard ébahi des clients, des dizaines de policiers en tenue d’intervention déboulent dans la grande salle du restaurant. Une perquisition administrative commence...

    Les clients se figent. Les fonctionnaires ordonnent à la dizaine de salariés présents en salle de se rassembler autour d’une table libre. « Ordre du préfet ! », répondent-ils lorsqu’on les interroge.

    Braqué avec un fusil

    Puis les policiers tentent d’ouvrir les portes avec un bélier. Ils en défoncent une première. Elle donne sur les cuisines, par ailleurs accessibles par une porte battante : il suffisait de s’avancer de quelques mètres dans le couloir.

    Ils partent ensuite à l’#assaut d’une deuxième porte, celle-là bien fermée. Le propriétaire du restaurant leur propose de l’ouvrir avec sa clé. Pas de réponse, la porte est cassée. (...) Une dernière porte est attaquée. Un coup, deux coups, puis le policier qui tient le bélier se rend compte qu’il suffisait en fait de tourner la poignée. Derrière, une salle de douche.

    Le propriétaire, Ivan Agac, 28 ans, (...) découvre qu’« il existe des raisons sérieuses de penser que se trouvent des personnes, armes ou objets liés à des activités à caractère terroriste » dans le restaurant qu’il a lancé il y a deux ans. Il est estomaqué. Pendant la discussion, un policier en uniforme farfouille sans conviction dans les armoires, jetant les dossiers à terre sans même faire mine d’en examiner le contenu.

    Pas un seul contrôle d’identité

    « Vous avez de la chance, on n’a rien trouvé, vous n’allez pas partir en garde à vue », conclut l’officier. Puis la troupe s’en va. Il est 21 h 01. Les policiers n’ont découvert ni « armes » ni « objets liés à des activités à caractère terroriste ». Quant aux « personnes », en trente minutes de perquisition, ils n’ont pas procédé à un seul contrôle d’identité, ni d’employés, ni de clients, donc ils ne risquaient pas d’en trouver… (...)

    Pourquoi, alors ? Le maire PS, Alain Richard, ancien ministre de la défense de Lionel Jospin (1997-2002), ne souhaite pas commenter une perquisition « qui pourrait avoir des suites judiciaires ». Une source policière explique qu’une « #salle_de_prière_clandestine » était recherchée. Sauf qu’une salle de prière, il y en a bien une, mais elle n’est pas particulièrement clandestine, il s’agit d’une petite pièce indiquée par un pictogramme, située à côté du bureau de M. Agac, et destinée aux clients qui le souhaitent.

    « On ne fait pas mouche à tous les coups, loin de là. Le principe de ces perquisitions, c’est de taper large, justifie le préfet, Yannick Blanc. (...)

    « C’est de la communication »

    Dans la région lyonnaise, les responsables policiers évoquent ainsi un bilan des saisies « plutôt positif » : lance-roquettes, fusil d’assaut AK47, fusil-mitrailleur MAT49, 1 kg d’héroïne, 1,2 kg de cannabis… « On a bénéficié d’un effet de surprise, ces perquisitions nous ont donné une #liberté_d’action efficace, estime le patron d’un service d’enquête spécialisé. Nous avons ciblé des gens que nous n’avions pas réussi à accrocher dans nos investigations, nous en entendions parler en marge de nos enquêtes sans avoir de billes, notre intuition était bonne ! »

    (...) « C’est de la communication », commente un haut responsable policier à Paris. Et le risque de dommages collatéraux n’est jamais très loin. A Nice, vendredi 20 novembre, une fillette de 6 ans a été légèrement blessée lors d’une perquisition administrative menée dans le centre. (...)

    Lundi 23 novembre, la police avait procédé à 1 072 perquisitions en application de l’article 11 de la loi de 1955 sur l’état d’urgence. Elles ont donné lieu à 139 #interpellations, qui ont débouché sur 117 #gardes_à_vue. Ce qui signifie que, dans environ 90 % des cas, les policiers ont fait chou blanc. Comme au Pepper-Grill.

    Au niveau national, le ministère de l’intérieur affiche la saisie de 201 armes. Dans 77 cas, de la drogue a été découverte.

    #perquisitions_administratives #état_d'urgence

  • "Le Management de la Sauvagerie"

