Cher Raphaël Glucksmann - François Ruffin
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Voilà plusieurs fois que vous me tendez la main, « il faudra parler avec Monsieur Ruffin ». Il le faut, oui, ce dialogue, avec vous. Permettez-moi de démarrer cet échange ici...
Mes meilleurs vœux, d’abord, de bonheur, politique comme personnel, de paix partout et pour tous.
Voilà plusieurs fois que vous me tendez la main, « il faudra parler avec Monsieur Ruffin ». Il le faut, oui, ce dialogue, avec vous, dont la voix compte, et avec d’autres.
Permettez-moi de démarrer cet échange ici.
A l’automne 2018, à la veille d’un hiver en jaune, vous déclariez avec franchise : « Quand je vais à New-York ou à Berlin, je me sens plus chez moi, a priori, culturellement, que quand je me rends en Picardie ». Tout le monde ou presque vous était tombé dessus : « déconnexion », « gauche bobo », « nomade sans ancrage », etc. Votre propos ressort aujourd’hui, et à nouveau pour vous dénoncer comme « hors sol ».
J’avais, pour ma part, apprécié votre lucidité. C’était en vérité une autocritique de classe, si l’on prenait soin de vous citer plus longuement : « Moi, je suis né du bon côté de la barrière socio-culturelle, je fais partie de l’élite française, j’ai fait Sciences-Po, comme la majorité des gens qui nous gouvernent. Quand je vais à New-York ou à Berlin, je me sens plus chez moi, a priori, culturellement, que quand je me rends en Picardie. Et c’est bien ça le problème. Ce qu’il faut essayer de faire, c’est sortir de soi-même… » J’avais lu et apprécié votre essai, Les Enfants du vide (2018), qui pointait lui aussi cet entre-soi des élites, qui était traversé de ce retour sur vous-même, critique.
Comme vous le savez, la Picardie, j’en suis, j’y vis, j’y suis élu. Je la laboure depuis vingt-cinq maintenant que je suis « sorti de moi-même », d’usines en boites d’intérim, de sa ruralité à ses quartiers, du Ponthieu au Vimeu. Je sais pour qui je me bats. Mille vies, mille récits, qui m’habitent, me portent, quand, par une nuit triste à Paris, dans une Assemblée quasi-vide, je me demande : « A quoi bon ? » Ce sont des paroles, des prénoms, d’Annie, d’Ahmed, de Jacky, d’Hayat qui me regonflent pour ferrailler sur des alinéas au Palais Bourbon, pour batailler entre deux éditorialistes à la télévision.
Je pars de là, de chez moi.
Parce que, avec sincérité, sans agressivité, vos propos, ces derniers temps, me paraissent pour de bon hors sol, déconnectés, sans ancrage. Je n’y retrouve plus rien du « retour sur soi-même », mais au contraire tout – pardonnez ma franchise – d’une élite qui avance, avec arrogance et inconscience. C’est un chemin inquiétant pour la gauche, même pour le centre-gauche. C’est un grand bond en arrière, comme si les vingt dernières années n’avaient pas compté.
Une phrase m’a alerté, notamment : « Le personnel politique ne prend plus le risque de l’impopularité. »
C’est faux. Rien n’est plus faux. Depuis quarante ans, nos dirigeants ne font que ça, « prendre le risque de l’impopularité ». Fermer des maternités, vous croyez que c’est populaire ? Couper les budgets de la santé ? Geler les salaires ? Repousser l’âge de la retraite ? Imposer le libre-échange avec la Chine ? Baisser les impôts des plus riches ? etc.
Depuis des décennies, et ils en sont fiers, eux prennent des « mesures impopulaires ». Ils appellent ça « des réformes courageuses ». Mais quel est ce « courage » ? C’est le « courage » non pas de dompter les marchés financiers déchaînés, non pas d’affronter les firmes multinationales, non pas de combattre ces nouvelles puissances, mais au contraire de plier, de se courber devant elles. De mériter leur confiance, de flexibiliser le travail pour elles, de diminuer leur fiscalité. Et, pour ça, de montrer du « courage », mais du courage face à qui ? Face aux peuples, aux peuples qui jugent ces réformes injustes, qui voient leurs conquêtes rognées, leur sécurité entamée, leur bien-être érodé… Alors, oui, le « courage » d’aller contre les caissières et les infirmières, contre les enseignants et les étudiants, contre les cheminots et les ouvriers, mais jamais contre les banquiers et les actionnaires, contre les mécènes des campagnes électorales. Le « courage » d’être faible avec les forts et fort avec les faibles : le voilà, le « courage » tant vanté. Le « courage » d’une démocratie contre le demos…
Alors, prendre le risque d’être impopulaire, je veux bien, mais auprès de qui ? Des ouvriers écrasés par la mondialisation ou des financiers qui se sont gavés ? De la bonne société qui vous applaudit, et moi parfois aussi, ou des petits, des sans-grades, des éternels laissés pour compte qui demandent, à raison, stabilité et protection ?
Il nous faut la démocratie, aujourd’hui, pleinement, « le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple », et non pas sans lui et contre lui. Il nous faut d’autant plus la démocratie avec le choc climatique à affronter, qui réclame un peuple rassemblé, œuvrant ensemble, comme le décrivait le commissaire au plan Jean Monnet après-guerre : « Je ne sais pas encore exactement ce qu’il faut faire, mais je suis sûr d’une chose, c’est qu’on ne pourra pas transformer l’économie française sans que le peuple français participe à cette transformation. » Et plus loin : « Toute la nation doit être associée à cet effort. »
Enfin, dans quel esprit je vous écris tout ça ? Je ne veux pas d’un retour des « deux gauches irréconciliables ». Ce serait la certitude de la défaite, la voie ouverte au pire.
Car, oui, je vois se dessiner le tableau. Une partition même où chacun joue son solo, se tourne le dos : une gauche radicale qui fait tout pour effrayer, et un centre-gauche tout pour désespérer. Une gauche radicale qui n’assume pas sa nouvelle centralité, qui ne s’élargit pas, qui ne grandit pas. Un centre-gauche qui revient en arrière, qui revient sur les ruptures, nécessaires, avec le triptyque concurrence-croissance-mondialisation.
Je le fais sans agressivité, mais avec sincérité. Avec un franc désaccord.
Mais surtout avec inquiétude pour l’avenir de notre camp celui de la gauche et du progrès humain.
Cordialement,
François Ruffin.