A Bombay, le bidonville de Dharavi signe l’échec des politiques de développement

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  • Un capitalisme de paria : le bidonville de Dharavi, à Bombay | Mediapart

    http://www.mediapart.fr/journal/international/030514/bombay-le-bidonville-de-dharavi-signe-lechec-des-politiques-de-developpeme

    L’activité économique des habitants du bidonville de Dharavi, à Bombay, relève exactement (et à la lettre) de ce « capitalisme de paria » analysé par Peraldi :

    La vieille femme est assise à même le sol poussiéreux. Devant elle, une douzaine de crabes gris et un panier de crevettes roses. Les crustacés sont constellés de mouches. Le soleil est à son zénith et le mercure dépasse les 35 degrés. L’odeur qui s’en dégage concurrence celle de la rigole d’eau croupissante remplie d’ordures et d’excréments qui serpente sur sa droite. Elle sourit doucement quand on lui demande si sa marchandise se vend bien et hausse les épaules avec l’air de dire : « Comme tous les jours, ni plus qu’hier, ni moins que demain. »
    Cette vieille femme n’est même pas pêcheuse. Tous les matins, elle se rend en transports en commun au port de Bombay, achète quelques poissons ou crustacés auprès des bateaux qui reviennent du large, et retourne chez elle, à Dharavi, quinze kilomètres plus au nord, pour vendre ces produits de la mer à ses voisins de quartier avec une petite marge. Alors, si elle est là, jour après jour, semaine après semaine, c’est que les affaires ne marchent pas si mal. En tout cas suffisamment pour lui permettre de survivre.
    À une époque, elle avait dû faire appel à une association de micro-crédit pour pouvoir emprunter l’argent nécessaire à l’achat de sa marchandise. 60 euros remboursables sur 21 semaines. Aujourd’hui, elle n’en a plus besoin et ses ventes de la journée lui permettent d’acheter les produits du lendemain matin. À son échelle, c’est une petite victoire. (...)
    Dans un pays où il n’existe aucune forme de filet de sécurité sociale, nul n’est inactif. Car il s’agit chaque jour de gagner de quoi survivre jusqu’au jour suivant. Comme le reste de l’Inde, Dharavi est une ruche bourdonnante de petits métiers où le commerce est roi. Tout le monde ou presque s’insère dans une chaîne de vente et de revente à faible marge. Comme la marchande de poisson, les vendeuses de légumes achètent au marché de gros et revendent dans la rue ; les cordonniers se procurent du cuir et confectionnent des sandales ; une femme acquiert des Tupperware et les écoule depuis sa maison de 18 m2 sur deux étages ; une autre fait la même chose avec des saris qu’elle va chercher en bus au Rajasthan, à 700 kilomètres, et qu’elle propose à ses voisines qui viennent essayer les tissus dans sa pièce unique de 10 m2 où elle vit avec son mari et ses deux filles…

    Sur le « capitalisme de paria » : http://www.ehess.fr/fr/enseignement/enseignements/2011/ue/484

    #capitalisme_de_paria

  • Inde : la « mesquinerie branchée » des classes moyennes envers les pauvres | Mediapart

    http://www.mediapart.fr/journal/international/030514/bombay-le-bidonville-de-dharavi-signe-lechec-des-politiques-de-developpeme

