Marin passeur - Libération

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    • Le texte complet :

      LES CHEMINS DE LA LIBERTÉ (16)Pendant six ans, un pêcheur tunisien a acheminé des centaines de migrants en Italie. Jusqu’au drame et à la condamnation.

      Le coryphène est un poisson méditerranéen réputé très paresseux. Si peu énergique qu’il n’aime rien tant que se prélasser à l’ombre des feuilles de palmier, dispersées dans l’eau par les pêcheurs pour lui tendre des pièges. Ou sous des corps de migrants, qui, par centaines, n’atteignent jamais leur destination. La vision des coryphènes sous les dépouilles flottantes rappelle bien des choses à Mohamed Cheikh Mohamed. Longtemps, ce pêcheur de 52 ans a été l’un des principaux passeurs du Sahel tunisien. Presque parmi les pionniers : depuis ses premiers voyages, en 1996 (les migrations maritimes se sont massifiées au début des années 90), Mohamed estime avoir acheminé environ 550 Tunisiens, en 14 passages, du petit port de Ksibet el-Médiouni - à 10 km de Monastir - vers la Sicile. Jusqu’en 2002, année où la machine s’est enrayée et où il a atterri derrière les barreaux. L’affaire a fait grand bruit en Tunisie : même l’ancien président Ben Ali s’en est mêlé.
      Sur le chemin de la rédemption, Mohamed Cheikh Mohamed a choisi de raconter son histoire « pour faire passer un message » à l’attention des milliers de jeunes Tunisiens (les statistiques sont imprécises mais le chiffre qui revient le plus souvent fait état d’environ 16 000 départs chaque année par la mer) qui émigrent illégalement. Son récit permet de démythifier en partie le milieu opaque des passeurs de clandestins.

      TOUT POUR LA SÉCURITÉ
      La rencontre a lieu dans les locaux du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), une association de défense des droits de l’homme. Mounir Hassine - militant qui assure la traduction - nous montre les résultats tout frais d’une enquête menée auprès de 589 lycéens. A la question « Pensez-vous quitter un jour la Tunisie ? » 56% ont répondu oui. « Je sais comment vivent les immigrés tunisiens en Italie,raconte Mohamed, mais quand ils reviennent au pays, ils donnent la fausse impression d’être très aisés, alors ça donne envie aux jeunes de partir. » Il n’en dira pas plus sur les motivations des clandestins. A l’époque où il œuvrait, le passeur prenait soin, en tout cas lorsque ses clients étaient de Ksibet, de s’assurer que leurs parents étaient informés et d’accord avec ce départ. Ensuite, son boulot était de les amener à bon port et vivants, pas de juger ce qui les incitait à s’installer à 40 dans son bateau à 4 heures du matin.
      Tout a commencé un peu par hasard. En 1996, à l’occasion d’une pêche dans les eaux libyennes, deux Palestiniens aisés, persécutés par le régime de Kadhafi, le paient 3 000 dollars pour les acheminer à Syracuse (Sicile). Une fois à l’abri, les deux hommes l’aiguillent vers quatre familles, toujours en Libye, qui offrent au pêcheur 150 000 dollars, dont la moitié sur-le-champ, pour rejoindre l’Italie. Pour Mohamed les choses sont claires : il peut devenir riche. Et n’est-il pas déjà marié et père, mais sans maison ? Bien qu’appâté par le montant de la proposition des familles libyennes, inquiet de tomber au cœur d’un trafic, il refuse. Mais l’idée fait son chemin. Fils de pêcheur, Mohamed connaît les eaux méditerranéennes comme sa poche. Avec l’argent des Palestiniens, il acquiert un solide dix-mètres. Il est prêt, et le fait discrètement savoir dans son entourage. Le bouche à oreille fonctionne et, une nuit de printemps, Mohamed emmène 29 migrants, qu’il dépose aux abords d’une plage sicilienne, contre 900 dinars par tête (un peu moins de 400 euros au cours actuel). Prudent, Mohamed a pris soin de ne pas accompagner d’habitants de Ksibet, par crainte que la nouvelle ne se répande trop vite et ne suscite des jalousies qui pourraient nourrir une dénonciation. Il se fixe aussi comme règle de ne jamais emmener ses « passagers » à Lampedusa ou sur l’île de Pantelleria, des points de chute à l’époque déjà prisés de l’immigration clandestine, car il sait qu’en cas de météo difficile il peut avoir besoin de s’abriter dans ces endroits : pas question de se griller dans des ports cruciaux pour son activité de pêcheur.

