Le livre s’intitule Rwanda, la fin du silence, témoignage d’un officier français (éditions Les Belles Lettres, sortie vendredi 16 mars). L’officier en question, c’est Guillaume Ancel, 52 ans, dont vingt passés dans l’armée. Comme d’autres, il a participé, en juin 1994, à l’opération « Turquoise » lancée par la France dans ce pays d’Afrique, théâtre du dernier génocide du XXe siècle (800 000 morts en trois mois, en majorité tutsi), orchestré par le gouvernement en place, à dominante hutu. Le récit que l’ex-capitaine tire de cette expérience contredit la version officielle d’une opération avant tout humanitaire. Pour lui, les autorités politiques et militaires de l’époque, sous la présidence de François Mitterrand, ont surtout cherché, du moins dans un premier temps, à sauver un régime « ami » emporté par la folie meurtrière.
Un événement particulier a incité Guillaume Ancel à témoigner. Il remonte au 27 février 2014. Ce jour-là, la Fondation Jean-Jaurès, le think tank du Parti socialiste, organise à Paris un colloque à huis clos sur la politique africaine de François Mitterrand. Une quarantaine de personnes – juristes, historiens, diplomates… – y participent, sous la présidence de Paul Quilès, ancien ministre de la défense. Les intervenants se succèdent, tous si proches du PS que les contributions sont unanimes dans la louange.
Vient alors le tour de M. Ancel de raconter sa guerre, lui qui était alors « officier de guidage de tir aérien », chargé de diriger au sol les missiles largués par l’aviation. Ce qu’il raconte va à l’encontre des propos des autres intervenants. D’après lui, « Turquoise » fut bien une opération de guerre avant de se muer en intervention humanitaire. « A ce moment-là, quarante mâchoires se décrochent », se souvient-il. La tension monte, l’atmosphère devient électrique. Paul Quilès intervient. « Sorti de son contexte, jeune homme, votre témoignage pourrait faire gravement douter les Français, dit-il en pointant un doigt rageur. Je vous demande, par conséquent, de ne pas raconter de telles choses, pour ne pas troubler la vision qu’ont les Français du rôle que nous avons joué au Rwanda. »
Le « jeune homme » de 49 ans est stupéfait. Sa réponse fuse : « Le problème, il n’est pas dans mon témoignage, il est dans votre version officielle, qui est bien plus romancée que la mienne. » Rouge de colère, Paul Quilès finit par quitter la salle. Deux jours plus tard, M. Ancel entend les mêmes reproches menaçants, relayés par une de ses relations professionnelles : son histoire pourrait faire « gravement douter les Français ». « Ces menaces ont déclenché ma volonté de témoigner », affirme-t-il aujourd’hui.
D’autres « anciens » ont brisé l’omerta
Fils de bonne famille de la bourgeoisie lyonnaise, il n’avait pourtant rien pour sortir du rang. Il a fait son chemin dans l’artillerie, spécialité technique mais indispensable aux conflits modernes, et enchaîné les missions (Cambodge, Rwanda, ex-Yougoslavie). Diplômé de l’Ecole de guerre, il était programmé pour devenir général et transformer l’armée de terre, mais il a finalement décidé, en 2005, de changer de vie et de basculer dans le privé.
Avant lui, d’autres « anciens » de « Turquoise » ont brisé l’omerta. Parmi eux, Jean-Rémi Duval, alias « Diego ». Engagé volontaire à 20 ans comme deuxième classe, il a gravi tous les échelons des forces spéciales, jusqu’à prendre le commandement du CPA 10, les commandos parachutistes de l’air alors basés à Nîmes. Le 27 juin 1994, au Rwanda, c’est lui qui découvre avec ses hommes les rescapés tutsi des collines de Bisesero, 2 000 survivants sur environ 50 000. Il leur promet de revenir les protéger aussi vite que possible, mais ceux-ci devront finalement attendre trois jours le retour des Français ; trois jours où ils subiront plusieurs assauts meurtriers des milices hutu. Pourquoi les Français ont-ils tant tardé à intervenir ? L’épisode reste nébuleux et fait l’objet d’une vive polémique : Duval assure avoir informé aussitôt son supérieur direct, ce que ce dernier conteste.
