Une discussion sur « Islam et capitalisme » de Maxime Rodinson

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  • "Cela est maintenant clair pour tous. Le problème des pays sous-développés, du contraste grandissant entre le monde prospère et repu des sociétés industrielles et l’univers famélique où se débat le reste de l’humanité, est un des deux ou trois grands problèmes capitaux de notre temps. En traiter, c’est soulever en chaîne une masse d’autres questions clés. Tout ce Tiers Monde, comme on dit, est hanté par le désir de s’aligner au plus tôt, du moins à certains égards, sur le monde industriel sous un de ses deux aspects ou avec un mélange des deux. Qu’est-ce que cela implique au juste ? Jusqu’où est-il nécessaire d’aller dans l’alignement pour atteindre cette enviable prospérité ? Faut-il aller jusqu’à sacrifier des valeurs particulièrement chéries, qui ont fait la particularité, l’individualité, l’identité des peuples en question ? Et si c’étaient ces valeurs justement qui avaient causé le retard à présent évident ? Ou certaines d’entre elles ?

    Le problème est débattu partout avec cette ardeur et cette passion que soulève seulement ce qui est réellement vital pour tous. Et en particulier dans cette très importante fraction des pays sous-développés que représente le monde musulman. Précisons : le monde où a dominé pendant les derniers siècles la religion musulmane. Car on ne saurait trop préciser, et l’unité de ce monde sur tous les plans est justement en question. Partout dans ces pays donc le débat se noue autour des notions clés : développement économique, socialisme, capitalisme, nation, Islam. Comment doivent être liés ces différents concepts ? La politique la plus immédiate, la plus pratique, la plus quotidienne requiert des éclaircissements et des solutions. Les gouvernants agissent, les idéologues et les politiciens présentent des programmes en fonction des réponses, implicites ou explicites, réfléchies ou passionnelles, théoriques ou pragmatiques qu’on apporte à la question.

    On rejoint vite d’ailleurs des problèmes qui débordent le temps présent, qui débouchent sur des débats plus théoriques et plus fondamentaux. Quels sont les liens, les rapports entre l’activité économique, l’activité politique, l’idéologie religieuse ou non, la tradition culturelle ? Ici les théories s’affrontent, philosophes, sociologues, savants entrent dans le jeu, proposent leurs thèses, inspirées en partie sans doute par les faits qu’ils étudient (ou qu’ils sont censés étudier !), mais aussi par les passions, les intérêts, les aspirations de leur milieu, par les formes de pensée que leur ont léguées leurs devanciers, parfois, et plus souvent qu’on ne pense, par le simple désir de briller dans quelque salon, quelque amphithéâtre ou quelque salle de réunion. Pourtant on peut y retrouver les mêmes orientations générales qui se sont toujours affrontées à propos de la compréhension des phénomènes de la société humaine.

    Ce livre est une contribution à l’éclaircissement de ces problèmes, orienté à la fois vers les phénomènes actuels et vers les grandes questions fondamentales. Je les ai abordées sous un angle particulier. Mais, à l’écrire, je me suis aperçu que tout était néanmoins mis en cause.

    Capitalisme et Islam. La question a été débattue à la fois par les musulmans et par les orientalistes, les économistes et les historiens européens. Peu de gratuité dans ce débat. Les musulmans, sous l’effet de la piété ou du nationalisme, ou des deux, tenaient à montrer que rien, dans leur tradition religieuse, ne s’opposait à l’adoption de méthodes économiques modernes et progressives ou encore que ladite tradition était orientée vers la justice économique et sociale. Certains savants européens sympathiques à l’Islam maintiennent aussi l’une ou l’autre de ces thèses. D’autres qui lui sont plutôt hostiles (et ils sont rejoints par un flot de publicistes dépourvus de toute science) veulent au contraire montrer que l’Islam, en interdisant à ses adeptes toute initiative économique progressive, voue ceux-ci à la stagnation, à moins que (version récente) il ne les prédispose fatalement à une alliance diabolique avec le communisme intrinsèquement pervers. D’où on peut tirer que ces peuples doivent être ardemment combattus dans l’intérêt du progrès de la civilisation en général. Toutes ces thèses, si contradictoires soient-elles, reposent, remarquons-le bien, sur la même présupposition implicite. Elles supposent que les hommes d’une époque et d’une région, que les sociétés obéissent strictement à une doctrine préalalble, constituée en dehors d’eux, en suivent les préceptes, s’imprègment de son esprit sans transformation essentielle, sans qu’ils l’adaptent à leurs conditions de vie et à leurs modes de pensée implicitement suggérés par celles-ci. Cette présupposition, dont les tenants de ces thèses n’ont même pas conscience en général, me paraît fausser toute la problématique de ce débat. Mais j’examinerai néanmoins leurs idées sans tenir compte de cette objection fondamentale puisque, aussi bien, elle ne sera pas admise par tous.