      Avec ce premier passage, Mohamed s’offre une jolie maison à rénover dans le cœur de Ksibet. Ce baptême lui a aussi permis de vérifier un point qu’il avait déjà remarqué en pêchant : les gardes-côtes italiens sont peu nombreux et mènent des patrouilles à heures fixes, faciles à éviter. L’Italie ne doit pas encore barricader ses eaux, ainsi qu’elle le fera après la révolution tunisienne de 2011 et la déferlante migratoire qui s’ensuivra. Mohamed se renseigne sur le fonctionnement de la police tunisienne : un jour les gardes-côtes patrouillent, le lendemain, des indics en civil rôdent sur les quais, la troisième nuit, les deux systèmes sont combinés, et ainsi de suite.

      Toujours prudent sur les risques de commérages dans son village natal, Mohamed fait passer, pendant les trois premières années, des migrants issus des gouvernorats sahéliens de Monastir, de Sousse ou de Mahdia. Il s’adjoint les services d’un intermédiaire, chargé de battre la campagne pour « collecter » des candidats et s’assurer qu’ils n’ont pas de casier judiciaire qui pourrait éveiller les soupçons de la police. Pour éviter, aussi, de se retrouver en contact direct avec les familles qui, en cas de souci, pourraient se retourner contre lui.

      LES ENNUIS COMMENCENT
      Le système tourne bien, à raison d’un passage tous les trois ou quatre mois. Le pêcheur assure qu’il a toujours prêté une grande attention à la sécurité (il n’a jamais eu d’accident sur un trajet de 300 kilomètres nécessitant 32 heures environ en mer), fournissant un gilet de sauvetage à chaque passager, veillant à ne jamais dépasser les 40 clients, refusant les moins de 16 ans et les femmes. Une fois seulement, il a dû accepter un couple, car le mari a menacé de le dénoncer s’il n’embarquait pas avec sa compagne. Pour déjouer les radars des gardes-côtes, il a enlevé tout le métal présent sur son bateau. Même le tuyau d’échappement, relié au moteur, est en plastique, régulièrement refroidi par une pompe à eau. Mohamed commence à acquérir une petite notoriété, au point que des hommes du quartier de Kabaria, à Tunis, l’invitent à entrer dans leur réseau, proposition qu’il décline. Un été, il s’offre même deux mois en Italie, où il passe des vacances chez d’anciens « clients ». Les prix des passages augmentent : 1 500 dinars par personne en 2001 - ils peuvent atteindre 3 500 dinars depuis la révolution de 2011.« J’ai gagné beaucoup d’argent, admet sans détour Mohamed. J’ai rénové ma maison, acheté des voitures, je vivais bien. Mais j’ai aussi dépensé beaucoup, perdu dans des affaires qui n’ont pas marché. »

      Les ennuis commencent, en 2000, d’une façon un peu ridicule. Un des frères de Mohamed, bien que garde national, veut assurer un de ces passages si lucratifs. Il se fait pincer en mer. Notamment parce qu’avant de partir il avait abandonné sur le quai tous ses filets de pêche (pour dégager de l’espace pour les clandestins), ce qui avait éveillé la curiosité des policiers. Il est condamné à six mois de prison et perd son emploi. Mohamed est ainsi repéré par les autorités.

      Un an plus tard, c’est un autre membre de sa famille qui grippe le confortable business. Un neveu subtilise un de ses bateaux et entreprend la traversée vers l’Italie avec 35 personnes à bord. Moins expérimenté que son oncle, le jeune homme se fait arrêter par la marine tunisienne, qui confisque l’embarcation, et retrouve la trace de Mohamed. Il écope de trois mois de prison et le neveu d’un an. La condamnation, médiatisée, lui colle définitivement l’étiquette de « passeur ». Riche de surcroît, ce qui attise les jalousies.
      « SI TU LES EMMÈNES, JE TE QUITTE »
      Un groupe d’hommes d’une commune voisine de Ksibet le sollicite. Hésitant à poursuivre son activité, Mohamed refuse. Les hommes menacent de le dénoncer. Face à un nouveau refus, les villageois le signalent à la police, expliquent qu’ils lui ont versé l’argent du passage et qu’il refuse d’exécuter la prestation. Un juge oblige Mohamed à verser au groupe 12 500 dinars (« C’était les impôts ! » en rit-il amèrement) en échange de sa liberté. Il a trouvé plus malin que lui.

