Les salafistes et les jihadistes, que d’aucuns ont donc enterrés un peu vite en 2011, partagent la même lecture du printemps arabe, et elle n’est pas dénuée d’intérêt. Pour eux, le renversement des régimes tunisien ou égyptien a confirmé la justesse de leur combat. Eux qui dénonçaient la corruption, la perte de valeurs, l’acculturation, la domination occidentale – dont le conflit israélo-palestinien est une manifestation – et la répression policière, démultipliée par la menace jihadiste, ont vu l’ensemble ou presque de leurs constats repris par les foules. Avoir considéré, dès le début, que les révoltes étaient le fait de peuples unis par autre chose que la haine de dictateurs a été une erreur. Si certaines franges de la population voulaient la démocratie, d’autres voulaient un système simplement moral et redistributeur de richesses. Le seul point de convergence était une détestation d’Israël, loin des enthousiasmes de quelques unes de nos plus belles plumes sur le Moyen-Orient.
Je ne sais plus qui disait il y a quelques semaines, dans une intéressante tentative de justification, que la poussée islamiste était une conséquence directe de l’oppression politique. Selon cet analyste, la victoire des uns et des autres aux élections tunisiennes ou égyptiennes avait donc tout à voir avec la répression féroce et imbécile des régimes arabes, et rien avec ce que tous les observateurs un peu sérieux ont vu depuis des décennies.
La vague verte qui touche au but maintenant avait déjà bien failli atteindre le rivage au début des années 90s en Algérie, et bien avant en Egypte, et elle doit aussi à l’effrayante richesse des wahhabites du Golfe, généreux sponsors d’une forme particulièrement arriérée d’islam. En réalité, il me semble que l’arrivée au pouvoir des islamistes doit avant tout à leur détermination, à l’efficacité de leur organisation, à la pertinence de leurs actions sociales et à leur grand pragmatisme, mais c’est une autre histoire. Revenons plutôt à nos jihadistes.
Et s’ils avaient raison ? S’ils avaient en effet provoqué ces révolutions ? Et si les révoltes arabes étaient en effet, en partie du moins, étroitement liées à la lutte des islamistes radicaux pour le pouvoir depuis les années 80s ?
Si on avait un peu plus de temps, on pourrait même se lancer dans une modélisation, forcément un peu schématique, des causes de ces révoltes, mais on n’a pas le temps et je me contenterai donc de vous soumettre cette planche, élaborée une de ces dernières nuits dans le but d’illustrer un précédent post, mais qui a le mérite – vous noterez cette nouvelle manifestation de mon humilité bien connue – de mettre en évidence quelques enchaînements.
A partir de situations sociopolitiques bloquées, en grande partie grâce à l’aveuglement des Occidentaux – au sein desquels je classe exceptionnellement les Russes – un cercle vicieux s’est mis en place, et il ne pouvait aboutir qu’à la série de catastrophes à laquelle nous assistons. Si les islamistes ont su prospérer, et si le recours à la violence, y compris aveugle, a pu devenir légitime, ce n’est pas tant à cause de la répression des systèmes policiers qu’en raison des naufrages que ces régimes ont provoqués, et qui ont naturellement détourné une partie des intellectuels et de la jeunesse vers un islam de combat, révolutionnaire et porteur d’une promesse d’ordre social et moral. Dès lors, en réprimant d’autant plus durement ces opposants dont ils avaient sans doute conscience de la justesse de leur diagnostic, les dictateurs n’ont pas créé le jihadisme mais se sont contentés de le légitimer, à la manière des Soviétiques ou des Birmans avec leurs propres opposants. Mais, soyons francs, tant que cela se passait loin de l’Occident repu, tout cela n’intéressait pas grand monde, et Gilles Képel, en publiant Le Prophète et Pharaon (1984, La Découverte) s’est sans doute senti bien seul alors que les moudjahidine frictionnaient l’Armée rouge en Afghanistan.