    En dépit de sa croissance économique record (+ 8 % par an en moyenne durant les années 2000, juste derrière celle de la Chine), de l’essor de sa classe moyenne et du dynamisme de ses multinationales, l’Inde demeure la nation qui compte le plus de gens vivant au-dessous du seuil de pauvreté sur la planète. Malgré les débats incessants dans la presse indienne entre universitaires et politiciens sur le niveau auquel il convient de fixer ce seuil, il n’en demeure pas moins que, selon les études, de 37 % à 60 % des Indiens sont considérés comme pauvres, c’est-à-dire vivant en général avec moins d’un euro par jour. (...)
    Derrière le « miracle économique indien » des années 2000, qui a favorisé l’essor d’une classe moyenne urbaine dont les modes de consommation s’alignent sur ceux de l’Occident (centres commerciaux climatisés, voitures, vacances à Goa ou au Cachemire…), derrière la progression du nombre de milliardaires, des centaines de millions de pauvres continuent de vivre au jour le jour. Dans leur récent ouvrage, An Uncertain Glory (non traduit en français), deux des économistes les plus réputés du pays, le prix Nobel Amartya Sen et Jean Drèze, écrivent : « L’histoire du développement dans le monde offre bien peu d’exemples d’une économie croissant aussi vite pendant aussi longtemps avec des résultats aussi limités en termes de réduction de la pauvreté. Alors que l’Inde a gravi très rapidement l’échelle des taux de croissance, elle a rétrogradé en terme d’indicateurs sociaux de conditions de vie. Le processus de la croissance indienne est tellement inégalitaire qu’il fait ressembler le pays à des îlots californiens perdus dans une immense mer subsaharienne. »
    Pour ces deux chercheurs, qui ont décortiqué une grande variété de statistiques et d’indicateurs sociaux, du nombre de foyers ne possédant pas d’électricité (un tiers de la population) au pourcentage d’enfants sous-alimentés (56 % en 2006), le modèle indien est celui d’une croissance sans développement : « Les ressources nouvellement créées par la croissance économique n’ont pas été utilisées de manière adéquate afin de soulager les immenses privations sociales des plus faibles. »
    Ce débat, aujourd’hui, n’est pas facile à mener en Inde, car la plupart des leaders politiques ne veulent pas l’entendre. « Quand vous analysez les programmes des deux formations politiques qui ont mené les pays depuis seize ans, c’est-à-dire le parti du Congrès censé être à gauche et le BJP (nationaliste hindou) censé être à droite, vous vous apercevez qu’ils ont mené sensiblement les mêmes politiques, en particulier en matière économique », explique l’universitaire et politologue Sudhir Kumar Panwar.
    « Elles ont conduit une politique de développement néolibérale qui a consisté à appuyer les grandes entreprises et les multinationales dans différents secteurs, notamment l’agriculture, à promouvoir les investissements étrangers et à affaiblir les mécanismes d’assistance publique. Le résultat, ce sont des politiques anti-agriculteurs, anti-petits commerçants et anti-pauvres. » « Pour la plupart des dirigeants politiques, le développement consiste à bâtir des routes et des infrastructures, pas à sortir les gens de la pauvreté », critique l’éditorialiste de New Delhi Hartosh Bal.
    Les errements des politiques économiques sont une chose, mais elles ont aussi un impact sur la manière dont les Indiens eux-mêmes regardent « leurs » pauvres. « Il y a aujourd’hui une forme de mesquinerie branchée à l’encontre de tous ceux qui ne rentrent pas dans le moule de la classe moyenne indienne moderne : les basses castes, les musulmans et les habitants des bidonvilles », critique Taran Khan. Aujourd’hui, le terme « classe moyenne » est devenu un mantra que tout le monde récite, un peu comme aux États-Unis, une manière de se caractériser positivement pour ceux qui sont, en fait, l’élite dans un pays très pauvre.
    Satya Sivaraman, un activiste engagé dans les mouvements sociaux, confirme cette attitude qui, selon lui, renvoie à une forme de néolibéralisme social : « Une grande partie de la population ne voit pas les pauvres. C’est une question d’éducation, d’habitude et de caste. Ensuite, nombre d’entre eux estiment que si les gens sont pauvres, c’est qu’ils n’ont pas fait assez d’efforts. C’est le refrain des plus riches et de ceux qui disent appartenir à la classe moyenne : "Si moi qui suis parti de peu j’y suis arrivé, tout le monde peut y arriver." » À cela, il ajoute une spécificité indienne : « Les riches et les hautes castes ne croient plus à la réincarnation pour eux-mêmes, mais ils y croient pour les autres. Selon eux, les pauvres auront de toute manière une meilleure condition dans leur prochaine vie, donc ce n’est pas un impératif de les aider dans la présente… »
    Alors, même si personne ne chôme à Dharavi, incarnant en cela une forme d’éthique bombayienne du travail, l’ascenseur social reste bloqué pour la plupart des résidents du bidonville.

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