Michea : le meilleur, le bizarre et le pire, par Frederic Lordon

#message166422

  • Du « populisme liquide »

    Le « populisme liquide » est le terme qu’emploie Raphaël Liogier pour définir le populisme des temps modernes. Il diffère du populisme de l’entre-deux-guerres utilisé par les dictateurs d’Europe. Il ne faut pas tant craindre un effondrement des démocraties comme dans les années 1930 mais davantage une « dissolution ou une liquéfaction progressive de l’Etat de droit qui a déjà commencé » (p 54). Le populisme ronge les principes sur lesquels sont fondées nos démocraties : nos lois, nos principes et notre constitution qui sont les garants de nos libertés fondamentales et individuelles. L’Etat de droit se dissout avec le populisme parce que nous sommes dans l’urgence et nous devons réagir face aux menaces. L’urgence est le pire ennemi de la démocratie, car elle permet de prendre n’importe quelle décision au nom de nos valeurs républicaines ou démocratiques, décisions qui peuvent pourtant aller à l’encontre de nos libertés et qui témoignent surtout d’une « réaction de défense puisque nous serions attaqués les premiers » (p 55). Ce « délire narcissique » amène par exemple à vouloir des lois plus sévères à l’encontre du voile. La laïcité – qui est le produit de nos libertés fondamentales - ne désigne plus la neutralité des représentants de l’Etat mais la « neutralisation » avec l’apparition du concept de « nouvelle laïcité » qui restreint la liberté d’expression des citoyens, parce que nous serions en guerre. « Le président dit même que, finalement, la neutralité ne peut plus s’arrêter à l’espace public, mas doit pénétrer les espaces privés […]. Pourtant, dans l’Etat de droit, l’espace public n’a jamais été cet espace de neutralité,mais au contraire le lieu où l’’individu peut exprimer ses convictions, y compris religieuses » (p 61). Le populisme liquide est une défense culturelle, celle de la « culture occidentale ». Seulement, il est très difficile de définir la culture occidentale qui « englobe tout et son contraire » : il s’agit d’une notion « fluides et rétractable ». Il se développe « l’essentialisme » de la culture où seul le contenant importe. La chrétienté se mêle à tous nos principes comme république, universalisme, laïcité ne deviennent alors qu’un patrimoine ou « des morceaux fantasmés de notre culture » que les populistes exploitent (mariage pour tous, Identité nationale). Si bien que « les rôles sont fluides, interchangeables, et les ennemis d’hier peuvent devenir des alliés d’aujourd’hui ». Le populisme fluide est pernicieux. La « manif pour tous » ne serait pas homophobe car elle respecte les pratiques sexuelles des homosexuelles mais vise davantage la « culture homosexuelle ». Les musulmans et homosexuels qui manifestent à leur côté sont désormais des amis. Marianne est mobilisée ainsi que les symboles à la fois pacifiques et révolutionnaires comme le « Printemps arabe ». Mais il ne faut pas se leurrer : les ennemis appartiennent à n’importent quelle minorité.

    Le populisme liquide a d’autant plus le vent en poupe que nous vivons sous la « politique du signe ». L’important n’est pas tant pour un homme politique de résoudre un problème que de montrer qu’il agit, qu’il fait « signe » au Peuple (p 77). Pour cela, il existe des spécialistes des opinions ou « opinionlogues » qui construisent des édifices liquides, des « châteaux de sable » à base d’opinions hétéroclites et mouvantes » (p 78). Nicolas Sarkozy est l’exemple type du populisme liquide. Il n’y a pas de véritable construction idéologique puisqu’il emprunte à gauche et à droite, parle comme tout le monde, les yeux rivés sur les sondages, n’écoute que les spécialistes de l’opinion. C’est le modèle du réactionnaire-progressiste, politiquement incorrect sur la forme, qui s’écrit devant les caméras au lieu d’agir et lorsqu’il agit, il vise des communautés (mesures discriminatoire, « visant à contrôler les modes de vie ») au lieu d’agir sur les véritables causes des problèmes (p 81). « Toutes les contradictions sont possibles, pour donner naissance à des édifices opiniologiques aussi absurdes qu’éphémères » (p 81). Le but de ces agitations est toujours de défendre la culture du Vrai peuple, peu importe si les explications n’ont aucune cohérence : elles cachent souvent une vision complotiste comme le lien qui existerait entre la GPA le mariage pour tous et la dictature des minorités. « Le seul élément stable est le sentiment du complot des minorités et le rejet de la mondialisation » (p 82). Les partis ou mouvements européens qui partagent cette forme de populisme sont de plus en plus nombreux et ont en commun de « limiter la liberté au nom de la défense de la liberté du vrai peuple ». Leur stratégie est de diffuser le populisme dans l’ensemble des partis politiques, alors que dans les années 1930, les partis traditionnels étaient réticents, refusaient l’idée de l’existence d’un « vrai » peuple et d’avoir recours à l’appel au peuple.

