Pour une analyse profane des conflits, par Georges Corm (Le Monde diplomatique)

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    • Oh, une défense de Huntington sur Rezo…

      Je ne comprends pas bien ce texte. Il dit très clairement que la thèse de Huntington est :

      Telle est, n’en déplaise aux têtes plates, la seule interrogation du livre de Huntington, interrogation qui lui permet d’avancer la thèse selon laquelle, désormais, les nations ne s’entrechoqueront plus à cause de rivalités économiques ou territoriales mais à cause de différences culturelles — ou, inversement, les nations ne se regrouperont et ne s’allieront plus contre d’autres selon des convergences stratégiques mais par affinités de mœurs et de cultes.

      avant de donner une liste de contre-exemples à cette thèse « fantasque » :

      Quand on voit les rivalités intracontinentales des pays européens, africains, latino-américains, asiatiques, rien ne semble plus fantasque que la thèse de Huntington.

      Dans l’article initial de Huntington de 1993, dès l’introduction il explique très clairement sa thèse :

      It is my hypothesis that the fundamental source of conflict in this new world will not be primarily ideological or primarily economic. The great divisions among humankind and the dominating source of conflict will be cultural. Nation states will remain the most powerful actors in world affairs, but the principal conflicts of global politics will occur between nations and groups of different civilizations. The clash of civilizations will dominate global politics. The fault lines between civilizations will be the battle lines of the future.

      Je ne comprends pas bien ce que tente de démontrer Schiffter. Que le Clash n’est pas fondamentalement hostile à l’islam, qu’il n’apporte pas « la preuve scientifique du péril que l’islam représente pour la civilisation occidentale » ?

      L’auteur l’écrit lui-même, citant quasiment mot pour mot Huntington : « les nations […] s’entrechoqueront […] à cause de différences culturelles » (dans l’introduction de 1993 : “The great divisions among humankind and the dominating source of conflict will be cultural.”). Qu’est-ce qu’il y a là-dedans qui ne correspond pas exactement à l’idée raciste du rapport entre l’islam et l’« occident » que s’en font les « têtes plates » ?

      Dans le livre, par exemple, Huntington ne se contente pas d’évoquer les « grands blocs », mais aussi le « micro-level » et les « fault lines between civilizations » :

      The clash of civilizations thus occurs at two levels. At the micro-level, adjacent groups along the fault lines between civilizations struggle, often violently, over the control of territory and each other. At the macro-level, states from different civilizations compete for relative military and economic power, struggle over the control of international institutions and third parties, and competitively promote their particular political and religious values.

      Explicitement :

      On both sides the interaction between Islam and the West is seen as a clash of civilization. The West’s “next confrontation,” observes M. J. Akbar, an Indian Muslim author, “is definitely going to come from the Muslim world. It is in the sweep of the Islamic nations from the Maghreb to Pakistan that the struggle for a new world order will begin.” Bernard Lewis comes to a similar conclusion:

      We are facing a mood and a movement far transcending the level of issues and policies and the governments that pursue them. This is no less than a clash of civilizations—the perhaps irrational but surely historic reaction of an ancient rival against our Judeo-Christian heritage, our secular present, and the worldwide expansion of both.

      Je ne vois pas en quoi tout ceci contredirait (au contraire) l’idée raciste selon laquelle la France se trouverait sur l’une de ces « lignes de fracture » (désormais redéfinies comme essentiellement cultuelles et civilisationnelles) et que cela « menacerait » la civilisation occidentale. Ou alors, annoncer une « next confrontation » qui « viendra du monde musulman » est une notion que j’ai mal comprise…

      Et de manière particulièrement explicite, voici comment Huntington introduit le passage « Islam and The West » :

      Some Westerners, including President Bill Clinton, have argued that the West does not have problems with Islam but only with violent Islamist extremists. Fourteen hundred years of history demonstrate otherwise.

      et :

      The causes of this ongoing pattern of conflict lie not in transitory phenomena such as twelfth-century Christian passion or twentieth-century Muslim fundamentalism. They flow from the nature of the two religions and the civilizations based on them.

      et :

      So long as Islam remains Islam (which it will) and the West remains the West (which is more dubious), this fundamental conflict between two great civilizations and ways of life will continue to define their relations in the future even as it has defined them for the past fourteen centuries.

