• Décryptage du rapport Duclert : une analyse superficielle qui exonère à tort l’État français
    https://survie.org/themes/genocide-des-tutsis-au-rwanda/la-france-et-le-genocide-des-tutsis/article/decryptage-du-rapport-duclert-une-analyse-superficielle-qui-exonere-a-tort-l

    Survie a lu et analysé le rapport de la #commission_Duclert sur les archives relatives au rôle de la #France au #Rwanda entre 1990 et 1994. En attendant la publication annoncée de milliers de documents, il n’apporte pas vraiment d’éléments nouveaux... mais occulte ou édulcore les questions les plus compromettantes. La commission se permet ainsi de conclure "responsable mais pas coupable", au sujet d’une complicité qu’elle a par ailleurs évité d’aborder en ne travaillant que sur les #archives. A ce titre, elle fait pire que la mission d’information parlementaire de 1998, qui avait déjà contribué, dans un exercice similaire, à masquer la complicité de l’ #État_français.

    La manière dont l’État français s’est engagé auprès du régime génocidaire étant connue et documentée depuis longtemps, ce rapport ne contient rien de véritablement nouveau. En travaillant à partir d’un matériau parcellaire (les archives versées uniquement), la commission ne pouvait pas mener l’enquête approfondie qui aurait permis d’éclairer certaines zones d’ombre. Pour cela, il aurait fallu qu’elle croise les documents avec d’autres sources (témoignages en particulier) et qu’elle les confronte avec les travaux existant sur la question pour tirer les conclusions qui s’imposent.

    Des points cruciaux ne sont abordés que de manière superficielle, comme la formation du Gouvernement Intérimaire Rwandais sous la houlette de l’ #ambassade de France, ou l’abandon à leurs tueurs de 2 000 #Tutsis à #Bisesero, sans que la hiérarchie militaire ne donne l’ordre de les secourir [1]. De plus, les aspects les plus controversés de la présence française au Rwanda sont occultés, comme le rôle éventuel joué par des militaires ou des mercenaires français dans l’attentat du 6 avril 1994 et dans la défense de #Kigali entre avril et juillet 1994, les raisons de la présence officieuse de soldats français pendant le génocide, les livraisons d’armes pendant le #génocide, l’ordre donné de réarmer les auteurs du génocide une fois ceux-ci passés au #Zaïre, ou encore le soutien apporté par les autorités françaises au projet de reconquête du Rwanda par le régime génocidaire.

    Par ailleurs, en désignant des boucs émissaires, l’état-major particulier du chef de l’État et l’ambassadeur de France à Kigali notamment, la commission attribue l’essentiel des responsabilités de la faillite de la politique française au Rwanda au président #François_Mitterrand, aujourd’hui décédé, à ses conseillers militaires, à l’ambassadeur #Georges_Martres, sans qu’un lien soit fait avec la politique ordinaire de la France en #Afrique.

    Car si ces acteurs, prisonniers de représentations idéologiques erronées – ethnicisme, lutte d’influence avec les « Anglo-Saxons » - se sont montrés incapables de prendre en compte le génocide en préparation puis en cours, beaucoup d’éléments montrent que ces représentations n’étaient pas le propre de Mitterrand et d’un petit cercle de conseillers. Elles étaient largement partagées au sein du Quai d’Orsay et de l’état-major des armées. Cette analyse des réalités africaines en termes ethnicistes et de rivalité géopolitique avec les Anglo-Saxons remonte à la #colonisation et imprégnait en 1994 toutes les structures de l’État ayant à faire avec l’Afrique. La commission s’exonère ainsi d’évoquer la #Françafrique et de questionner le fonctionnement global des institutions.

    Pour finir, c’est une « responsabilité accablante » qui est évoquée, mais en rejetant toute idée de complicité. La commission donne pour cela une définition très étroite de la #complicité_de_génocide, selon laquelle le complice doit partager l’intention. La commission exclut donc que les autorités françaises aient pu se rendre complices des auteurs du génocide. Cette définition est erronée. Se rend en effet complice celui qui aide le criminel, en connaissance de cause, avec un effet sur le crime commis, sans pour autant partager son intention. A l’évidence la commission est sortie de son rôle d’analyse historique pour endosser un rôle politique au service du pouvoir.

    [1] Ils seront secourus à l’initiative de militaires français. Sur cet épisode, voir cet article : https://survie.org/themes/genocide-des-tutsis-au-rwanda/nos-actions-en-justice/article/dossier-judiciaire-bisesero-mobilisation-des-parties-civiles-pour-eviter-un

    • Commission Duclert sur le rôle de la France au Rwanda : l’Elysée privilégie « l’aveuglement » pour masquer la complicité française

      https://survie.org/themes/genocide-des-tutsis-au-rwanda/la-france-et-le-genocide-des-tutsis/article/commission-duclert-sur-le-role-de-la-france-au-rwanda-l-elysee-privilegie-l

      La « commission Duclert » vient de remettre à #Emmanuel_Macron le fruit de 2 ans de travail sur le rôle de la France au Rwanda, avant et pendant le génocide des Tutsis : un rapport de 1200 pages, dont l’ #Élysée a savamment fait la promotion auprès des journalistes en annonçant qu’il concluait à une « responsabilité accablante », basée sur une « faillite de l’analyse » et un « aveuglement » des décideurs français. Selon les éléments communiqués par l’exécutif français, la commission Duclert rejette l’accusation de « complicité de génocide », au prétexte que l’intention génocidaire n’était pas partagée par Paris.

      Pour l’association #Survie, qui dénonce depuis 1994 le soutien de la France aux génocidaires rwandais, ces premiers éléments rappellent les conclusions édulcorées de la mission d’information parlementaire de 1998, ou encore les propos du Président #Sarkozy en 2010 qui faisaient état de "graves erreurs d’appréciation" au sujet du Rwanda.

      Comme l’explique #Patrice_Garesio, co-président de Survie, « Si l’Élysée matraque de tels éléments avant même que chercheurs et associations aient pu lire le rapport, c’est mauvais signe : c’est une tentative de saborder tout débat. Parler de "faillite de l’analyse" et d’"aveuglement" est un recul, car on savait avant même la création de la commission que des analyses très lucides et pertinentes ont été transmises jusqu’à la tête de l’État et qu’elles ont été sciemment écartées par les décideurs de l’époque. La complicité est documentée, l’enjeu serait plutôt de compléter le tableau, hélas très cohérent sur la base de ce qui est déjà public. »

      Aujourd’hui, il n’y a plus de doute, seulement des dénégations. Le soutien français aux génocidaires n’avait rien d’aveugle ; il s’est même poursuivi après le génocide, alors que les faits étaient connus. Comme l’association Survie l’a déjà montré dans ses publications [1] : il y a bien eu #complicité, dans le sens d’un appui effectif qui a facilité le crime,et en connaissance de cause. Rappelons que #Maurice_Papon a été condamné pour complicité de crime contre l’humanité malgré l’absence "d’intention génocidaire".