    "Les différentes déclinaisons du « jihad » diffusent aujourd’hui une avalanche d’images — photos et vidéos — extrêmement choquantes, qu’il s’agisse des conséquences d’un bombardement sur une population, de corps disloqués d’ennemis tués au combat qu’on enterre par bennes dans des fosses communes, de gens qu’on décapite, brûle vifs, lapide, précipite du haut d’immeubles… La guerre est quelque chose qui relève de l’entendement — un outil destiné à atteindre des buts politiques par usage de la violence. Elle est également animée par des ressorts de nature passionnelle — le déchaînement de violence sans passion, est-ce bien envisageable… ? Maîtriser l’art de la guerre pourrait d’ailleurs bien relever d’une exploitation habile et équilibrée de ses ressorts passionnels et rationnels. Or, ceci a été théorisé au profit du jihad. Un certain Abu Bakr Naji, membre du réseau Al Qaeda, a en effet publié sur Internet en 2004, en langue arabe, un livre intitulé Le Management de la Sauvagerie : l’étape la plus critique que franchira l’Oumma . L’ouvrage a été traduit en anglais par William Mc Cants au profit de l’institut d’études stratégiques John M. Olin de l’université de Harvard. C’est sur cette traduction qu’est fondé le présent billet. On a parfois l’impression d’y lire les enseignements de l’implantation de Jabhat al Nusra en Syrie, à ceci près qu’il a été écrit avant… Et l’on y découvre des théories auxquelles ont donné corps des gens comme Abu Mussab al Zarqaoui, ou les actuels décideurs de l’organisation Etat Islamique.

    La « sauvagerie » qu’il est ici question de manager n’est absolument pas celle qui consiste à brûler des prisonniers ou à leur couper la tête. Dès sa préface, et au fil de son ouvrage, Abu Bakr Naji définit la « sauvagerie » en question comme étant la situation qui prévaut après qu’un régime politique s’est effondré et qu’aucune forme d’autorité institutionnelle d’influence équivalente ne s’y est substituée pour faire régner l’état de droit. Une sorte de loi de la jungle, en somme. Avec un pragmatisme remarquable, ce djihadiste convaincu, dont l’ouvrage est méthodiquement constellé de références à la Sunna, considère la « sauvagerie » comme une ressource, un état à partir duquel on peut modeler une société pour en faire ce sur quoi reposera un califat islamique dont la loi soit la Charia. Le management de la sauvagerie est un recueil stratégique qui théorise finement l’exploitation coordonnée de ressorts cognitifs et émotionnels au profit d’un but politique d’essence religieuse. Sa lecture marginalise les commentaires qui tendraient à faire passer les acteurs du jihad pour des aliénés mentaux ou des êtres primaires incapables de comprendre les subtilités propres à l’être humain. Elle souligne à quel point la compréhension d’un belligérant est tronquée quand on ne condescend pas à jeter un coup d’œil dans sa littérature de référence. Car les mécanismes du jihad tel qu’il est livré aujourd’hui sont bel et bien contenus dans une littérature stratégique dédiée. Le présent billet va vous en présenter certaines grandes lignes. Je vous invite, à terme, à prendre le temps de lire l’ouvrage pour en appréhender tous les ressorts (lien fourni en bas de page)."

    http://kurultay.fr/blog/?p=187

  • Comment devient-on djihadiste ?

    "L’offre djihadiste capte des jeunes qui sont en détresse du fait de failles identitaires importantes. Elle leur propose un idéal total qui comble ces failles, permet une réparation de soi, voire la création d’un nouveau soi, autrement dit une prothèse de croyance ne souffrant aucun doute. Ces jeunes étaient donc en attente, sans nécessairement montrer des troubles évidents. Dans certains cas, ils vivent des tourments asymptomatiques ou dissimulés  ; ce sont les plus imprévisibles, parfois les plus dangereux, ce qui se traduit après le passage à l’acte violent par des témoignages tels que  : «  C’était un garçon gentil, sans problème, serviable, etc.  » Dans d’autres cas, les perturbations se sont déjà manifestées à travers la délinquance ou la toxicomanie."

    "L’offre radicale répond à une fragilité identitaire en la transformant en une puissante armure. Lorsque la conjonction de l’offre et de la demande se réalise, les failles sont comblées, une chape est posée. Il en résulte pour le sujet une sédation de l’angoisse, un sentiment de libération, des élans de toute-puissance. Il ­devient un autre. Souvent, il adopte un autre nom. Voyez combien les discours des radicalisés se ressemblent, comme s’ils étaient tenus par la même personne  : ils abdiquent une large part de leur singularité. Le sujet cède à l’automate fanatique. Cela dit, il ne faut pas confondre expliquer et excuser  : l’analyse de la réalité subjective sous-jacente à ce phénomène ne signifie ni la folie ni l’irresponsabilité, sauf exception. De plus, le fait «  psy  » n’est pas un minerai pur, il se recompose avec le contexte social et politique.

    Les failles identitaires ne sont évidemment pas l’apanage des enfants de migrants ou de familles musulmanes, ce qui explique que 30 à 40 % des radicalisés soient des convertis. Ces sujets cherchent la radicalisation avant même de rencontrer le produit. Peu importe qu’ils ignorent de quoi est fait ce produit, pourvu qu’il apporte la «  solution  ». La presse a rapporté le cas de djihadistes qui avaient commandé en ligne l’ouvrage L’Islam pour les nuls . Aujourd’hui, l’islamisme radical est le produit le plus répandu sur le marché par ­Internet, le plus excitant, le plus intégral. C’est le couteau suisse de l’idéalisation, à l’usage des désespérés d’eux-mêmes et de leur monde."

