Libération, journal numérique du 23 juillet 2014

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  • Le thème du « nouvel antisémitisme » ou de la « nouvelle judéophobie » revient en force ces temps-ci dans les médias et le monde politique français. Par là, ces utilisateurs cherchent à mettre en évidence un phénomène antisémite qui toucherait principalement les « banlieues », les « populations arabo-musulmanes », les « jeunes désœuvrés », en deux mots : tous ceux qui vivent de l’autre côté du périphérique.

    S’il est légitime que des journalistes, acteurs politiques, chercheurs et observateurs de notre société s’interrogent sur la recomposition du « phénomène antisémite » dans la France du XXIe siècle, la manière biaisée de traiter le sujet soulève plusieurs questions :

    1) Peut-on exonérer la société française de la présence d’un antisémitisme « bien gaulois » qui continue à se manifester dans l’Hexagone et qui entretient malheurseument le préjugé selon lequel les « Juifs » formeraient une « communauté à part », avec des caractéristiques spécifiques ? En bref, selon moi, il serait illusoire de croire que « l’antisémitisme de grand-papa » ait totalement disparu de la société française. Il est facile d’accuser les « petites racailles de banlieues » d’être judéophobes ou « nouveaux antisémites » pour mieux se dédouaner de notre propre antisémitisme bien franchouillard.

    2) Doit supposer que ce « nouvel antisémitisme » est un phénomène contagieux dans les banlieues au même titre qu’une maladie ? A lire les propos tenus par certains journalistes et leaders politiques, les Français d’origine maghrébine et africaine seraient susceptibles d’être contaminés par ce « nouveau mal antisémite », incapables de discernement et de modération. Encore une fois, on tend à considérer les Français héritiers de l’immigration postcoloniale comme des citoyens totalement immatures sur les plans politique et psychologique, censés se faire happer par la vague antisémitisme. On entretient le cliché selon lequel derrière chaque « Arabo-Musulman » de France, se cache un antisémite qui sommeille et un disciple potentiel de Dieudonné/Soral, prêt à passer à l’action.

    3) Le phénomène raciste et d’intolérance ne concerne t-il que les banlieues et les populations dites « arabo-musulmanes » ? Dans un Etat comme la France qui est tristement devenu le « temple de l’extrême droite européenne » (le FN est désormais le premier parti de France) comment peut-on s’imaginer que le racisme ne touche t-il pas tous les secteurs de la société française, y compris certaines franges de la « communauté juive » ? Des intellectuels tels que Dominique Vidal, Esther Benbassa ou Guillaume Weill-Raynal ont souvent pointé dans leurs écrits le développement de phénomènes racistes et xénophobes chez certains Juifs de France, les conduisant à se replier sur eux-mêmes (le syndrome du bocal communautaire) et à reprendre à leur compte une certaine arabophobie ou islamophobie ambiante. Depuis les années 2000, ces intellectuels ont pu repérer une réelle tendance à la radicalisation des milieux communautaires juifs qui favorise la montée d’expressions d’intolérance à l’égard des populations arabo-musulmanes. Par ricochet certaines institutions dites « représentatives » de la communauté juive (le CRIF par exemple) ont parfois adopté une certaine complaisance à l’égard de groupuscules radicaux : l’impunité de la Ligue de défense juive, groupe d’extrême droite ouvertement violent et raciste, interdit dans de nombreux pays du monde, pose quand même question sur cette indulgence coupable.

    S’il est donc légitime de s’interroger sur les nouvelles formes d’antisémitisme dans la France d’aujourd’hui, il me paraît davantage pertinent de réfléchir sur les montées des thèses xénophobes et des visions racialistes dans TOUS LES SECTEURS DE LA SOCIETE FRANCAISE, y compris dans certaines franges de la communauté juive de France, qui n’échappent pas, malheureusement, au populisme identitaire qui emporte aujourd’hui l’Hexagone.

    Le silence total ou l’indifférence feinte à l’égard des formes de radicalisation qui peuvent exister dans certaines franges des communautés juives de France me paraît relever d’une double opération mentale : s’exonérer de son antisémitisme gaulois (l’antisémitisme de grand-papa que l’on a toujours du mal à assumer) et se soigner dans le même temps de son « pêché d’antisémitisme », en faisant porter la responsabilité aux seules populations des banlieues : c’est encore la faute aux Arabes et aux Musulmans !

    Dans le 16ième arrondissement de Paris, l’antisémitisme, ça n’existe pas ?

    En tout cas, une chose est sûre : le Front national sera bien le "premier parti de France" à tirer pleinement profit de nos myopies collectives.

    Vincent Geisser

    • @le_bougnoulosophe
      #antisémitisme
      #islamophobie

      il me paraît davantage pertinent de réfléchir sur les montées des thèses xénophobes et des visions racialistes dans TOUS LES SECTEURS DE LA SOCIETE FRANCAISE

       :
      certes, cependant la condamnation nécessaire de toute forme de racisme ne doit pas nous conduire à faire l’économie d’une analyse détaillée des logiques spécifiques qui caractérisent l’antisémitisme d’une part et l’islamophobie d’autre part. Nous sommes en présence de formes de racisme fortement différenciées tant par leurs mécanismes que par leurs fonctions et effets. L’islamophobie relève d’un racisme structurel et institutionalisé et sous-tend par ailleurs les modes de gouvernementalité sécuritaires contemporains (narratifs sur l’islamisme). L’antisémitisme d’aujourd’hui n’est plus celui de l’Europe des années 1930 et 1940. La division du travail contemporaine et les hiérarchies sociales qui lui sont liées ne reposent pas sur une discrimination effective et une « subalternisation » des populations juives. L’antisémitisme occupe d’avantage sa fonction traditionnelle de « socialisme des imbéciles », de fausse critique du capitalisme, de moyen idéologique de division politiques et de barrière à l’émergence de développements contre-hégémoniques. Par ailleurs, il semblerait, comme le montre l’excellent article cité plus haut, que la « menace antisémite » tend à s’ajouter au narratif du continuum des menaces sur lequel se fonde la gouvernementalité sécuritaire et raciste contemporaine. La lutte contre un « nouvel antisémitisme » pourtant lui-même généré comme fausse conscience par le capitalisme actuel devient un nouveau mode de gouvernement sécuritaire. Seul une sérieuse offensive contre-hégémonique et communiste pourra faire barrage au développement de l’antisémitisme dans tous les secteurs du prolétariat.