      L’association Survie, à travers un travail collectif de ses militants, va analyser en profondeur le rapport et en publiera prochainement un compte rendu ; ainsi, le débat pourra s’établir sur des bases concrètes, plutôt que sur des effets d’annonce du Palais.

      Contact presse : Mehdi Derradji - chargé de la communication et des relations externes (+33 6 52 21 15 61) mehdi.derradji@survie.org

      [1] Voir notamment : Raphaël Doridant et François Graner, L’État français et le génocide des Tutsis au Rwanda, coll. Dossiers noirs, Agone-Survie, Marseille, 2020. https://agone.org/livres/letatfrancaisetlegenocidedestutsisaurwanda/9782748903942

    • Rwanda : les créanciers du génocide
      https://cadtm.org/Rwanda-les-creanciers-du-genocide

      Les principaux fournisseurs d’armes au Rwanda entre 1990 et 1994 sont la France, la Belgique, l’Afrique du Sud, l’Égypte et la République populaire de Chine. Cette dernière a fourni 500 000 machettes. L’Égypte - dont le vice-ministre des Affaires étrangères, chargé des relations avec l’Afrique, n’était autre que Boutros Boutros-Ghali - a offert au Rwanda un crédit sans intérêt pour lui permettre d’acheter des armes d’infanterie pour un montant de six millions de dollars en 1991. Une fois le génocide déclenché, alors que l’ONU avait décrété, le 11 mai 1994, un embargo sur les armes, la France et la firme britannique Mil-Tec ont fourni des armes à l’armée criminelle via l’aéroport de Goma au Zaïre (Toussaint, 1996). Une fois Kigali, capitale du Rwanda, prise par le FPR, plusieurs hauts responsables du génocide ont été reçus à l’Élysée. Les autorités rwandaises en exil ont installé à Goma avec l’aide de l’armée française le siège de la Banque Nationale du Rwanda. Celle-ci a effectué des paiements pour rembourser l’achat d’armes et en acheter de nouvelles jusque fin août 1994. Les banques privées Belgolaise, Générale de Banque, BNP, Dresdner Bank... ont accepté les ordres de paiement des génocidaires et ont remboursé les créanciers du génocide.

    • The Silence: 25 Years Since the Rwandan Genocide
      https://www.magnumphotos.com/newsroom/conflict/gilles-peress-silence-25-years-since-rwandan-genocide
      Author Philip Gourevitch’s memories and Gilles Peress’ images: the importance of documenting atrocity


      Gilles Peress Near the border of Rwanda. Goma. Zaire. 1994. © Gilles Peress | Magnum Photos

      “The immensity of this crime is beyond our imagination and is only surpassed by the unbelievable indifference of the West”
      – Gilles Peress

  • Entretien avec #Mathieu_Rigouste : une #généalogie coloniale de la police française
    (2017 —> pour archivage)

    L’entretien qui suit est la transcription d’une conversation ayant eu lieu le 23 septembre 2016 afin de figurer dans le 8ème numéro de The Funambulist (disponible en ligne et dans certaines librairies) dedié a une critique de la police dans differents contextes politiques et géographiques (États-Unis, Palestine, Égypte, Allemagne, Brésil, France). https://thefunambulist.net/magazine/police

    LÉOPOLD LAMBERT : Mathieu, ton travail consiste à beaucoup d’égards de mettre à jour la #généalogie_coloniale déterminante de la #police_française. J’aimerais donc commencer cette conversation avec le #massacre du #17_octobre_1961 qui a vu la police parisienne tuer entre 40 et 100 algérien-ne-s lors de manifestations ayant rassemblé environ 30 000 personnes en solidarité avec le #FLN. Lorsque nous évoquons la répression sanglante de l’état français au moment de la révolution algérienne, nous pensons souvent aux #violences commises en Algérie mais pas nécessairement en « métropole » ; c’est pourtant là que ce se détermine la police française d’aujourd’hui en relation à la partie de la population provenant d’anciennes colonies de « l’Empire » (nous en parlerons plus tard). Peux-tu nous décrire cette relation, ainsi que de la figure déterminante de #Maurice_Papon, préfet pour le régime Vichiste, puis à #Constantine en Algérie et enfin à l’œuvre à Paris donnant l’ordre d’un tel massacre ?

    MATHIEU RIGOUSTE : Il y a plusieurs racines de l’#ordre_sécuritaire. L’axe de mes recherches, c’est la #restructuration_sécuritaire qui accompagne la restructuration néolibérale du #capitalisme à l’époque contemporaine. Dans tous mes travaux je retombe sur ce mécanisme dans lequel on voit la société impérialiste française importer dans son système de #contrôle, de #surveillance, de #répression des dispositifs qui viennent des répertoires coloniaux et militaires. Au sein de l’Algérie qui est la colonie de peuplement et d’expérimentations d’une gestion militaire de la population colonisée la plus poussée, sont développés des répertoires d’#encadrement qui vont influencer en permanence, depuis 1830, la restructuration du contrôle de la population « en métropole ». Notamment par l’application de ces dispositifs sur les populations directement désignées comme étant la continuité des indigènes en Algérie, c’est-à-dire principalement les #arabes à #Paris. On a donc des répertoires particuliers, des #régimes_policiers de #violences appliqués aux colonisés « en #métropole » qui font un usage régulier de pratiques de #coercition, d’#humiliation, de #rafles, d’#assassinats, de #tortures longtemps avant la #guerre_d’Algérie et de manière continue. On a déjà une police dans les années 30 qui s’appelle #Brigade_de_surveillance_des_Nord-Africains (#BNA) qui est donc une police opérant sous critères racistes, chargée par l’utilisation de la coercition d’encadrer les français de souche nord-africaine. Ces répertoires vont se transmettre. La continuité de l’état, ça veut dire la continuité des personnels, des administrations, des bureaucraties. Et à travers la restructuration des unités de police, se transmettent des systèmes de #discours, d’#imaginaires, d’#idéologies, et de #pratiques.

    Donc au moment du 17 octobre 1961, il y a déjà tous ces répertoires qui appartiennent à l’arsenal de l’encadrement normal et quotidien des arabes à Paris. J’essaye d’alimenter une piste un peu nouvelle qui apporte un regard supplémentaire aux travaux critiques qui avaient été faits sur la question et qui essaye de montrer comment les doctrines de #contre-insurrection dominaient la pensée militaire de l’époque et comment elles ont été importées et réagencées après leur application industrielle pendant la guerre d’Algérie, notamment à partir de 1956, pour passer du répertoire militaire et colonial dans le répertoire policier de l’écrasement des arabes à Paris. Tu l’as dit, ça passe par des personnels ; on pense à la figure de Maurice Papon en effet, mais aussi à des « étages » moyens et inférieurs de la police, les #CRS, les #gendarmes_mobiles… tout le monde fait son séjour en Algérie pendant la guerre en tant que policier en formation ou pour servir puisqu’on avait utilisé la plupart des effectifs militaires et policiers disponibles à l’époque. Il y a donc déjà une masse de policiers et de gendarmes qui ont été faire la guerre aux colonisés et ils se sont appropriés le modèle de contre-insurrection, le modèle de #terreur_d’Etat. Et puis, il y a aussi tout le contingent, les « #appelés », toute une génération de jeunes mâles qui vont se construire – certains, en opposition, mais une minorité – dans cette guerre d’Algérie, et à travers toute l’économie psychique que ça suppose, les #peurs et la #férocité que ça va engendrer dans toute une génération qui prendra ensuite les manettes de la #Cinquième_République.