    Fethi Ben­slama

    http://www.lemonde.fr/societe/article/2015/11/12/pour-les-desesperes-l-islamisme-radical-est-un-produit-excitant_4808430_3224

  • La France, pompier pyromane
    http://www.mondialisation.ca/la-france-pompier-pyromane/5489788

    voici l’extrait d’un texte d’Howard Zinn qui me semble particulièrement bien résumer l’origine du mal : “La désobéissance civile n’est pas notre problème. Notre problème c’est l’obéissance civile. Notre problème, ce sont les gens qui obéissent aux diktats imposés par les dirigeants de leurs gouvernements et qui ont donc soutenu des guerres. Des millions de personnes ont été tuées à cause de cette obéissance. Notre problème, c’est l’obéissance des gens quand la pauvreté, la famine, la stupidité, la guerre et la cruauté ravagent le monde. Notre problème, c’est que les gens soient obéissants alors que les prisons sont pleines de petits voleurs et que les plus grands bandits sont à la tête du pays. C’est ça notre problème”.

  • Hollande a conduit une politique aventureuse au Proche-Orient

    Le porte-avions nucléaire Charles-de-Gaulle et son groupe aéronaval quitteront leur base de Toulon mercredi 18 novembre pour la Méditerranée orientale où ils arriveront à la mi-décembre pour participer aux opérations contre Daech (acronyme de l’État islamique en Irak et au Levant, autoproclamé) et ses groupes affiliés. Annoncé il y a une quinzaine de jours par un communiqué de l’Élysée, cet appareillage est sans rapport avec les attentats de vendredi dernier à Paris. Il répond en revanche à la volonté de renforcer à la fois le potentiel de frappe français dans la région et la visibilité de l’implication militaire de Paris, au moment où l’engagement russe sur le terrain bouleverse les rapports de force et les données diplomatiques.

    Les 12 Rafale, les 9 Super-Étendard et l’avion de surveillance Hawkeye, embarqués à bord du Charles-de-Gaulle, s’ajouteront aux 6 Rafale basés aux Émirats arabes unis et aux 6 Mirage 2000 déployés en Jordanie, pour porter à 33 le nombre d’appareils de combat à la disposition de l’Élysée aux frontières de l’Irak et de la Syrie. C’est modeste, comparé à l’énorme armada (près de 500 appareils) déployée par les États-Unis dans la région. Suffisant, pour donner à Paris une voix dans le débat diplomatique et stratégique. Insuffisant pour disposer de l’autorité que revendiquent les dirigeants français.

    Engagée depuis septembre 2014 au sein de la coalition d’une soixantaine de pays réunie par les États-Unis, la France participe – modestement – aux opérations destinées à endiguer l’expansion de l’État islamique. Selon les statistiques de la coalition, la part de l’aviation française dans les frappes lancées depuis un an est d’environ 5 % ; l’armée de l’air américaine, forte de ses bases dans la région et de ses porte-avions, assumant la majorité (67 %) des bombardements contre les installations et les troupes de l’État islamique.

    Dans un premier temps, ainsi que l’avait précisé François Hollande en annonçant qu’il avait décidé de répondre à la demande d’appui aérien du gouvernement de Bagdad, les frappes françaises ont été concentrées sur des cibles irakiennes. « Nous ne pouvons pas intervenir [en Syrie], affirmait le chef de l’État en février 2015, car nous ne voulons pas courir le risque que notre intervention puisse aider Assad ou Daech. » Les Rafale et les Mirage limitent alors leur horizon au ciel irakien. Selon l’état-major français, plus de 450 objectifs de l’EI en Irak auraient été atteints et détruits en un an.

    Mais le 8 septembre dernier, changement de stratégie. Deux Rafale, basés aux Émirats arabes unis, entreprennent un premier « vol de reconnaissance » au-dessus de la Syrie pour identifier des cibles éventuelles. « L’Élysée et la Défense, expliquait alors à Mediapart une source informée, ont décidé de constituer et de tenir à jour une liste d’objectifs qui pourraient être frappés en représailles après un attentat de Daech contre la France, ou qui peuvent être frappés préventivement, pour empêcher des attentats en préparation ou pour désorganiser l’infrastructure politico-militaire de Daech, conformément au principe de légitime défense mentionné dans la charte des Nations unies.

    « L’une des difficultés majeures est que les installations de Daech sont dispersées sur un vaste territoire et souvent au sein de la population civile, ce qui implique une préparation et une exécution minutieuse des frappes. En plus d’être moralement difficiles à défendre, des dégâts collatéraux seraient exploités par l’appareil de propagande de l’État islamique et seraient totalement contre-productifs. »

    Moins de trois semaines plus tard, 6 appareils français dont 5 Rafale frappent un camp d’entraînement de Daech près de Deir Ez-Zor, à l’est de la Syrie. Avant les frappes de représailles déclenchées dans la nuit du 15 au 16 novembre sur Raqqa, moins d’une demi-douzaine d’autres raids avaient été lancés, notamment contre des installations pétrolières exploitées par Daech. Comment s’explique cette volte-face de François Hollande ? Officiellement, pour Paris, les enjeux ont changé sur le terrain : Daech est devenu l’ennemi principal, devant Assad. « C’est Daech qui fait fuir, par les massacres qu’il commet, des milliers de familles », avance François Hollande lors de sa conférence de presse du 7 septembre. « Notre ennemi, c’est Daech, Bachar al-Assad, c’est l’ennemi de son peuple », précise même le ministre de la défense Jean-Yves Le Drian lors d’une interview à France Inter, le 16 septembre.

