• Pourquoi donner quelque chose contre rien ?
    Alvin W. Gouldner
    Revue du MAUSS 2008/2 (n° 32)

    Un article passionnant qui traite de ce que l’auteur, Alvin W. Gouldner, nomme la norme de bienfaisance (nous devons donner ou recevoir l’aide dont on a besoin, contre rien), par opposition à la norme de réciprocité (nous devons aider ceux qui nous viennent en aide)

    Quelques extraits pour donner envie (mais ça vaut le coup de tout lire) :

    Il n’est pas excessif d’affirmer que bien peu de sociétés autres que la nôtre ont voué un tel culte à cette idée selon laquelle l’homme n’a droit qu’à ce qui lui est dû. Le marché ne constitue-t-il pas l’une des institutions les plus rationnelles que l’histoire ait développée pour assurer la combinaison des prestations réciproques entre les personnes ? Ne confie-t-elle pas non pas aux hommes, mais à un mécanisme impersonnel le soin de déterminer ce qui revient à chacun au regard de sa contribution propre ? Qu’un tel mécanisme n’ait pas suffi à instaurer la paix dans le monde industriel est un fait historique indéniable qui, en partie, montre bien les insuffisances de la norme de réciprocité ou de la conformité aux droits statutaires pour maintenir la stabilité des systèmes sociaux.

    (...)

    Lorsque l’on analyse la fonction de maintien des systèmes sociaux qu’exercent les normes de bienfaisance, l’une d’entre elles mérite une attention toute particulière. La norme de bienfaisance peut en effet constituer un mécanisme permettant de briser les cercles vicieux de la réciprocité. Il est fréquent, dans les systèmes sociaux régis par la norme de réciprocité, qu’une aide non retournée soit ressentie et de fait communément considérée comme un comportement hostile. Cela conduit souvent le partenaire lésé à rendre la pareille, ce qui, par voie de conséquence, conduit l’autre à se comporter de manière hostile, et c’est ainsi que leur interaction s’enferre dans un jeu de représailles et de conflits mutuels inextricables, au point qu’ils deviennent totalement étrangers l’un à l’autre. Il est extrêmement difficile de mettre un terme à de tels cercles vicieux. L’un des seuls moyens de s’en extirper consiste à faire preuve de magnanimité : l’un des partenaires doit « tendre l’autre joue », « tourner la page ». C’est justement cette magnanimité que la norme de bienfaisance encourage. En effet, dès lors qu’une telle norme est explicitée et reconnue, toute personne qui la fait sienne pourra « passer l’éponge » sans pour autant se considérer comme faible ou lâche. Elle pourra même, au contraire, penser qu’elle est d’une certaine façon supérieure et (du moins moralement) plus forte que son partenaire.

    Ce qui prend ici l’apparence d’une manifestation spontanée de magnanimité, résultant des motivations personnelles d’un individu singulier, a donc pour origine une norme culturelle. Lorsque quelqu’un passe pour être capable de s’extraire de tout un ensemble de forces sociales contraignantes qui l’enferment dans de tels cercles vicieux, de ne pas rendre coup pour coup, insulte pour insulte, il est souvent, et à juste titre, considéré comme quelqu’un qui possède des qualités personnelles hors du commun, comme s’il avait l’étoffe d’un héros. Il apparaît comme le héros de l’interaction. Sans pour autant minorer la signification et la valeur individuelle d’un tel acte – car tous les individus ne saisiront pas de telles opportunités avec le même empressement et le même courage –, reste que c’est avant tout le code moral, à travers sa dimension de bienfaisance, qui donne à l’individu, par ailleurs disposé à en faire usage, la force de s’arracher lui-même librement à de tels cercles vicieux.

    Les normes de bienfaisance servent également de « mécanisme de démarrage », en contribuant à initier les interactions sociales. Dans mon article précédent, je suggérais que la norme de réciprocité peut par elle-même jouer ce rôle dans la mesure où elle permet de moins hésiter à faire le premier pas. De façon comparable, mais avec plus de force encore, les normes de bienfaisance sont susceptibles d’exercer un tel rôle. En effet, elles incitent l’individu à donner sans que son geste soit motivé par la perspective d’une prestation en retour. On pourrait à cet effet recourir à une analogie un peu facile : la norme de bienfaisance est la clé de contact qui met en mouvement le mécanisme de démarrage – la norme de réciprocité –, qui à son tour fait tourner le moteur – le cycle des échanges mutuels. Mais si cette analogie peut sembler un peu approximative, c’est parce qu’il existe une interaction continue entre les normes de bienfaisance et de réciprocité.

    https://www.cairn.info/revue-du-mauss-2008-2-page-65.htm

    #Gouldner #don #antiutilitarisme

    • Merci Odilon, tu serais étonnée de voir dans quelles conditions très anti-conviviales et limites à faire mourir à 47 ans de moyenne justement à trois jours de mes 47 ans, dans un sac de couchage donc, au bureau, un soir de Noël, des fois je me demande si je ne pousse pas un peu loin ma détestation des fêtes de fin d’année , je reçois et j’écoute ce film dont je connais la musique par coeur, et qui me soutient souvent je ne vais pas m’étaler, qu’on se rassure, mais c’est à mon garçon que je pense en écoutant ce disque qui a d’ailleurs la vertu de l’endormir le soir ce qui n’est pas une mince affaire alors là vraiment quel beau et vrai cadeau !

      Je ne sais pas si tu connais l’interprétation que Glen Gould a faite des mêmes variations en 1955, c’est très étonnant de l’entendre quand on est habitué à celle de 1980 (celle que tu présentes ici), parce qu’il y joue à fond la caisse (je crois que la totalité des variations doit durer vingt minutes de moins) et pourtant chaque note est absolument détachée, autant que dans cette interprétation plus connue (que je préfère malgré tout et même si justement elle est historiquement et esthétiquement discutable, de toute façon rien que le piano pour ces variations est une hérésie).

    • Qu’est-ce que c’est beau ! Une hérésie, je ne suis pas sûre. Bach a écrit pour les instruments de son époque, Gould joue avec ceux de la sienne. Ça ne veut pas dire que Bach, s’il entendait sa musique jouée par Gould aujourd’hui serait à ce point offusqué.
      En tout cas, c’est une musique qui m’accompagne souvent et c’est vrai que dans les moments difficiles elle me ressource, y compris les œuvres plus lyrique de Bach.
      Quand aux fêtes de fins d’année, j’ai expliqué à mes proches il y a un peu plus de dix ans qu’ils feront sans moi... :)