    Ce que j’essaye de montrer donc, et que l’on voit bien dans le discours de Maurice Papon à l’Institut des Hautes Études de Défense Nationale (IHEDN) en 1960, c’est que lui en tant que #IGAME, c’est-à-dire super préfet itinérant en Algérie, se forme à la contre-insurrection – c’était déjà un spécialiste des mécanismes de #purges, il s’était illustré par la #déportation des juifs de Bordeaux pendant l’occupation – et donc, assez logiquement, est nommé super préfet en Algérie pour organiser l’écrasement de la #révolution_algérienne. Il se forme ainsi à la contre-insurrection et expériment une forme de remodelage d’une contre-insurrection militaire et coloniale en contre-insurrection militaro-policière et administrative. Il se fascine completement pour cette doctrine qui exhorte à se saisir de l’ennemi intérieur pour pacifier la population, qui dit que le guérillero, le partisan, est comme un poisson dans l’eau, l’eau étant la population, et donc qu’il faut se saisir de la population. Ce système idéologique et technique va être élevé au rang de doctrine d’état et devenir hégémonique dans la pensée militaire francaise à partir de 1956. Dès lors, la doctrine « de la guerre (contre) révolutionnaire » alimente la restructuration des appareils de défense intérieure, « la #défense_intérieure_du_territoire » à l’époque, c’est-à-dire les grands plans de #militarisation_du_territoire en cas d’invasion soviétique. #Papon fait partie de la plateforme de propulsion d’une analyse qui dit que probablement une invasion soviétique – c’est la grille de lecture générale de toute la pensée militaire de l’époque – serait certainement précédée de manifestations géantes communistes et nord-africaines. Papon a en quelque sorte ouvert les plans de défense intérieure du territoire le 17 octobre. Il n’y avait eu que très peu de renseignements du côté de la Préfecture et ils ont été pris au dépourvu ; lorsqu’ils se sont rendus compte le 16 au soir, ou le 17 au matin qu’il y allait il y avoir des manifestations, ils sont allés chercher dans les répertoires disponibles, en l’occurrence la défense intérieure du territoire qui sont donc des plans de gestion militaire de la métropole en cas d’invasion soviétique. Ca explique pas mal de choses sur la puissance du dispositif mis en œuvre. Sur la radio de la police, on diffusait des messages d’#action_psychologique, on disait que les arabes avaient tué dix policiers à tel endroit, etc. pour exciter la #férocité des policiers. Il y a encore un autre aspect qu’il faut prendre en compte – j’y travaille en ce moment – c’est le soulèvement des masses urbaines de décembre 1960 en Algérie. C’est un peu la réponse à la #bataille_d’Alger, c’est-à-dire la réponse du peuple colonisé à la contre-insurrection. C’est un déferlement des masses (avec des enfants, des vieux, des femmes, etc.) dans les rues des grandes villes algériennes qui déborde la militarisation, déborde la contre-insurrection militaire et policière et emporte le versant politique de la guerre d’Algérie alors que le versant militaire était quasiment perdu. Le FLN et l’#Armée_de_Libération_Nationale étaient quasiment K.O. technique, militairement parlant et c’est donc le plus petit peuple qui remporte l’aspect politique de la guerre d’Algérie. Ça va marquer très très fort les administrations, les états-majors politiques, militaires et policiers et quand Papon se fait « ramener » à Paris c’est parce qu’il est reconnu comme un spécialiste de la gestion des arabes aux colonies et qu’on lui demande de faire la même chose à Paris. Il emporte donc cette mémoire avec lui et au moment où son état-major obtient l’information qu’il va il y avoir des manifestations organisées par le FLN et que des algériens vont marcher, depuis les périphéries vers le centre-ville – c’est-à-dire le même mouvement qu’en décembre 1960 en Algérie – il va utiliser l’arsenal d’écrasement qui est à sa disposition.

    Bien entendu, tout cela va semer des graines dans toute la Cinquième République qui est fondée autour du coup d’état militaire qui porte De Gaulle au pouvoir en 1958 et à travers toute cette grammaire idéologique qui considère les arabes et les communistes comme un #ennemi_intérieur dont il faudrait se saisir pour protéger la France et « le monde libre ». Voilà pour le contexte idéologique.

    LÉOPOLD LAMBERT : Dans le livre qu’est devenu ta thèse, L’ennemi intérieur (La Découverte, 2009), tu décris cette généalogie dans de grands détails. Peux-tu nous parler en particulier de la manière dont la doctrine de contre-insurrection coloniale française, élaborée d’abord par des militaires comme le Maréchal #Bugeaud au moment de la colonisation de l’Algérie, puis par d’autres comme #Roger_Trinquier, ou #Jacques_Massu au moment de la guerre de son indépendance a par la suite influencé d’autres polices et armées à l’échelle internationale – on pense notamment à Ariel Sharon ou David Petraeus ?

    MATHIEU RIGOUSTE : On peut dire que c’est à l’origine même de la construction de l’Etat. L’Etat se forge comme #contre-révolution. C’est un appareil qui permet aux classes dominantes de refermer soit le mouvement révolutionnaire soit le temps et l’espace de la guerre pour asseoir leur domination. Tout état se forme donc sur des appareils de contre-insurrection. Du coup, on trouve une pensée contre-insurrectionnelle chez #Sun_Tzu ou dans toute autre philosophie politique. Mais effectivement avec l’avènement de l’état nation moderne, du capitalisme et de sa version impérialiste, la contre-insurrection va elle-même prendre des formes modernes, industrielles, va se mondialiser, va se techniciser, va se rationaliser, et va évoluer en même temps que les systèmes technologiques. Du coup on a des formes modernes de doctrines de contre-insurrection chez le Maréchal Bugeaud en effet. Lui-même, son parcours et sa pensée reproduisent le mécanisme de restructuration impériale, c’est-à-dire l’importation de dispositifs issus de l’expérimentation coloniale et militaire vers le domaine du contrôle. Il va ainsi pouvoir expérimenter des pratiques contre-insurrectionelles à travers la conquête de l’Algérie avec toute sortes de dispositifs qui vont perdurer, comme les rafles, les déplacements de population, etc. et d’autres qui vont être mis de côté comme les enfumades, mais il y reste bien une logique d’extermination durant toute la conquête de l’Algérie.