    Il est clair que l’État islamique, par sa pratique quotidienne de la terreur dans les zones qu’il contrôle, et par la mise en scène constante, sur les réseaux sociaux, de sa propre violence, incite à la fois les Syriens à fuir en masse et propage, à l’extérieur, l’image d’une barbarie de nature à nourrir un exode. De là à négliger la sauvagerie du régime d’Assad, le largage de barils d’explosifs sur les zones civiles, le recours permanent à la terreur et à la torture, il y a un pas. Que François Hollande et Laurent Fabius, pourtant ardents partisans du « dégagement » de Bachar, ont franchi.

    La pression du ministère de la défense

    Pourquoi, avant même le carnage organisé par Daech à Paris, François Hollande et son ministre des affaires étrangères ont-ils tout à coup changé d’avis ? Parce que depuis un an au moins, l’état-major et le ministère de la défense, qui disposaient de renseignements précis, demandaient, parfois contre l’avis du Quai d’Orsay, l’autorisation de mener des frappes sur la Syrie. Là se trouvent, expliquaient-ils, la tête, le gros de l’infrastructure et les camps d’entraînement de l’EI qui nous menace. Mais aussi parce que trois événements, de nature différente, mais tous liés à la perception que le public, en France, peut avoir de la crise du Proche-Orient, se sont succédé en moins de deux semaines. Et ont convaincu le président français – et ses conseillers en communication – de changer de ligne sur la Syrie.

    Le premier a été l’attentat avorté, grâce à l’intervention de passagers courageux, à bord du train Thalys, le 21 août 2015, dans le nord de la France. Le terroriste, Ayoub el-Khazzani, un citoyen marocain, qui était armé d’une kalachnikov, d’un pistolet automatique et de neuf chargeurs, n’était à première vue pas lié au conflit syrien mais membre de la mouvance islamiste radicale et incarnait la menace du djihadisme international sur la vie quotidienne, la liberté de mouvement, la sécurité des Européens et en particulier des Français. Il a ravivé, dans le public, la conviction que le terrorisme était, aussi, à nos portes.

    Le deuxième événement a été la découverte, le 2 septembre, sur une plage de Bodrum en Turquie, du cadavre du petit Aylan, mort noyé, comme son frère et sa mère, après le naufrage de l’embarcation qui devait leur permettre de rejoindre l’île grecque de Kos. Alors que l’Europe entière était confrontée à l’exode des Syriens fuyant la terreur et à un constat cruel sur les limites de sa compassion et de son hospitalité, la photo du petit cadavre, diffusée en quelques heures dans le monde entier par les réseaux sociaux, est aussi apparue comme une interrogation sur la responsabilité et l’indifférence des Européens face à la tragédie qui broie leurs voisins du Sud.

    Le troisième événement a été la destruction, le 31 août 2015, du temple de Bêl à Palmyre, rasé au bulldozer par les combattants de l’État islamique, suivi quelques jours plus tard par le dynamitage des tours funéraires sur le même site. Revendiqué avec une jubilation tapageuse par les djihadistes, ce crime contre l’héritage culturel mondial inestimable que représentait Palmyre illustrait jusqu’à la caricature l’intolérance fanatique des dirigeants de Daech et leur volonté aveugle de détruire tout ce qui a précédé l’islam tel qu’ils le conçoivent et d’interdire toute autre célébration que celle de leur Dieu.

    Aux yeux des communicants de l’Élysée et du Quai d’Orsay, il y avait là une convergence de facteurs qui ne pouvait être négligée et qui incitait à décider un changement d’attitude face à la Syrie. L’émotion, l’inquiétude et l’indignation permettaient de le « vendre » à l’opinion publique française, faute de le rendre lisible à nos alliés et cohérent aux yeux des observateurs avertis. Est-ce ainsi, en faisant converger l’actualité et la communication, qu’on définit et met en œuvre une politique étrangère ? Beaucoup en doutent parmi les diplomates, en fonction ou mués en experts et consultants par la retraite.

    Invité début octobre à tirer les conclusions d’un colloque intitulé « La France a-t-elle encore une politique au Moyen-Orient ? », l’ancien ministre des affaires étrangères Hubert Védrine a pris la parole en prévenant : « J’espère ne désespérer personne », avant d’admettre qu’il « y a bien une politique étrangère française de facto », mais qu’elle se résume au Proche-Orient à des « morceaux de politique française juxtaposés ». « La France n’a pas de véritable vision », déplorent des personnalités aussi différentes que Bertrand Badie, professeur de relations internationales à Sciences Po, Yves Aubin de La Messuzière, ancien diplomate, excellent connaisseur du monde arabe, ou Marc Trévidic, ancien juge d’instruction au pôle antiterroriste de Paris.