Si « Diego » a toujours refusé de témoigner publiquement, il s’est expliqué devant la Mission d’information parlementaire en 1998, puis en 2007 face aux enquêteurs qui l’interrogeaient dans le cadre d’une information judiciaire pour « complicité de génocide ». « Sans rentrer dans les détails, indique-t-il alors aux policiers, disons qu’à la fin de ma carrière, soit au moment de ma retraite [il a quitté l’armée en septembre 1995], j’étais en désaccord avec la politique française menée d’une manière générale en Afrique et notamment au Rwanda. Je n’ai pas de précision à donner à ce sujet, mais cela n’a fait que précipiter mon départ. » Défendre son honneur sans rompre avec la solidarité de corps : l’exercice est délicat pour ceux qui ont quitté le service actif.
Les foudres du commandement
En 2005, un autre ancien de « Turquoise » se rebelle, publiquement cette fois, sur France Culture : l’adjudant-chef Thierry Prungnaud, une légende du GIGN, l’unité d’élite de la gendarmerie. Considéré comme un tireur d’élite d’exception, il a participé, pendant dix-huit ans, aux opérations les plus délicates. Engagé dans « Turquoise » en 1994, il affirme avoir été berné par ses chefs du commandement des opérations spéciales, qui lui auraient parlé lors du « briefing de situation », de massacres commis par des Tutsi sur les Hutu, et non l’inverse. Puis, il raconte comment son supérieur direct lui aurait interdit d’aller à la rescousse des survivants de Bisesero et comment, avec d’autres camarades, il a désobéi pour essayer de les sauver.
Prungnaud est bien placé pour mesurer l’ampleur du drame puisqu’il a lui-même formé, en 1992, un groupe de choc au sein de la garde présidentielle rwandaise, devenue entre-temps un des fers de lance des tueries. Lorsqu’il en prend conscience, ses convictions de gendarme républicain sont ébranlées. En 2010, alors que son témoignage de 2005 n’a pas soulevé de réactions outrées, il s’attire les foudres du commandant de l’opération, le général Lafourcade. Ce dernier publie un livre (Opération Turquoise : Rwanda, 1994, Perrin, 2010), et conteste, dans un entretien au Point, le récit de Prungnaud : « Pour ce brillant et très courageux soldat, la situation vécue au Rwanda a été très difficile, je regrette vivement qu’à partir de ce témoignage pour le moins suspect, on conclue que les Français ont laissé tuer les Tutsi de Bisesero, donc qu’ils sont complices du génocide. C’est terrible ! »
Exigence de vérité
A l’heure de publier à son tour son récit, Guillaume Ancel ne cache pas ses propres faiblesses. Le 11 juillet 1994, il a commis un crime de guerre. En récupérant des armes dans une villa avec son équipe de légionnaires, il croise un groupe de génocidaires. « L’un des miliciens se tourne vers moi et me provoque du regard, il porte un gilet pare-éclats ensanglanté, au camouflage de l’armée belge avec la bande patronymique du sergent P. Van Moyden », écrit-il. Comme neuf de ses compagnons d’armes, ce sous-officier belge a été lynché, le 7 avril 1994, parce qu’il protégeait la première ministre Agathe Uwilingiyimana, assassinée par la garde présidentielle rwandaise. Or, quelques années auparavant, M. Ancel a connu le sergent Van Moyden lors d’un stage européen. Il ordonne à ses hommes de récupérer le gilet. « Alors, les légionnaires ouvrent le feu presque simultanément, dans un bref échange de tirs, sans rafales, juste des tirs ajustés, écrit-il. Les miliciens sont trop lents pour riposter efficacement, ils s’effondrent en quelques secondes. » Un crime de guerre, aujourd’hui prescrit, mais qui pèse sur sa conscience.
« Qu’est-ce que je gagne dans cette polémique sur le rôle de la France dans le génocide des Tutsi ?, s’interroge-t-il. Rien d’autre que des ennuis et des tensions. Je redoute que mes compagnons d’armes craignent que je les mette en cause, alors que j’ai admiré leur professionnalisme et leur courage, sur le terrain. Je crains aussi que ce débat n’ait pas lieu. Ce que je dis devrait susciter l’effroi. Je ne prétends pas avoir raison, je dis simplement que mon témoignage est incompatible avec la fable humanitaire. » Cette exigence de vérité est le point commun de tous les militaires français marqués par le génocide rwandais. L’ex-capitaine Ancel voudrait que ceux dont il a recueilli les confidences « off » – en changeant leurs noms – pour nourrir son témoignage s’expriment un jour comme lui, à visage découvert.