    Pendant les dernières décennies de sa vie, Bugeaud ne cesse d’insister sur le fait qu’il a constitué une doctrine de contre-insurrection applicable au mouvement ouvrier en métropole. Il passe également beaucoup de temps à démontrer les similarités qu’il y aurait entre le processus révolutionnaire – ce que lui appelle « les insurrections » – au XIXe siècle en métropole et les révoltes aux colonies. À la fin de sa vie, il écrit même un livre (qui ne sera pas distribué) qui s’appelle La guerre des rues et des maisons dans lequel il propose de transférer son répertoire de contre-insurrection à la guerre en ville en métropole contre le peuple et dans lequel il développe une théorie d’architecture qui va se croiser avec toute l’hausmannisation et qui correspond à l’application de la révolution industrielle à la ville capitaliste. On va donc voir des doctrines militaires et coloniales passer dans le domaine policier en même temps que Hausmann « perce la citrouille » comme il dit ; c’est-à-dire en même temps qu’il trace les grandes avenues qui permettent à la police ou l’armée de charger les mouvements ouvriers. On introduit également tout cet imaginaire de la tuberculose, des miasmes, etc. On assimile les misérables à une maladie se répandant dans Paris et il faudrait donc faire circuler l’air. C’est comme aujourd’hui dans la rénovation urbaine, on ouvre des grands axes pour que la police puisse entrer dans les quartiers populaires le plus facilement possible et aussi pour les enfermer. Et on invoque la circulation de l’air. On a donc ces logiques avec tout un imaginaire prophylactique, hygiéniste, qui se met en place en même temps qu’on importe le répertoire contre-insurrectionnel dans le domaine de la police sur toute la seconde partie du XIXe siècle.

    Avec la restructuration impérialiste, les Etats-nation, les grandes puissances impérialistes du monde occidental vont s’échanger en permanence leurs retours d’expériences. On en a des traces dès 1917 après la révolution russe, où on voit donc les polices et les armées du monde occidental se faire des comptes rendus, s’échanger des synthèses d’expérience. Et c’est comme ça tout au long du XXe siècle. Tu parlais d’Ariel Sharon ; on a des traces du fait que des envoyés spéciaux de l’armée (et peut-être aussi de la police) israélienne qui ont été en contact et qui ont sans doute été également formés au Centre d’Instruction à la Pacification et à la contre-Guérilla (CIPCG) en Algérie. Les spécialistes de la contre-insurrection français et israéliens s’échangent donc, dès la guerre d’Algérie, des modèles d’écrasement de leurs ennemis intérieurs respectifs. On a donc une sorte de circulation permanente des textes révolutionnaires et contre-révolutionnaires. J’avais travaillé là-dessus pour une préface que j’ai écrite pour la réédition du Manuel du guérillero urbain ; on pense que ce manuel a beaucoup plus circulé dans les milieux contre-insurrectionnels que dans les mouvements révolutionnaires – ceux-ci disaient d’ailleurs qu’il n’avaient pas vraiment eu besoin d’un manuel de guérilla urbaine dans les années 1970. On a donc une circulation permanente et parfois paradoxale des textes révolutionnaires et contre-révolutionnaires, et des expériences.

    LÉOPOLD LAMBERT : Et des films comme La bataille d’Alger !

    MATHIEU RIGOUSTE : Exactement ; j’allais y venir. Ce film est d’abord censuré les premières années mais il va circuler en sous-main et il va être validé très rapidement par l’armée française qui dit que les choses se sont passées de manière très proche de ce qu’on voit dans le film. Celui-ci va donc à la fois permettre d’introduire la question contre-insurrectionnelle et le modèle français notamment. Bien que ça n’ait pas forcément forcé l’application exacte de ce modèle dans toutes les armées occidentales, on retrouve ce film dans beaucoup de formations militaires étrangères. On retrouve le film dans des mouvements révolutionnaires également : on sait par exemple que les zapatistes le projettent de temps en temps et s’en servent, d’autant que l’armée mexicaine est une grande collaboratrice de l’armée française. La gendarmerie mexicaine qui a tué des enseignants à Oaxaca il y a trois mois venait d’être formée par la gendarmerie française à ce modèle de gestion des foules, mais aussi au maniement des armes que la France vend avec.

    LÉOPOLD LAMBERT : Dans un autre livre, La domination policière (La Fabrique, 2012), tu dédies un chapitre entier à une branche de la police française qui est sans doute celle contribuant le plus à la continuation de la ségrégation coloniale de la société française, en particulier dans les banlieues, la Brigade AntiCriminalité (BAC). Quelqu’un comme Didier Fassin a fait une étude anthropologique très utile mais, somme toute assez académique puisque venant de l’extérieur, mais toi-même a vécu la plus grosse partie de ta vie en banlieue parisienne, à Gennevilliers et tes écrits peuvent ainsi nous donner un regard plus incarné à la violence raciste (et souvent sexiste et homophobe) qu’une telle branche de la police développe. Peux-tu brièvement nous retracer l’histoire de la BAC et nous parler de son action en banlieue ces dix dernières années (cad, depuis les révoltes de 2005) ?

    MATHIEU RIGOUSTE : Les Brigades AntiCriminalités représentent assez bien ce que j’essaye de démontrer dans mes travaux sur le capitalisme sécuritaire parce qu’elle a deux origines ; c’est la fusion des polices endo-coloniales et de la restructuration néolibérale de l’État. Ce sont des polices qui vont être formées au début des années 1970 et qui vont aller puiser dans les personnels, dans les grilles idéologiques, dans les boites à outils pratiques des polices endocoloniales. Je dis endocolonial pour parler de ces polices comme la Brigade de surveillance des Nord-Africains, et par la suite les Brigades Agression et Violence qui déploient les repertoires coloniaux sur des populations internes au pays sur des critères socio-racistes. Je parle d’endocolonialisme car ce ne sont pas les mêmes régimes de violence que ce qui est appliqué aux colonies et ce ne sont pas les mêmes régimes de violence appliqués aux classes populaires blanches – les Black Panthers ne se prenaient pas tellement la tête ; ils parlaient juste de colonies intérieures. Et parce que la société impérialiste a besoin de maintenir la surexploitation et la surdomination d’une partie des classes populaires, la partie racisée, elle a aussi besoin d’une police spécifique pour ça. C’est pour ça qu’après 1945, c’est-à-dire après le vrai-faux scandale de la collaboration de la police française à la destruction des juifs d’Europe, la bourgeoisie Gaulienne invente « la France résistante » et tente de faire croire que ce racisme a été renvoyé aux oubliettes. Mais bien-sûr on va reproduire les mêmes types de dispositifs avec souvent les mêmes personnels – on va aller rechercher les gens qui étaient dans les BNA vu qu’ils savent faire et qu’on va leur refiler le même boulot – et on va trouver une nouvelle dénomination, celle des Brigades Agression et Violence. Un appareil de gestion socio-raciste va ainsi être mystifié par cette dénomination, ce qu’on retrouve également dans la dénomination d’AntiCriminalité aujourd’hui dans cette rhétorique de la « guerre à la délinquance » qui permet de cacher les appareils de production du socio-apartheid derrière des mythes légalistes.