    Pourquoi ? D’abord, peut-être parce que la définition de la politique française, en particulier dans cette partie du monde est partagée, voire parfois disputée, entre l’Élysée et le Quai d’Orsay, avec dans le dossier syro-irakien, une forte présence de la Défense. Ensuite parce que les équations personnelles des principaux responsables, l’influence de leurs principaux conseillers, le poids et l’héritage des différentes administrations n’aident pas à construire une cohérence. Ensuite parce que, comme le relève un diplomate « notre politique actuelle au Proche-Orient est plutôt de réaction que d’action. Elle manque cruellement de réflexion sur la longue durée ».

    Si au Maghreb, la politique de la France, selon Hubert Védrine, consiste à « s’entendre le moins mal possible simultanément avec l’Algérie et le Maroc », au Machrek, elle est peu cohérente, déséquilibrée, au point de faire redouter à certains diplomates de ne plus correspondre aux intérêts fondamentaux, à long terme, de notre pays.

    L’exemple des relations entre la France et l’Arabie saoudite illustre parfaitement ce travers. Sur quoi sont-elles fondées ? Sur l’examen pragmatique des forces et faiblesses de ce pays ? Sur son respect des valeurs auxquelles la France est, en principe, attachée ? Sur son influence positive et stabilisatrice dans la région ? Sur l’évaluation à long terme de nos intérêts respectifs ? On peut en douter.

    En choisissant de faire de cette monarchie absolue wahhabite, qui a déjà exécuté 146 condamnés depuis le début de l’année, notre partenaire privilégié au Moyen-Orient, François Hollande et Laurent Fabius, efficacement aidés par le précieux Jean-Yves Le Drian, ont donné la priorité à leur chère « diplomatie économique », sacrifié quelques principes et dilapidé quelques cartes diplomatiques de valeur.

    L’alliance privilégiée avec le camp sunnite

    Le régime saoudien nous a acheté des hélicoptères de combat, des navires de patrouille, des systèmes de surveillance. Des centrales nucléaires EPR et une vingtaine d’autres projets sont en discussion. L’Arabie saoudite nous a aussi commandé 3 milliards de dollars d’armement destinés à l’armée libanaise et a réglé la facture des deux navires Mistral, vendus à l’Égypte. Les princes saoudiens ont-ils été guidés dans ces choix par leur seule confiance dans la technologie française ? Non.

    Les faveurs faites depuis quelques années à Paris sont surtout pour Riyad une manière de manifester sa mauvaise humeur à Washington et de rétribuer la France pour son zèle. Les princes reprochent à Obama d’avoir renié son engagement en refusant de frapper Damas à l’automne 2013, lorsque le régime syrien a utilisé des gaz chimiques contre son propre peuple, alors que les avions français étaient prêts à décoller pour participer à des représailles internationales. Ils lui reprochent aussi le rôle majeur joué par Washington dans la négociation de l’accord sur le nucléaire iranien, qui a rouvert à Téhéran les portes du concert des nations. Là encore, ils opposent l’attitude de Washington, jugée exagérément complaisante à l’égard des mollahs, à celle de Paris, longtemps réticent à la normalisation des relations avec l’Iran.

    En demeurant silencieux sur le caractère médiéval du régime saoudien, sur le statut quasi esclavagiste de la femme, sur les violations innombrables des droits de l’homme, en oubliant que la doctrine religieuse du royaume, le wahhabisme, a servi de terreau à tous les djihadistes ou que de nombreux princes ou personnalités ont été – ou demeurent ? – de généreux mécènes pour les mouvements islamistes radicaux, à commencer par celui d’Oussama Ben Laden, Paris ne manque pas seulement à ses devoirs moraux – la diplomatie a pris l’habitude de s’en affranchir – mais apparaît, aux yeux de toute la région, comme l’allié privilégié des régimes sunnites. D’autant que ces bonnes dispositions à l’égard du royaume saoudien s’étendent aussi aux monarchies du Golfe, wahhabites également, à commencer par le richissime Qatar, qui a commandé 24 Rafale.

    Témoignage suprême des bonnes dispositions des émirs à son égard, François Hollande a été invité en mai dernier, hommage exceptionnel, à participer à une réunion du Conseil de coopération du Golfe, qui réunit autour de l’Arabie saoudite, le Qatar, le Koweït, Bahreïn, les Émirats arabes unis et Oman. Difficile après cela, pour les diplomates français, de critiquer l’écrasement des revendications démocratiques à Bahreïn ou de reprocher à l’aviation saoudienne, engagée aux côtés du régime dans la guerre civile du Yémen, de bombarder sans scrupule, en plus des populations civiles, les trésors du patrimoine architectural. Difficile aussi de dénoncer le rôle de certaines familles ou institutions wahhabites du Golfe dans le financement des groupes djihadistes…

    Discutable sur le plan diplomatique, ce choix de l’alliance privilégiée avec le camp sunnite est aussi contestable sur le plan stratégique, notamment au regard du rôle que Paris entend jouer dans la lutte contre Daech et la résolution de la crise syrienne. Surtout au moment où l’Iran, de retour sur la scène diplomatique internationale après la conclusion de l’accord sur le nucléaire et sur le point de disposer de nouveau des revenus de ses hydrocarbures, entend retrouver son rang et disputer à Riyad le rôle de première puissance de la région.