    Quel est le Vrai Peuple, celui dont parlent les populistes et les opinionlogues ? Si le Peuple manifeste par exemple contre le mariage pour tous, il « peut aussi redevenir le Blanc persécuté, et même poursuivi par les minorités ethnos-culturelles » qui les chasseraient des banlieues vers la campagne. En face, se dresse les traîtres : « bobo » ou « soixante-huitard » multiculturalistes « aux commandent de la mondialisation néolibérale » (p 76) possédant les moyens économiques et politiques et qui habitent dans les centres villes. C’est la thèse du géographe Christophe Guilluy qui a inspiré tant la gauche, (la « Gauche Populaire ») que la droite (Sarkozy, « Droite Forte » ou « Populaire ») (p 74). L’idée sous-jacente de son analyse est la « guerre culturelle ». Raphaël Liogier rappelle que le « Manifeste de la Gauche populaire » « en appelle à une laïcité qui serait « inscrite dans le réel », ce fameux ’réel’ qui est l’âme du peuple, le bon sens » (p 75). Le bon sens du Peuple ressemble beaucoup à la common decency du philosophe Jean-Claude Michéa, reprenant le terme de George Orwell. « Elle est équivalente au Réel, une sorte d’honnêteté spontanée de l’homme du peuple qui sait intuitivement quelles sont les limites à ne pas dépasser, qui sait comment l’on doit décemment vivre et se comporter » (p 97). En plus d’être facilement manipulable, cette common decency amène à contrôler des communautés et à leur soumettre un « mode de vie » conforme à « notre » culture (p 95). Jean Claude Michéat fait aussi l’erreur de mettre en rapport le libéralisme économique et la liberté des mœurs. « Ce genre d’attitude masque la vraie critique du capitalisme en tant que système économique d’aliénation et nous empêche de repérer les vraies communautés qui peuvent être sources de violence » (p 99). Pour terminer, Raphaël Liogier soutient que le libéralisme politique (l’émancipation des individus) n’amène pas au libéralisme économique qui peut être vecteur d’aliénation. D’ailleurs, le terme libéralisme a perdu son véritable sens, partout il est discrédité. C’est la liberté qui est menacée au nom de la subjectivité du Peuple qui amène à contrôler « l’intimité individuelle, les sentiments, les émotions, la vie privée » (p 102) vers un totalitarisme liquide, plus « insidieux » que le totalitarisme nazi car dans ce type de régime qui menace nos libertés individuelles, il n’existe plus de corps intermédiaires ni de contre-pouvoir. Il faut, selon lui, accepter le métissage culturel qui va accomplir notre « aspiration moderne à une société universelle » car « hier comme aujourd’hui, c’est la liberté qui est en jeu » (p 105).

    http://blogs.mediapart.fr/blog/remy-p/271213/ce-populisme-qui-vient-de-raphael-liogier-ou-les-dangers-du-populism

    • concernant Michéa il a donné dans deux de ses bouquins une explication à peu-près claire de cette fameuse common decency http://seenthis.net/messages/154210#message166422, à partir de laquelle on pourrait préciser une définition

      L’Empire du moindre mal (2007) : « Valeurs partagées et solidarité collective effectivement pratiquée. »

      La double pensée (2008) : « Vertus humaines élémentaires que sont, par exemple, la loyauté, l’honnêteté, la bienveillance ou la générosité. Or ces vertus, qui s’enracinent depuis des millénaires dans ce que Mauss nommait la logique du don, ne sauraient être confondues avec les constructions métaphysiques des fanatiques du « Bien » — que ces dernières trouvent leur principe officiel dans la volonté divine, l’ordre naturel ou le sens de l’Histoire. »

      En gros cette common decency c’est un peu l’opposé du #narcissisme, c’est l’ensemble des valeurs qui font qu’un collectif peut fonctionner : honnêteté, entraide, sens du bien commun et du partage, respect de la parole donnée, bienveillance. ça m’a pas l’air bien mystérieux à définir, mais Michéa semble malgré ça rester dans le flou quant à cette notion, et la résume souvent dans ses entretiens comme « l’intuition qu’il y a des choses qui ne se font pas », ce qui laisse la porte très ouverte à des interprétations relevant plus de l’ordre moral que des solidarités paysannes ou ouvrières.
      edit : exemple parmi d’autres il y a quelques mois, les « antigones » dont causait @monolecte http://seenthis.net/messages/156020