    On se retrouve donc avec une police qui fait à peu près la même chose, qui se rationalise, se modernise, et au tout début des années 1970, c’est-à-dire juste après 1968 – parce que dans tous ces ennemis intérieurs, il y a aussi le gauchiste, la figure qui n’avait jamais complètement disparue du révolutionnaire qu’incarnait la figure du fellagha – on considère qu’il faut des polices modernes qui vont aller dans les quartiers populaires installer la nouvelle société rationnelle, optimisée, néolibérale, etc. On va donc aller chercher dans les répertoires d’idées, de pratiques, de personnels, pour forger une nouvelle police. La première expérimentation se fait en Seine-Saint-Denis, c’est pas un hasard et en 1973, on file à un ancien des Brigades Agression et Violence la charge de policer les quartiers populaires de Seine-Saint-Denis et son unité va donc s’appeler la Brigade AntiCriminalité. Il va mettre à profit tout ce qu’on apprend à l’époque dans les grandes écoles de la nouvelle société, c’est-à-dire, ce qui s’appellera bientôt le néomanagement : l’application aux appareils d’état de la restructuration néolibérale dans les entreprises en quelques sortes. D’ailleurs, la doctrine de la guerre contre-révolutionnaire va elle-même être transposée dans les théories néolibérales et on parlera de doctrines de « guerre économique » par exemple. Il s’agit de détruire l’entreprise ennemie, en l’empoisonnant, en quadrillant son marché, en utilisant des agents de renseignement, tout ça nait au cours des années 1970. Cette première BAC va influencer la naissance d’autres unités sur le même mode dans différente villes et on va ainsi appliquer aux quartiers populaires des méthodes de gestion endocoloniales ce qui va mener aux premières grandes révoltes contre les violences policières dans les cités.

    Il apparait également une nouvelle logique comptable qu’on va appeler aujourd’hui « la politique du chiffre » qui consiste à optimiser le rendement, la productivité de la machine policière. Faire du chiffre, ça veut dire faire le plus possible de « bâtons », c’est-à-dire des « mises-à-disposition ». Ils appellent ça « faire une affaire » ; une affaire, c’est ramener quelqu’un et une histoire à traiter pour l’Officier de Police Judiciaire (OPJ) et si cette histoire est suffisamment utilisable pour en faire une affaire auprès du procureur et du coup aller jusqu’en justice et mettre cette personne en prison ou en tout cas essayer, ça fera un « bâton ». Ces bâtons gonflent une carrière et donc par exemple un commissaire qui veut « grimper », devenir préfet ou je ne sais quoi, il a tout intérêt à développer des unités de BAC dans son commissariat parce que celles-ci font beaucoup de mises-à-disposition puisqu’elles fonctionnent sur le principe du flagrant délit – les Brigades Nord-Africaines fonctionnaient déjà sur cette idée. Le principe du flagrant délit, c’est un principe de proaction. On va laisser faire l’acte illégal, on va l’encadrer, voire l’alimenter, voire même le suggérer ou le produire complétement pour pouvoir se saisir du « délinquant » au moment où il passe à l’action. La BAC est donc un appareil qui tourne beaucoup autour de la production de ses propres conditions d’extension. Cette logique de fond, c’est notamment ça qui va faire que les BAC vont se développer dans l’ère sécuritaire, c’est parce qu’elles font beaucoup de chiffre et qu’elles produisent également beaucoup de domination socioraciste, dont l’Etat a besoin pour contenir le socio-apartheid. Ceci se trouve dans le fait que le plus facile pour faire des mises-à-disposition et remplir ainsi cette mission néolibérale consiste à « faire » des ILS et des ILE : des Infractions à la Législation sur les Stupéfiants – des mecs qui fument des joints – et des Infractions à la Législation sur les Étrangers – des sans-papiers. Comment on trouve du shit et des gens qui n’ont pas de papiers ? Eh bien on arrête les noirs et les arabes. On traine donc autour des quartiers populaires pour faire des arrestations au faciès sur les classes populaires de couleur.

    Voilà comment nait en gros la BAC dans les années 1970 ; elle s’est ensuite développée tout au long des années 1980, d’abord par l’intermédiaire des BAC de Surveillance de Nuit (BSN) et au début des années 1990 et l’avènement de Charles Pasqua – le symbole le plus caricaturale des logiques politiques, policières et militaires de la guerre d’Algérie et dont la carrière politique est structurée autour de la chasse à l’ennemi intérieur – au Ministère de l’Intérieur, il va intensifier cette utilisation des répertoires de contre-insurrection et va être à la pointe de la genèse du système sécuritaire français. C’est lui notamment qui va rendre possible que toutes les villes de France puisse développer des BAC. Ce qui est à nouveau très intéressant du point de vue du capitalisme sécuritaire c’est que les BAC sont des unités qui utilisent beaucoup de matériel, et qui en revendiquent beaucoup, qui « gueulent » pour être de plus en plus armées. Ça c’est très intéressant pour les industriels de la sécurité. Pour les flashballs par exemple ; les BAC ont demandé à en être armées très vite, elles veulent les nouveaux modèles et elles participent avec les industriels à créer les nouveaux modèles et, bien-sûr, c’est elles qui utilisent le plus de munitions : le flashball est utilisé tous les soirs pour tirer dans les quartiers populaires de France. C’est la même chose pour les grenades lacrymogènes ; on en voit beaucoup dans le maintien de l’ordre des manifestations de mouvements sociaux dans les centre-villes mais les gaz sont utilisés quotidiennement dans les quartiers populaires.

    Le phénomène continue de se développer dans les dix dernières années. La BAC semble vraiment caractéristique de ce capitalisme sécuritaire, notamment par sa férocité mais aussi par son aspect ultralibéral, ultraproductif, ultraoptimisé, ultraviril, ultramédiatique : la BAC se met en scène, les agents s’inspirent énormément de ce qu’ils voient à la télévision… On a même une extension de ce qu’elle a inventé comme système de domination et d’écrasement des quartiers populaires vers la gestion des autres mouvements sociaux, comme récemment des luttes contre la loi travail. Généralement, la BAC est utilisée comme dispositif de pénétration, de saisie, de capture et elle est de plus en plus combinée à des dispositifs d’encerclement, d’enfermement, d’étranglement dans lesquels on utilise plutôt les CRS, les gardes mobiles. On a vu pendant le mouvement contre la loi travail, les BAC qui étaient employées à faire « du maintien de l’ordre ». À Toulouse, on a vu les effectifs des BAC sont utilisés dans l’expérimentation de nouveaux dispositifs hybrides : capable de faire et du maintien de l’ordre et de la capture, de l’intervention, de passer de l’un à l’autre en permanence, et de passer à des niveaux d’intensité très hauts très rapidement. La BAC rejoint ainsi la logique de restructuration de tous les appareils en ce moment qui consiste à devenir rhéostatique : être capable de s’adapter comme le mode de production toyotiste, c’est-à-dire s’adapter le plus instantanément à la demande, avec le moins de stock et de dépenses possibles et de la manière la plus rationalisée qui soit.