      Et Schiffter de suggérer que ceci devrait être titré : « Vers la paix entre les civilisations »…

      Il est certes facile de considérer qu’au bout de 20 ans, l’analyse de Huntington est devenue « réaliste » et bien plus « modérée » que nombre de discours d’aujourd’hui, notamment parce que la « résurgence du religieux » serait un fait explicatif central aujourd’hui. Mais il me semble bien plus crédible de considérer que, vues les évolutions géo-politiques et idéologiques depuis la fin du XXe siècle, il a bel et bien servi de boîte à outil idéologique et de propagande pour les politiques de l’Empire (et notamment le néoconservatisme), et qu’il est un des meilleurs exemples de prophétie auto-réalisatrice qui a contribué à façonner le monde dans lequel nous vivons, ainsi que (surtout ?) la perception que nous en avons.

    • Pour une analyse profane des conflits, par Georges Corm (Le Monde diplomatique, février 2013)
      http://www.monde-diplomatique.fr/2013/02/CORM/48760

      Cette nouvelle grille de lecture a acquis un crédit exceptionnel depuis que le politologue américain Samuel Huntington a popularisé, il y a plus de vingt ans, la notion de « choc des civilisations », expliquant que les différences de valeurs culturelles, religieuses et morales étaient à la source de nombreuses crises. Huntington ne faisait que redonner vie à la vieille dichotomie raciste, popularisée par Ernest Renan au XIXe siècle, entre le monde aryen, supposé civilisé et raffiné, et le monde sémite, considéré comme anarchique et violent.

    • Samuel Huntington dans l’univers stratégique américain
      https://www.cairn.info/revue-mouvements-2003-5-page-21.htm

      Il met en garde ses lecteurs contre la tentation, qu’il qualifie lui-même d’ethnocentrique, consistant à définir les valeurs occidentales comme « universelles » et à vouloir à tout prix les diffuser parmi tous les peuples de la planète. C’est précisément ce genre d’arrogance occidentale qui présente, selon Huntington, le risque le plus grave de clash intercivilisationnelle. Voilà pourquoi ses défenseurs veulent voir en lui un homme de tolérance, partisan éclairé d’un pluralisme culturel au service de la bonne entente dans un monde multipolaire. Loin de viser à dresser les peuples les uns contre les autres, n’aspire-t-il pas, au contraire, à prévenir le monde contre un danger de polarisation violente, qu’il affirme regretter ?

      Il faut bien voir, cependant, que les regrets exprimés par Huntington sont largement contrebalancés par le statut d’objectivité qu’il confère au danger que courrait actuellement, selon lui, l’« Occident » en tant qu’unité civilisationnelle. S’il donne souvent l’impression de prendre des distances critiques avec l’« Occident », son livre se lit néanmoins comme une incitation de ce même Occident à préparer d’urgence son autodéfense collective. Dans un monde de plus en plus multipolaire, l’Occident serait aujourd’hui en grave danger de perdre sa capacité à se défendre, par négligence de sa propre cohérence culturelle, par excès de timidité dans l’affirmation de son « identité » culturelle… et stratégique.

      Dès lors, la « critique » huntingtonienne de l’ethnocentrisme occidental apparaît comme une forme perverse d’ethnocentrisme, déguisée en pluralisme culturel. L’avertissement contre l’arrogance occidentale signifie surtout, en termes pratiques, qu’il faut atténuer les aspirations à promouvoir, hors de l’aire occidentale, la démocratisation politique. Certaines civilisations, proclame Huntington, sont culturellement mieux préparées à la démocratie que d’autres. Entendons par là – c’est l’un des principaux buts de la démonstration – que le monde islamique en particulier est bloqué dans sa quête démocratique d’abord et avant tout par ses propres traditions, par la confusion qu’il entretiendrait depuis toujours entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel. Nul ne s’étonnera d’apprendre que Huntington se réfère respectueusement aux travaux de Bernard Lewis, l’érudit islamologue anglophone connu depuis longtemps pour le regard dédaigneux qu’il porte sur son objet d’étude. Une commune lecture culturaliste de l’Islam permet à Lewis et à Huntington, en dépit de leurs abondantes références à l’Histoire, de décontextualiser le problème de l’autoritarisme dans le monde arabo-musulman. Ramener le problème des despotismes d’État contemporains à une sorte de complexe culturel, c’est faire abstraction des effets du système politique et économique mondial et dédouaner les puissances extérieures, les États-Unis notamment, de toute responsabilité dans le soutien aux régimes despotiques. Par le biais de ce culturalisme très politique, Huntington alimente, qu’il le veuille ou non, les courants d’intolérance qui démonisent l’Islam.