      Les choses se calment, le passeur reprend la mer. Mais un nouveau groupe le soumet au chantage et un juge le condamne à leur verser 22 000 dinars. C’en est trop pour sa femme. Alors qu’il organise un passage, elle lui soumet un ultimatum : « Si tu les emmènes, je te quitte. » Il contacte l’intermédiaire avec lequel il travaille depuis des années et lui annonce sa décision de raccrocher. L’associé apprend alors à Mohamed qu’un de ses neveux, âgé de 22 ans, souhaite prendre la relève. Un autre homme, qui a travaillé sur un chalutier, se dit prêt à s’associer avec lui.

      Mohamed consent à leur passer la main, et, deux semaines durant, leur détaille les pièges de la mer. Il explique surtout comment débarquer les clandestins qui, souvent, ne savent pas nager. « Il y a deux techniques : un homme plonge jusqu’à la plage et y fixe une corde, grâce à laquelle les autres peuvent s’accrocher pour franchir les quelques mètres les séparant de la plage. Soit, si vraiment presque personne ne sait nager, le capitaine navigue par-dessus la fosse, qui se trouve juste avant la plage, et s’arrête à un mètre du sable. Mais il faut parfaitement connaître la topographie des lieux. »

      QUATORZE MORTS
      Mohamed est inquiet du projet de son neveu, mais les familles, ayant versé de l’argent, insistent. Un dernier élément intervient : le frère de Mohamed (le père du neveu) rajoute 40 migrants et le bateau part chargé de 80 passagers. A l’approche de la côte sicilienne, le capitaine les débarque, pensant qu’il se trouve après la fosse, alors que le bateau est stabilisé juste avant : les clandestins sautent dans l’eau, profonde d’une dizaine de mètres. Quatorze meurent, d’autres sont arrêtés, certains parviennent à rejoindre la plage et à se disperser dans la nature. Le neveu et le capitaine sont condamnés à deux ans de prison en Italie.

      Apprenant la nouvelle sur une chaîne italienne, Mohamed joint l’intermédiaire. Les deux hommes savent que la police tunisienne ne va pas tarder. Mohamed l’encourage à fuir vers la Libye avant que les familles des victimes ne le cherchent, ou à profiter du fait qu’il n’est qu’indirectement impliqué dans le drame et se taire. L’homme opte pour la deuxième solution mais, devant les policiers, il craque et balance Mohamed. Il raconte leurs six années de passages clandestins ; les dates, les lieux, le nombre de clandestins, l’argent.

      L’affaire devient le premier grand procès d’un passeur en Tunisie. Ben Ali condamne publiquement ces pratiques. Les ministres de la Justice et de l’Intérieur, originaires du gouvernorat de Monastir, veulent faire de Mohamed un exemple. La sanction tombe, lourde : huit ans de prison, ramenés à six ans et demi en appel. Par la suite, la loi est même durcie à l’encontre des passeurs, jusqu’à vingt ans de prison si la traversée cause la mort de migrants.
      De 900 dinars, le prix de la traversée est passée à 1500 dinars en 2001. Depuis la révolution tunisien de 2011, il peut atteindre 3500 dinars, soit 1500 euros. Photo Nicolas Fauqué

      Mohamed sort de prison en 2009. Brisé. Et sans permis de pêche. Il tente le tout pour le tout : muni d’une bouteille d’essence, il s’enferme dans le bureau du chef de la police de Monastir et menace de s’immoler. Inquiet de la mauvaise publicité que cet acte de rébellion va provoquer, le ministre de l’Intérieur lui octroie son sésame pour reprendre la mer. C’est désormais son seul métier. Parfois, des migrants lui font encore un appel du pied. Parfois, des passeurs arrêtés se recommandent de lui, ce qui occasionne quelques convocations au commissariat. Mais Mohamed veut avant tout pêcher en paix. Et maintenant, lorsqu’il voit un bateau surchargé de migrants, notamment ces « navires poubelles » en provenance de Libye, Mohamed prévient les gardes-côtes italiens.

      Fabrice TASSEL