    « En s’enfermant dans le rôle de “bad cop”, pendant les négociations sur le nucléaire iranien, la France s’est trompée, estime François Nicoulaud, ancien ambassadeur en Iran. Son choix était d’autant moins judicieux qu’elle a assez peu pesé dans la négociation, écrasée par le rouleau compresseur américain. »

    En Irak, il est clair aujourd’hui qu’aucune solution ne peut être trouvée, pour la stabilisation du régime comme pour la lutte contre Daech, sans la contribution de l’Iran, majeure à ce jour, et de la Russie. Paris semble en avoir pris son parti en poursuivant sa modeste contribution à la coalition militaire internationale. En Syrie, où Moscou et Téhéran participent à la défense du régime de Bachar al-Assad contre son opposition et dans une moindre mesure contre l’État islamique, Paris, après avoir cru à la chute de Bachar puis soutenu, sans grand succès, les composantes non djihadistes de l’opposition qui combattaient le régime, est en train d’évoluer, sous la pression des faits, c’est-à-dire du rapport de force sur le terrain.

    Alors qu’il proclamait, depuis le début de la crise, comme son ministre des affaires étrangères, que « Bachar ne fait pas partie de la solution » à la crise syrienne, François Hollande admettait, début septembre, que le départ du dictateur syrien sera « à un moment ou à un autre posé dans la transition ». L’entrée en scène, sur le plan militaire, de la Russie aux côtés du régime syrien, l’admission à la mi-septembre par le secrétaire d’État américain John Kerry que « le départ [d’Assad] ne doit pas forcément avoir lieu le premier jour du premier mois de la transition », ont dilué, de fait, le poids de la position française dans les discussions sur la recherche d’une sortie de crise. Au point qu’à l’assemblée générale de l’ONU, fin septembre, Ban Ki-moon n’a même pas mentionné la France parmi les pays (États-Unis, Russie, Arabie saoudite, Iran, Turquie) qui pouvaient jouer un rôle dans la résolution du conflit syrien.

    L’offensive terroriste internationale de Daech – attentats meurtriers en Turquie, explosion en vol revendiquée de l’avion russe qui survolait le Sinaï, carnage de la semaine dernière à Paris – semble avoir provoqué un consensus au moins provisoire contre l’EI. Au cours de la conférence internationale qui réunissait samedi dernier à Vienne les représentants de 17 pays – dont la Russie, les États-Unis, la France, l’Iran, la Turquie, les pays arabes –, des divergences persistaient sur le destin de Bachar al-Assad et sur la liste des groupes syriens qui doivent être acceptés comme mouvements d’opposition ou sont rejetés comme terroristes.

    Mais selon Laurent Fabius, l’accord était presque total sur la nécessité de « coordonner la lutte internationale contre le terrorisme » et une feuille de route définissant un calendrier de transition politique en Syrie a été adoptée. « Au cours des discussions, a constaté un diplomate étranger, il était clair que la France, l’Arabie saoudite, le Qatar et la Turquie partageaient des positions communes, ou très voisines, sur les groupes rebelles syriens qui doivent participer à la transition. »

    Le tropisme pro-israélien mal maîtrisé de Hollande

    La priorité donnée à la « diplomatie économique », c’est-à-dire aux contrats spectaculaires, est si décisive qu’elle assourdit les jugements, voire les mises en garde des diplomates sur le terrain. La vente des navires Mistral à l’Égypte, payée par l’Arabie saoudite, a ainsi été décidée en tenant compte du poids majeur de Riyad dans l’économie égyptienne – qui permet au Caire d’affirmer à l’étranger sa légitimité – mais en négligeant les faiblesses de l’alliance égypto-saoudienne, pourtant relevées dans une note à diffusion restreinte de l’ambassadeur de France, André Parant, du 9 juillet dernier.

    « Il est […] clair, notait le diplomate, que la volonté affichée des nouvelles autorités saoudiennes de donner en politique étrangère la priorité au rassemblement du camp sunnite pour faire face à l’Iran nourrit certaines inquiétudes au Caire. […] La solidité de cette alliance […] n’exclut pas une forme de rivalité traditionnelle entre ces deux poids lourds du monde arabe ni des divergences parfois significatives sur le fond. »

    Cette politique aventureuse, dictée par les gros contrats, les coups de cœur et les coups de sang plutôt que par les visions stratégiques à long terme, caractérise de larges pans de l’action diplomatique française au Proche-Orient. Ils ne suffisent pas à expliquer les choix de l’Élysée et du Quai d’Orsay dans un autre dossier régional majeur, celui du conflit israélo-palestinien.

