Ferguson et la nouvelle condition noire aux États-Unis

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    Un second élément de contexte policier est nécessaire pour comprendre les événements de Ferguson. Selon la police, le « crime » qui a attiré l’attention du policier sur Michael Brown est d’avoir traversé la rue en dehors du passage piéton. Pourquoi les polices américaines s’intéressent-elles à des infractions aussi vénielles ? Parce qu’elles mettent en œuvre des stratégies fondées sur les régularités statistiques de la criminalité. On appelle ces stratégies CompStat policing. CompStat marque l’introduction des principes du new public management (les réformes managériales) dans la police [7]. Fondamentalement, CompStat est un changement d’indicateurs dans l’évaluation de la performance des commissaires de police. La réduction du taux de criminalité devient l’indicateur unique de la performance policière. Ce changement d’indicateur s’appuie sur l’usage intensif de statistiques informatisées et notamment sur le recours à la cartographie criminelle de telle sorte que les managers policiers peuvent prédire l’occurrence spatiale de la criminalité. À l’aide de logiciels de cartographie, les policiers identifient les hot spots criminogènes et allouent les moyens humains avec pour mission d’arrêter autant de « suspects potentiels » que possible. Tous les individus passant par là et commettant des infractions mineures sont arrêtés « préventivement », c’est-à-dire avant que soit commis un crime sérieux. Les policiers savent que parmi les individus arrêtés et retirés de l’espace public, il y a une probabilité élevée que l’un d’eux allait commettre un crime plus grave. Les commissaires dont les chiffres sont mauvais perdent leur commandement.

    Depuis 1993, la criminalité s’est effondrée dans les villes américaines, alors que la population carcérale a été multipliée par cinq en vingt ans. Aujourd’hui, plus de 2,2 millions de personnes sont en prison, dont 45% sont noirs. En 2007, environ un tiers de tous les hommes noirs entre 20 et 30 ans sont soit en prison, soit en liberté surveillée (parole ou probation) [11]. La population carcérale est si importante que plus de 600 000 personnes sortent de prison chaque année ; à New York, cela représente plus de 300 personnes par jour. L’incarcération de masse a des effets terribles dans les quartiers noirs, où les ex-détenus sont exclus du marché du travail, et où les adolescents noirs sans diplôme ont plus d’une chance sur deux d’aller un jour en prison au cours de leur vie adulte [12]. La prison, la surveillance policière et le contrôle judiciaire sont devenus des expériences structurantes de la vie de générations entières d’hommes noirs américains, comme le montre le travail de terrain d’Alice Goffman [13]. L’emprise de l’État pénal brise les familles et dissout le tissu communautaire ; elle tend également à éloigner les institutions de prise en charge des plus démunis (hôpitaux, services sociaux) de leurs clients naturels, qui craignent qu’un contact avec le monde officiel ne les envoient en prison [14].

    Enfin, la constitution d’une classe moyenne noire au cours de la période 1970-2000 légitime l’ordre racial, alors même qu’une part importante de la population noire s’appauvrit. C’est le thème de la scission au sein de la population noire en deux classes polarisées qu’explore l’œuvre de Williams Julius Wilson : d’un côté, une ex-classe ouvrière noire durablement au chômage et habitant des poches urbaines d’extrême pauvreté ; de l’autre des familles noires qui ont pu profiter des opportunités d’ascension sociale offertes par les victoires du mouvement des droits civiques et les politiques de l’affirmative action [24].

    Dans une société américaine ou les coûts de l’éducation, de la santé et du logement ont augmenté plus vite que le PIB, devenant hors de portée des familles avec deux revenus moyens, ne pas avoir de patrimoine est un handicap majeur pour toute stratégie d’ascension sociale ou de maintien dans la classe moyenne — un phénomène que Elizabeth Warren (aujourd’hui sénatrice, à la gauche du parti Démocrate) a qualifié de two-income trap [26]. Ainsi, les inégalités de diplôme universitaire s’expliquent davantage par les inégalités de patrimoine que par les inégalités de revenus. Au final, les années 2000-2010 sont pour les familles noires des années de déclassement social après 40 ans de progrès économique [27].

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    La mort de Michael Brown et les émeutes de Ferguson signalent une évolution de la condition noire-américaine, marquée par l’emprise de l’État carcéral et l’accroissement des inégalités raciales.

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