    Il n’est que quelques auteurs sérieux, en général d’inspiration
    marxiste, pour avoir posé la question d’une manière impartiale et en même temps conforme à une vue sociologique plus saine des rapports entre les doctrines idéologiques et les réalités sociales. Pourquoi, en vérité, le capitalisme a-t-il triomphé à l’époque moderne en Europe et pas (entre autres) dans les pays musulmans ? Mais aussi pourquoi le capillalisme européen a-t-il envahi si facilement le monde musulman ? Dans le passé et actuellement, l’Islam (ou au moins la tradition culturelle des pays musulmans) ont-ils favorisé ou favorisent-ils le capitalisme, le socialisme, une économie arriérée de type « féodal » ou œncore poussent-ils vers une tout autre voie, vers un système économique nouveau qui leur serait spécifique ? "

    [ Maxime_Rodinson , Islam et Capitalisme ]

    • D’un autre côté, la guerre en cours ne se limite pas à l’affrontement des pays riches contre les pays pauvres, puisqu’elle se fait aussi énormément en interne avec la paupérisation des classes moyennes dans les pays riches et l’indécente prospérité des classes privilégiées des pays pauvres.
      En gros, la seule opposition qui transcende toutes les autres, c’est le capital lui-même et la guerre des classes ne connait pas de frontières, précisément.

    • Ce n’est pas si compliqué : la guerre a lieu entre riches et pauvres, elle est internationale, et certains prétendent de l’avoir déjà gagnée. Qu’ils se détrompent.

      Après il y a la question si j’appartiens à telle classe paysanne, telle classe ouvrière ou si je suis un intello appauvri par ce que mes reportages de foot ou people sont maintenant écrits par des robots. On s’en balance. C’est une question tactique, idéologique, scientifique, trop abstraite qui me fait perdre du temps quand je mène un combat précis pour défendre mon existence contre les dérégulateurs qui mélangent #rapture et #disruption afin de créer le meilleur des mondes cryogénético-élitiste.

      C’est à en vomir, passons aux choses sérieuses.

      Concrètement la question d’appartenance à une classe peut servir afin de constater quels nouveaux alliés potentiels sont à gagner pour combattre dans nos rangs de défavorisés.

      Est-ce qu’une alliance est possible avec les petits bourgeois qui vivent encore de l’exploitation directe de ceux qu’ils emploient ? Est-ce qu’elle se justifie par la présence d’un ennemi commun qui met en danger notre modèle d’affaires précaire au point de ruiner le commerce de mon boss et de me plonger dans la misère totale alors que lui passera des jours tranquilles pour pas cher au bord de la méditerranée confortablement servi par ses esclaves grecques ?

      Oublions les questions trop morales et trop théoriques. Il faut choisir con camp et former les rangs pour relever le défi.

      Bon dimanche à vous tous ;-)

      #lutte_des_classes

    • Les « riches » et les « pauvres », c’est quoi, des catégories bibliques...? ;) Le génie de l’ouvrage de Rodinson, c’est à la fois de permettre le décentrement (sortir de l’ethnocentrisme occidental, dont l’évolutionnisme stalinien n’est qu’un des derniers avatars), tout en conservant l’essentiel, à savoir la lecture « matérialiste » de l’histoire comme méthode*... Car, n’en déplaise, il n’y a pas de voie royale pour l’émancipation (cela se saurait) ! *http://seen.li/143s