    LÉOPOLD LAMBERT : Tout comme Hacène Belmessous dans le deuxième numéro de The Funambulist, tu décris la manière dont « la rénovation urbaine » enclenchée en 2003 constitue à beaucoup d’égards une manière pour la police de s’approprier l’espace urbain des banlieues. Peux-tu nous en dire plus ? Cela intéressera sans doute beaucoup la moitié (ou le tiers) des lecteurs/-trices de The Funambulist qui sont architectes ou urbanistes !

    MATHIEU RIGOUSTE : Il y a effectivement un sursaut en 2003, mais ça avait commencé bien avant. Un des premiers grands quartiers qui est soumis à une politique de ce qu’ils appellent « la rénovation urbaine », mais ce qui est en fait de la destruction et du réaménagement, c’est le quartier où je suis né ; le Luth à Gennevilliers. Il s’agissait d’une coopération du Plan Pasqua et du Parti Communiste Français (PCF) qui gère la ville depuis les années 1930, tous deux ravis de se débarrasser des familles les plus pauvres et d’essayer une nouvelle forme de gestion des quartiers populaires. C’est un processus constant : la ville capitaliste au gré des crises de suraccumulation du capital, se restructure pour continuer à concentrer des masses de travailleurs pauvres autour de ses centres d’accumulation du capital. Et dans ces quartiers populaires, ces campements, ces bidonvilles, ces territoires misérables, les dominé-e-s, les exploité-e-s, les opprimé-e-s, les damné-e-s, inventent en permanence des formes d’auto-organisation, d’autonomisation, de fuites et de contre-attaques, des cultures d’insoumission et des manières de se rendre ingouvernables. Il faut donc en permanence, pour le pouvoir, à la fois une police qui permette de détruire cette dynamique d’autonomisation récurrente et de survie – parce qu’en fait les gens n’ont pas le choix – et un réaménagement des territoires : il faut à la fois ségréguer et pénétrer ces territoires pour aller y détruire tout ce qui peut émerger de subversif. Et l’urbanisme tient un rôle fondamental dans la restructuration sécuritaire de la ville capitaliste. Cette logique est déjà à l’œuvre dans les bidonvilles durant la guerre d’Algérie ; on a des polices spécialisées à la gestion des bidonvilles, c’est-à-dire au harcèlement, à la brutalisation, à la surveillance, au fichage, parfois à la torture, parfois même aux assassinats et aux disparitions d’habitants du bidonville et qui détruisent les cabanes des habitant.e.s parce que même dans le bidonville, on voit ré-émerger des formes de mises-en-commun, d’auto-organisation, de politisation révolutionnaire, de colère, d’entraide, toute sorte de choses qui menace le pouvoir et qui nécessite donc une intervention. En plus d’intervenir avec de l’idéologie, du divertissement ou de l’aménagement, il faut intervenir avec de la coercition.

    On retrouve ce processus dans toute l’histoire de la ville capitaliste ; c’est une dialectique permanente. Sauf que ce qui nait dans les années 1970, c’est un schéma qu’on va voir apparaître ; à partir du moment où on met des polices féroces, comme la BAC, autour des quartiers populaires, celles-ci produisent de la violence policière et donc produisent de la colère. Les dominé-e-s, face à ça, vont produire des tactiques, des techniques, des stratégies, des pratiques de résistance et de contre-attaque. Ça va donner lieu à des révoltes, parfois très spontanées, parfois plus organisées : une histoire des contre-attaques face à la police nait dans les années 1970 et on se rend compte, au gré de ces révoltes et de leur répression et de leur gestion médiatique que des municipalités en collaboration avec la police et les média sont capables de désigner aux pouvoirs publics et au reste de la population en général un quartier populaire comme ingérable, infâme, irrécupérable. Ceci s’accompagne d’une logique humanitaire ; aller « sauver des gens » alors que les revendications pour des meilleures conditions de vie sont permanentes et que les habitants n’obtiennent jamais rien.

    Toute cette logique va activer au cours des années 1970 la reconnaissance par les pouvoirs publics et par le capital industriel et financier du fait que lorsqu’on est capable de désigner un quartier populaire comme infâme, on va pouvoir activer un circuit de capitaux financiers d’abord, puis industriels, liés à ce qu’on va appeler de manière publicitaire « la rénovation urbaine », c’est-à-dire un protocole de restructuration de ce quartier qui peut aller jusqu’à sa destruction complète. Il va ainsi apparaitre beaucoup de régimes de restructuration : certains consistent à éloigner les populations les plus pauvres ou les moins gouvernables, d’autres vont organiser l’évacuation totale de ces populations, d’autre encore qu’on observe beaucoup depuis le début des années 2000 à travers la mystification de la mixité sociale consistent à parler de réhabilitation mais à en fait déplacer les plus pauvres, sans détruire le quartier. On fait ça à la fois avec de la police et de la prison, mais aussi avec la hausse des loyers provoquée par l’arrivée de nœuds de transports en commun qui permet de faire venir des cadres qui ne se seraient pas déplacés jusque-là ; la petite bourgeoisie à laquelle on veut permettre de venir s’installer à la place des quartiers populaires. Bref, à travers tout ce programme publicitaire qu’est la rénovation urbaine, la transformation des quartiers populaires en quartiers petits-bourgeois va attirer des flux de capitaux gigantesques, notamment liés au fait que depuis le début des années 2000, l’État investit énormément pour appuyer les pouvoirs locaux dans leur politiques de restructurations urbaines. C’est de l’argent qui va retomber immédiatement dans les poches des industriels du bâtiment et aussi dans celles des industriels de la sécurité, encore une fois, parce qu’on voit qu’une fois que la police, les média, la prison et les autorités municipales ont réussi à « déblayer le terrain », le réaménagement des quartiers se fait en partenariat avec tous les industriels du bâtiment mais aussi des technologies de surveillance, de design – les cliques du néo-urbanisme – les publicitaires, les commerces, bref tout un système d’entreprises qui vivent autour de ça. La logique de fond est à la fois le renforcement du socio-apartheid, mais aussi une forme de colonisation interne à travers l’expansion de la ville capitaliste et l’invention de nouvelles formes d’encadrement de la vie sociale.