      [...] Le « pluralisme culturel » que Huntington revendique dans l’arène internationale n’est pas contradictoire, dans sa vision, avec un rejet quasi viscéral de toute affirmation de la diversité culturelle au sein des nations occidentales et tout particulièrement aux États-Unis. Les Musulmans d’Europe et les Mexicains-Américains aux États-Unis apparaissent dans son analyse comme étant enclins, presque par définition, en fonction de leurs origines, à bifurquer vers la construction d’identités séparées et donc à dévoyer les pays occidentaux de leur identité de base pour en faire des pays « déchirés » (cleft countries) – sort, selon Huntington, à éviter à tout prix. La meilleure façon de prévenir le « choc des cultures » consiste donc à laisser à chaque civilisation le soin d’affirmer son « identité » pour mieux se défendre. Ici, qu’il le veuille ou non, Huntington occupe le même terrain culturaliste que bon nombre d’idéologues d’extrême-droite.

  • Qu’est-ce que cela donnerait si l’on appliquait à d’autres situations la grille de lecture confessionnelle dont le Moyen-Orient semble avoir le privilège ? Sans doute quelque chose d’assez comique :

    http://www.karlremarks.com/2014/03/the-1500-year-old-schism-fuelling-clash.html

    The 1,500 year old schism fuelling the clash between Russia and the West

    [...]

    The conflict in Ukraine is but one manifestation of this ancient rivalry that doesn’t show any signs of abating with time. Thousands of fanatics from both sides have already poured into Ukraine driven by the ancient hatreds that have plagued Christianity for so long. German Greens, Swedish Liberals and American Republicans are united in their desire to uphold Western Christianity while on the other side Russian volunteers are expected to be joined by Armenians, Cypriots, and Egyptian Copts as the conflict escalates into a defining confrontation at the heart of Christianity.

    To most outsiders these disagreements about calendars and theological debates appear outdated and irrelevant. They prefer to talk instead of geopolitical and economic factors, obscuring the role of the ancient East-West schism in the process. But the reality is that Ukraine, and probably other countries too, will become the stage for a proxy war between those rival power, with Russia on the one side representing Orthodox Christianity and the US on the other leading the Western Christian alliance. Can we stop this descent into madness? Let’s pray.

  • Pour une analyse profane des conflits, par Georges Corm
    http://www.monde-diplomatique.fr/2013/02/CORM/48760

    En règle générale, la présentation d’un conflit fait abstraction de la multiplicité des facteurs qui ont entraîné son déclenchement. Elle se contente de distinguer des « bons » et des « méchants » et de caricaturer les enjeux. Les protagonistes se verront désignés par leurs affiliations ethniques, religieuses et communautaires, ce qui suppose une homogénéité d’opinions et de comportement à l’intérieur des groupes ainsi désignés.

    Les signes avant-coureurs de ce type d’analyse sont apparus durant la dernière période de la guerre froide. C’est ainsi que dans le long conflit libanais, entre 1975 et 1990, les divers acteurs ont été classés en « chrétiens » et « musulmans ». Les premiers étaient tous censés adhérer à un regroupement dénommé Front libanais, ou au parti phalangiste, formation droitière de la communauté chrétienne ; les seconds étaient réunis dans une coalition dénommée « palestino-progressiste », puis « islamo-progressiste ». Cette présentation caricaturale ne s’embarrassait pas du fait que de nombreux chrétiens appartenaient à la coalition anti-impérialiste et anti-israélienne, et soutenaient le droit des Palestiniens à mener des opérations contre Israël à partir du Liban, alors que bien des musulmans y étaient hostiles. En outre, le problème posé au Liban par la présence de groupes armés palestiniens, et par les représailles israéliennes violentes et massives que subissait la population, était de nature profane, sans relation aucune avec les origines communautaires des Libanais.

  • Pour une analyse profane des conflits
    http://www.monde-diplomatique.fr/2013/02/CORM/48760

    Peut-on comprendre la guerre au Mali si l’on fait l’impasse sur la difficile survie des tribus qui peuplent le vaste désert du Sahara ? Que le drapeau des rebelles soit celui de l’islamisme radical ne change rien aux données profanes, économiques, sociales et politiques qui, là comme au Liban, en Irak, en Iran ou en Palestine, constituent le terreau des affrontements et des crises. (...) Source : Le Monde (...)