    Sans doute la France reste-t-elle fidèle à sa position traditionnelle en faveur de la création d’un État palestinien viable et indépendant, aux côtés de l’État d’Israël. Sans doute, Laurent Fabius a-t-il multiplié récemment, sans grand succès il est vrai, les initiatives, notamment au sein du Conseil de sécurité, pour faire adopter des résolutions condamnant l’occupation et la colonisation israéliennes. Mais l’Élysée, depuis l’arrivée au pouvoir de François Hollande, n’a cessé d’être en retrait sur ce dossier, voire d’adopter des positions pro-israéliennes qui constituent un véritable virage par rapport à la politique française traditionnelle.

    « J’ai découvert ce penchant de Hollande, confie un diplomate, pendant son premier voyage officiel en Israël, en novembre 2013, lorsqu’il est apparu que dans la version originelle de son discours devant la Knesset, il avait oublié de mentionner l’attachement de la France à la création d’un État palestinien. L’oubli a été réparé, mais c’était un signe. »

    Signe confirmé par les témoignages d’amitié prodigués, au-delà du protocole, par le président de la République à son hôte, lors du dîner officiel offert par Benjamin Netanyahou. Après avoir entendu le récital d’une chanteuse israélienne, François Hollande, se tournant, visiblement ému, vers le premier ministre israélien, a déclaré : « Je voudrais avoir la voix de cette chanteuse pour dire tout l’amour que je porte à Israël et à ses dirigeants. »

    Cet amour va parfois jusqu’à rendre le président de la République amnésique. Répondant, le 14 juillet dernier, aux questions des journalistes sur l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien, François Hollande a avancé cette explication – selon le texte disponible sur le site de l’Élysée : « Qu’est-ce qu’était ma préoccupation ? Éviter la prolifération nucléaire. Cela veut dire quoi, la prolifération nucléaire ? Cela voulait dire que l’Iran puisse accéder à l’arme nucléaire. Si l’Iran accédait à l’arme nucléaire, l’Arabie saoudite, Israël, d’autres pays voudraient également accéder à l’arme nucléaire. Ce serait un risque pour la planète tout entière. » Comment pouvait-il avoir oublié qu’Israël dispose depuis près de 50 ans – en partie grâce à la France – de l’arme nucléaire, au point de détenir aujourd’hui au moins 80 ogives, qui peuvent équiper des bombes, des missiles air-sol, des missiles balistiques sol-sol ou des missiles mer-sol, embarqués à bord de ses sous-marins ?

    Le tropisme pro-israélien si mal maîtrisé de François Hollande va parfois jusqu’à provoquer des accrochages avec le Quai d’Orsay. Ce fut le cas en juillet 2014, lors du déclenchement de l’opération militaire israélienne contre la bande de Gaza, lorsque le président de la République a affirmé qu’il appartenait à Israël de « prendre toutes les mesures pour protéger sa population face aux menaces », et que « la France était solidaire [d’Israël] face aux tirs de roquettes ». Il fallut 48 heures de bombardements israéliens et de nombreuses victimes palestiniennes pour que François Hollande accepte, sous la pression de Laurent Fabius et de plusieurs dirigeants du PS, d’appeler le président de l’Autorité palestinienne Mahmoud Abbas pour lui dire « son inquiétude sur la situation à Gaza » et déplorer que « les opérations militaires en cours aient déjà fait de nombreuses victimes palestiniennes ».

    Israël-Palestine : « La France pourrait faire beaucoup, elle ne fait pas

    Comment s’explique cette attitude constante de François Hollande ? Le poids, dans son entourage, des admirateurs des « néo-conservateurs » américains, comme son conseiller diplomatique Jacques Audibert, très écouté dans la gestion des négociations sur le nucléaire iranien où il avait dirigé la délégation française pendant 5 ans, n’est pas décisif sur ce point.

    « Pour moi, estime un ancien diplomate, François Hollande est dans une posture de néo-molletisme. Il tient Israël pour un allié naturel et inconditionnel de la France. C’est une des sources de ses conflits avec Fabius, qui relève d’un autre héritage parmi les socialistes. Le résultat, hélas, c’est que la France est très loin de jouer le rôle qui pourrait être le sien dans ce dossier. Lorsque Fabius, manquant de soutien à Paris et d’appuis diplomatiques chez nos partenaires, renonce à présenter à l’ONU sa résolution condamnant la colonisation de la Cisjordanie, parce qu’elle serait confrontée à un veto américain, il manque l’occasion de faire un éclat qui n’aurait pas nui à l’image internationale de la France. »