    LÉOPOLD LAMBERT : À l’heure où nous parlons, l’état d’urgence promulgué par François Hollande au lendemain des attentats du 13 novembre 2015 a déjà été renouvelé trois fois. Pour un certain nombre de francais-e-s blanc-he-s de classe moyenne ou riches, cela ne représente qu’une nuisance négligeable mais pour la population racisée française, en particulier ceux et celles que l’on nomme pudiquement « musulman-ne-s d’apparence » ce régime légal donnant une latitude encore plus importante à la police insiste encore d’avantage sur l’existence d’une sous-citoyenneté qui ne dit pas son nom. Travailles-tu actuellement sur la manière dont l’état d’urgence agit comme précédent à la fois légal et dans les pratiques policières ? Peux-tu nous en parler ?

    MATHIEU RIGOUSTE : Je ne travaille pas précisément sur cet aspect des choses mais bien-sûr, je suis ce qui est en train de se passer, notamment au sein des luttes dans lesquelles on avance et on réfléchit sur cet aspect-là. Et effectivement, tu le résumes bien, il y a toute une partie des strates privilégiées, même des classes populaires qui ne se rend pas compte de ce à quoi sert l’état d’urgence parce qu’il ne le voit pas et les média ont vraiment un rôle fondamental là-dedans. C’est ça aussi le socio-apartheid : les vies sont séparées, elles ne se croisent pas. Effectivement l’état d’urgence a permis une intensification de la ségrégation mais aussi de mécanismes d’oppression contre les quartiers populaires, ce qui peut rester complétement invisible pour le reste de la population. L’angle d’attaque, c’est l’Islam et les violences, ce sont des perquisitions fracassantes : explosion de la porte, on met tout le monde a terre et en joue, parfois on gaze à l’intérieur des appartements, parfois on tabasse. Ca provoque des traumatismes très forts dans les familles ; on a des récits de perquisitions en pleine nuit et les enfants, la maman, la grand-mère, plusieurs mois après, cherchent à être suivis par des psychologues. À l’école, c’est dramatique, les enfants n’y arrivent pas, après que des unités militaro-policières ont débarqué chez eux en mode anti-terrorisme. Les violences, ce sont aussi des assignations à résidence ; on a du mal à le saisir lorsqu’on ne le vit pas, mais il s’agit d’un système d’encadrement très dur car il faut aller pointer régulièrement. La plupart de ces histoires, je tiens à le dire, se dégonflent après ; il y a déjà des victoires dans les tribunaux parce que l’immense majorité de ces assignations à résidence sont fondées sur rien du tout, surtout par le fait que la personne a été désignée par quelqu’un comme étant « très pratiquante », possiblement « radicalisée », c’est de l’ordre de la délation. Ce sont donc des violences très fortes et très profondes dans les familles, principalement musulmanes à travers ces perquisitions, ces assignations à résidence et ces procédures judiciaires qui durent bien-sûr et qui épuisent. Les noms des gens sont lâchés dans la presse, toute une ville peut d’un seul coup vous considérer comme un probable terroriste.

    Donc voilà, l’état d’urgence permet l’intensification du socio-apartheid, de l’islamophobie et des racismes d’état, ce qui se conjugue assez bien à la gestion quotidienne des quartiers populaires dans la France impérialiste.

    https://blogs.mediapart.fr/leopold-lambert/blog/200117/entretien-avec-mathieu-rigouste-une-genealogie-coloniale-de-la-polic
    #colonialisme #colonisation #bac #police #Algérie #France #histoire #entretien #interview

  • 17 octobre 1961 : plusieurs centaines de manifestants algériens furent assassinés en plein #Paris. Ce jour-là, une manifestation pacifique regroupant des milliers d’Algériens se tenait, pour protester contre le couvre-feu imposé depuis octobre 1958 entre 20 h 30 et 5 h 30, la fermeture à 19 h 30 des débits de boisson tenus par des Algériens et l’interdiction faite aux Algériens de circuler en groupe. Le préfet de police de Paris, #Maurice_Papon, était chargé d’appliquer ces mesures. Malgré son rôle dans la déportation des Juifs sous le régime de Vichy, il était devenu chef de la police parisienne sous un gouvernement dirigé par #Michel_Debré et sous la présidence de de Gaulle revenu au pouvoir en 1958. Maurice Papon eut carte blanche pour maintenir l’ordre dans Paris. En pleine guerre d’Algérie, il n’était pas question pour le gouvernement de tolérer que des Algériens manifestent pour réclamer l’indépendance de leur pays. Il ordonna à la police de réprimer violemment la manifestation. Des milliers de manifestants furent arrêtés, emprisonnés – près de 12 000 au stade Pierre de Coubertin ou au Palais des Sports – torturés, notamment par la « force de #police auxiliaire », ou expulsés vers l’Algérie. Des centaines de manifestants perdirent la vie, matraqués ou jetés dans la Seine.

    La police, une arme de classe contre les travailleurs
    https://mensuel.lutte-ouvriere.org/2017/05/15/la-police-une-arme-de-classe-contre-les-travailleurs_91492.h

    Il suffit d’imaginer – et le cas a peut-être existé – un policier français qui aurait eu une carrière de trente années, commencée en 1934. Sa première mission aurait été, le 6 février 1934, sous un gouvernement de droite, de combattre dans la rue contre les milices fascistes qui marchèrent ce jour-là sur l’Assemblée nationale. Quatre ans après, il aurait réprimé tout aussi brutalement la grève générale du 30 novembre 1938, qui se solda par la condamnation à la prison de plus de 500 grévistes. Moins d’un an plus tard, il aurait appliqué les décrets de dissolution et d’interdiction des organisations ouvrières avant de jouer, pendant le régime de Pétain, le rôle particulièrement ignominieux que l’on sait dans la chasse zélée aux Juifs. Le même policier, après avoir participé à la rafle du Vél’d’Hiv et à l’arrestation quotidienne de Juifs et de communistes pour les envoyer vers les camps d’extermination, se serait ensuite vu amnistier de tout crime à partir de la fin de la guerre, passer tranquillement de policier vichyste à policier de la IVe République, et se retrouver à réprimer avec une extrême violence les grèves de mineurs du Nord, en 1948. Et il aurait pu finir sa carrière à Charonne, le 8 février 1962, où la police tua huit manifestants contre la guerre d’Algérie, ou le 17 octobre 1961, où plusieurs centaines d’Algériens furent abattus par la police et jetés à la Seine.

    #répression #FLN #guerre_d'Algérie #manifestation #violence_policière #17octobre1961 #éphéméride #17_octobre

  • 17 octobre 2020, on commémore aussi le couvre feu du 17 octobre... 1961

    A ce sujet, #Georges_Azenstarck (1934-2020) vient de mourir. Photographe pour l’Huma, il avait documenté la vie des pauvres et des ouvriers, mais aussi la nuit du #17_octobre_1961, manifestation d’Algériens contre le couvre feu !!!

