city:sirius

  • "Les personnes qui n’agissent jamais veulent croire que l’on pourrait choisir en toute liberté l’excellence de ceux qui viendront figurer dans un combat, de même que le lieu et l’heure où l’on porterait un coup imparable et définitif. Mais non : avec ce que l’on a sous la main, et selon les quelques positions effectivement attaquables, on se jette sur l’une ou l’autre dès que l’on aperçoit un moment favorable ; sinon, on disparaît sans avoir rien fait. Contrairement aux rêveries des spectateurs de l’histoire, quand ils essaient de s’établir stratèges à Sirius, ce n’est pas la plus sublime des théories qui pourrait jamais garantir l’évènement ; tout au contraire, c’est l’évènement réalisé qui est le garant de la théorie. De sorte qu’il faut prendre des risques, et payer au comptant pour voir la suite. D’autres spectateurs, qui volent moins haut, n’ayant pas vu, même de loin, le début de cette attaque, mais seulement sa fin, ont pensé que c’était la même chose ; et ils ont trouvé qu’il y avait quelque défaut dans l’alignement de nos rangs, et que les uniformes à ce moment ne paraissaient plus égalitairement impeccables. Je crois que c’est là un effet du tir que l’ennemi a concentré sur nous assez longuement. Vers la fin, il ne convient plus de juger la tenue, mais le résultat. Le principal résultat, à écouter ceux qui ont l’air de regretter que la bataille ait été livrée sans les attendre, on pourrait croire que c’est le fait qu’une avant-garde sacrifiée ait complètement fondu dans ce choc. Je trouve qu’elle était faite pour cela. Les avant-gardes n’ont qu’un temps ; et ce qui peut leur arriver de plus heureux, c’est, au plein sens du terme, d’avoir fait leur temps. Après elles, s’engagent des opérations sur un plus vaste théâtre. On n’en a que trop vu, de ces troupes d’élite qui, après avoir accompli quelque vaillant exploit, sont encore là pour défiler avec leurs décorations, et puis se retournent contre la cause qu’elles avaient défendue. Il n’y a rien à craindre de semblable de celles dont l’attaque a été menée jusqu’au terme de la dissolution. Je me demande ce que certains avaient espéré de mieux ? Le particulier s’use en combattant. Un projet historique ne peut certainement pas prétendre conserver une éternelle jeunesse à l’abri des coups. L’objection sentimentale est aussi vaine que les chicanes pseudo-stratégiques : « Cependant tes os se consumeront, ensevelis dans les champs d’Ilion, pour une entreprise inachevée. » Frédéric II, roi de Prusse, disait sur le champ de bataille à un jeune officier hésitant : « Chien ! Espériez-vous donc vivre toujours ? » Et Sarpédon dit à Glaucos au douzième chant de l’Iliade : « Ami, si, échappant à cette guerre, nous devions pour toujours être exempts de la vieillesse et de la mort, je resterais moi-même en arrière… Mais mille morts sont incessamment suspendues sur nos têtes ; il ne nous est accordé ni de les éviter ne de les fuir. Marchons donc. » Quand retombe cette fumée, bien des choses apparaissent changées. Une époque a passé. Qu’on ne demande pas maintenant ce que valaient nos armes : elles sont restées dans la gorge du système des mensonges dominants. Son air d’innocence ne reviendra plus." (#Debord, In girum imus nocte et consumimur igni)