    Le fantôme de Guy Mollet rôdant au-dessus des contrats de vente d’armes conclus avec des despotes, tandis que le président de la République bombe le torse en jouant au chef de guerre : on pourrait rêver d’une allégorie plus exaltante de la politique extérieure de la France au Moyen-Orient. Il faudra s’en contenter. C’est un ancien collaborateur de François Mitterrand et ministre des affaires étrangères de Lionel Jospin, Hubert Védrine, qui le constate : « L’écart entre l’idée que la France se fait de son rôle, de ses responsabilités et sa capacité d’action réelle est à la fois ridicule et attristant. »

    René Backmann

    http://www.mediapart.fr/journal/international/171115/pourquoi-hollande-conduit-une-politique-aventureuse-au-proche-orient?page_

  • Le retour du boomerang - Jean-François Bayart
    http://www.liberation.fr/debats/2015/11/15/le-retour-du-boomerang_1413552

    La démission de l’Europe sur la question palestinienne, dès lors que sa diplomatie commençait là où s’arrêtaient les intérêts israéliens, a installé le sentiment d’un « deux poids deux mesures », propice à l’instrumentalisation et à la radicalisation de la rancœur antioccidentale, voire antichrétienne et antisémite. L’alliance stratégique que la France a nouée avec les pétromonarchies conservatrices du Golfe, notamment pour des raisons mercantiles, a compromis la crédibilité de son attachement à la démocratie – et ce d’autant plus que dans le même temps elle classait comme organisation terroriste le Hamas palestinien, au lendemain de sa victoire électorale incontestée. Pis, par ce partenariat, la France a cautionné, depuis les années 1980, une propagande salafiste forte de ses pétrodollars, à un moment où le démantèlement de l’aide publique au développement, dans un contexte néolibéral d’ajustement structurel, paupérisait les populations, affaiblissait l’Etat séculariste et ouvrait une voie royale à l’islamo-Welfare dans les domaines de la santé et de l’éducation en Afrique et au Moyen-Orient.

    […]

    Seul un retournement radical pourrait nous en sortir : la remise en cause de la financiarisation du capitalisme qui détruit le lien social, créé la misère de masse et engendre des desperados ; une politique de sécurité qui privilégie le renseignement humain de qualité et de proximité plutôt que la surveillance systématique, mais vaine, de la population ; le rétablissement et l’amplification des libertés publiques qui constituent la meilleure riposte à l’attaque de notre société ; la révision de nos alliances douteuses avec des pays dont nous ne partageons que les contrats ; et surtout, peut-être, la lutte contre la bêtise identitaire, aussi bien celle d’une partie de notre propre classe politique et intellectuelle que celle des djihadistes. Car les Zemmour, Dieudonné, Le Pen, et Kouachi ou autres Coulibaly sont bien des « ennemis complémentaires », pour reprendre le terme de l’ethnologue Germaine Tillion.

    (via @rumor sur Twitter)

  • Dohuk (Irak). 14 novembre 2015

    Je suis actuellement en Irak. Ce pays qui a été démembré, ses communautés et ses confessions jetées les unes contre les autres, par une guerre voulue par les Etats-Unis en 2003. C’est sur ce terreau que s’est développé Daech, l’organisation de l’Etat islamique. Des terroristes soutenus et aidés par des pays comme le Qatar, la Turquie et l’Arabie saoudite. Trois pays aux liens privilégiés avec la France qui leur vend des armes.

    Il faut pleurer les morts d’hier à Paris. Mais il faut aussi avoir en tête que les populations du Moyen-Orient vivent ce cauchemar au quotidien depuis des années.

    La France officielle fait des guerres : Libye, Mali, Centrafrique, Irak... Toujours sous des prétextes humanitaires. Ce qui est un leurre. La guerre n’a jamais rien réglé, au contraire.

    La guerre ne peut pas toujours se regarder à la télévision. Si on accepte qu’elle ait lieu ailleurs, alors il faut s’attendre à ce qu’elle nous revienne dans la gueule un jour.

    C’est pour cela qu’il faut la paix. Une politique internationale de la France dédiée à la paix, pas une politique de gendarme, vendeuse d’armes et de captation des richesses d’autres pays.

    Le danger est grand de voir une partie de la France se tourner vers le Front national. Ce parti d’extrême-droite ne prône que la haine et le rejet de l’autre, qui tente de désigner comme bouc émissaire les musulmans. Des ingrédients pour que les drames comme celui que nous venons de connaître à Paris ne s’amplifient.

    En souvenir des morts du 13 novembre, déjouons le plan de tous ceux qui voudraient nous dresser les uns contre les autres.
    C’est un appel à l’intelligence humaine.

    Pierre Barbancey

    https://www.facebook.com/barbancey.pierre/posts/10156192680685640?fref=nf

  • Frantz Fanon par Jean Khalfa

    « Des malades enfermés aux Noirs colonisés, Fanon y voyait la même aliénation. Voulait-il y répondre avec les mêmes moyens ? Violence ou socialthérapie ? Relisez les écrits révolutionnaires de Fanon à la lumière de ses écrits inédits sur la psychiatrie, grâce à Jean Khalfa. »

    http://www.franceculture.fr/emission-les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance-frantz-fanon-par-jean