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  • Édition scientifique numérisée, autonomie intellectuelle des chercheurs et pédagogie numérique
    par Jérôme Valluy

    J’ai beau être un utilisateur heureux de Revues.org, et n’avoir aucun exemple vraiment caractérisé de censure, je ne peux m’empêcher de trouver dérangeant et très digne d’attention ses anticipations quelques peu catastrophistes et son invitation à développer des éditions décentralisées.
    http://www.iri.centrepompidou.fr/wp-content/uploads/2014/06/enmi-preparatoires-2014.vfinale2.pdf

    Dans le domaine des arts, lettres et sciences humaines, le développement de l’édition scientifique numérique en libre accès accélère l’effondrement du marché des livres et revues scientifiques sur papier et probablement leur disparition à brève échéance. Or ce marché a permis, depuis plus d’un siècle, d’assurer un relatif pluralisme intellectuel par la multiplication de petites maisons d’édition, offrant des débouchés à des pensées diverses, mêmes minoritaires, émergentes, décalées, novatrices, qui sont essentielles aux progrès de la connaissance. A l’ère numérique, ce pluralisme n’est assuré ni par la concentration oligopolistique du marché scientifique mondial payant (les bouquets d’abonnements à prix exorbitants) ni par le mouvement, en réaction, de l’accès ouvert aux publications sur plateformes institutionnelles financées sur fonds publics, constitutives d’oligopoles non marchands, étatiques voire technocratiques, plaçant la recherche sous contrôles, notamment politique, d’acteurs publiques dominants. Ces deux formes d’oligopoles, marchand et étatique, réduisent l’autonomie intellectuelle des chercheurs et, par là même, celle des pédagogues qui transmettent les savoirs issus de la recherche, dans le supérieur et dans le secondaire. Plus récemment, la propulsion politique de cours numériques en libre accès (les MOOC) accentue cette perte d’autonomie des chercheurs et enseignants en subordonnant la pédagogie à des finalités exogènes qui sont principalement celle du marketing académique, pour des universités en concurrence, et celles de la réduction des budgets, pour des universités sous-financées.

    Dans ce contexte, l’édition scientifique et pédagogique doit être entièrement repensée en articulant la connaissance des nouveaux dispositifs technologiques caractéristiques de l’ère numérique, la création nécessaire d’un nouveau modèle économique de l’édition scientifique et la philosophie libérale, issue des Lumières, de défense des libertés intellectuelles, des chercheurs et pédagogues. Au vu de l’expérience historique du marché éditorial papier (multiplication de petites maisons d’édition dans les démocraties libérales) et des transformations numériques récentes de ce marché (oligopoles marchands et oligopoles étatiques), on ne peut qu’être tenté par le fameux « small is beautiful » et appeler à la création de multiples et nouvelles maisons d’éditions, chacune issue d’un projet non pas technologique mais intellectuel, et réellement adapté au monde numérique. Cette structure éditoriale devra être, à la fois entièrement novatrice du point de vue de la conception même du livre et de la revue à l’ère numérique (écritures numériques enrichies, publication multi-formats, en accès partiellement ou totalement ouvert, nouveaux métiers et nouvelles collaborations auteurs/éditeurs) et entièrement nouvelles aussi du point de vue du modèle économique permettant de financer ces maisons d’édition de façon à préserver durablement leur indépendance et leur diversité (financements hybrides associant crowdfunding, financements académiques, accords de distribution et ventes de prestations secondaires). De telles maisons d’édition offriront au public des productions à la fois écrites et audio-visuelles de qualité infiniment supérieure tant aux premiers cours en ligne ouverts (MOOC) qu’aux espaces pédagogiques interactifs (EPI) et assureront par leur nombre et leur diversité un pluralisme intellectuel dans l’édition scientifique que ne pourront jamais offrir des plateformes institutionnelles sous contrôle des pouvoirs publics.

    #édition_numérique #oligopole #libertés_académiques