    Sous les ordres de #Maurice_Papon, la police parisienne a tué des dizaines d’Algériens, dont beaucoup furent jetés à la Seine. C’était il y a 59 ans, dans Paris, le massacre de civils le plus sanglant depuis la Commune. Pendant 30 ans les rares témoins ont essayé de rompre l’omerta organisée par les États français et algériens, par les partis de droite et d’extrême droite et certains partis de gauche.

    Azenstarck, le photographe qui a témoigné contre Maurice Papon
    Chloé Leprince, France Culture, le 8 septembre 2020
    https://histoirecoloniale.net/Le-photographe-George-Azenstarck-temoin-majeur-du-17-octobre-1961

    Dans ce documentaire de Faiza Guène et Bernard Richard, produit en 2002, il décrit sa soirée passée avec son collègue photographe à « L’Huma », les cadavres qu’il voit depuis le balcon du journal, qui s’entassent en contrebas dans la rue, du côté du Rex, “comme des sacs à patates”. Il décrit aussi les Algériens que la police traîne par le col, vifs ou morts, et ce camion qu’on appelait encore “panier à salade”, qui stationne une grosse dizaine de minutes sous sa fenêtre et lui masque la vue. Lorsque le camion remettra le moteur, les cadavres entassés auront disparu. Les tirs se sont tus, Azenstarck descend en trombe, il tente de photographier ce policier qui, seau d’eau à la main, tente en vain de nettoyer le sang sur le trottoir. On l’empêche assez vite de mitrailler. Mais ses pellicules de la soirée du 17 octobre 1961 serviront a posteriori à étayer la réalité : on a bien massacré des Algériens dans les rues de Paris ce soir-là.

    Mémoire du 17 Octobre 1961 (Bernard Richard et Faïza Guène, 2002, 17 minutes)
    https://www.youtube.com/watch?v=xVGT19qOUBA

    Le témoignage du photographe, ainsi que ses tirages, sont d’autant plus précieux qu’il s’est d’abord agi de planches contact : ni le 18 octobre 1961 ni les jours qui suivront, l’Humanité ne publiera les images de Georges Azenstarck. En 2011, il montre ses photos et parle de leur disparition mystérieuse du siège de l’Humanité, au début du film de la plasticienne Ariane Tillenon :

    17 octobre 1961 : "50 ans après, je suis là" (Ariane Tillenon, 2011, 15 minutes)
    https://www.youtube.com/watch?v=8pzuDOmELdY

    #France #Paris #racisme #Algériens #FLN #guerre_d'Algérie #manifestation #violence_policière #L'Huma #17octobre1961 #immigration #bidonvilles #colonialisme #police #pogrom_policier #massacre #histoire #violences_policières #impunité #torture

  • Une lanceuse d’alerte au placard : l’archiviste qui avait raconté le massacre du 17 octobre 1961
    https://www.franceculture.fr/histoire/une-lanceuse-dalerte-au-placard-larchiviste-qui-avait-raconte-le-massa

    Brigitte Lainé est morte début novembre. On lui doit un apport historiographique inestimable sur le 17 octobre 1961, quand des milliers d’Algériens ont été réprimés dans les rues de Paris par le #préfet #Maurice_Papon. Elle a payé cher d’avoir fait connaître cet épisode tabou de la guerre d’Algérie.

    Vous aurez beau chercher, vous ne trouverez nulle par le nom de Maurice Papon. Pas une seule mention du préfet de police collaborationniste sauvé de l’épuration, qu’on retrouvera plus tard à le tête de la Préfecture de police de Paris, dans le court texte publié par les Archives de Paris cette mi-novembre à la mort de #Brigitte_Lainé. L’historienne y fut pourtant archiviste la majeure partie de sa carrière, entre 1977 et 2008, et c’est elle, avec un autre archiviste, Philippe Grand, qui a joué un rôle immense dans l’#historiographie du #massacre des Algériens le #17_octobre_1961 à Paris.

    Encore un titre mal choisi, on lance l’alerte au moment des faits, pas 16 ans après !

  • #Chrono-cartographie du #massacre du #17_octobre_1961

    Aux cartes minutieuses des lieux où se sont produites violences et massacres le 17 octobre 1961, Léopold Lambert, architecte, essayiste et directeur de la publication de la revue The Funambulist joint une analyse de la temporalité de cette guerre coloniale d’abord dénommée « opération de police ».

    Dans la recherche que je mène sur la structure des cinq épisodes d’#état_d’urgence déclarés par la #France depuis 1955, un événement-clé est le massacre du 17 octobre 1961 à #Paris, peu avant la fin de la révolution algérienne. Ce qui frappe dans la commémoration annuelle (bien timide au regard de l’importance de l’événement) : l’unicité supposée de lieu et de temps. Selon le récit communément admis, les scènes les plus violentes, des policiers jetant des Algérien.ne.s dans la Seine, se produisirent autour de la #place Saint_Michel, au centre de Paris, et advinrent à un moment d’exaspération où les manifestations de masse étaient interdites. Ce que révèlent au contraire les recherches, c’est la multiplicité des lieux et des moments du massacre. C’est ce qu’essaie d’illustrer cette série de cartes, qui utilise des images aériennes (à plus ou moins 3 ans de la date en question) ; j’ai suivi la méthode précédemment utilisée pour montrer la relation entre l’organisation de la ville et la sanglante répression de la Commune de Paris (voir les cartes)

    Pour comprendre l’événement, il faut le replacer dans son contexte historique : en #1961, la révolution menée par le #Front_de_Libération_Nationale (#FLN), qui vise à décoloniser l’#Algérie, entre dans sa septième année. Née dans la Casbah d’Alger, le mouvement décolonial s’étend au reste de l’Algérie, ainsi qu’aux grandes villes françaises, où vivent de nombreux Algérien.ne.s (350.000 en 1962). Bien que plusieurs administrations s’occupant des Nord-Africains vivant et travaillant en France aient déjà été créées par l’État français – pour les années 1920 et 1930 voir Policing Paris : The Origins of Modern Immigration Control Between the Wars de Clifford Rosenberg (Cornell, 2006) — les Algérien.ne.s en France ne sont pas, du point de vue administratif, considéré.e.s comme des sujets coloniaux, et avaient théoriquement les mêmes droits que tout citoyen français, l’Algérie étant considérée comme faisant partie de la France. En réalité, la ségrégation est évidente en ce qui concerne l’emploi et le logement, et la police, en particulier à Paris, pratique quotidiennement le #profilage_racial. La #Brigade_Nord-Africaine (#BNA) qui ciblait explicitement les Nord-Africains et avait été un auxiliaire de la Gestapo durant l’Occupation (1940-1944), fut dissoute en 1945 mais en 1953 est créée une nouvelle branche de la police parisienne qui fonctionne sur le même mode : la #Brigade_des_Agressions_et_Violences (#BAV). Le profilage racial comme tactique coloniale et contre-insurrectionnelle atteint son apogée lorsque le 5 octobre 1961 un #couvre-feu est déclaré par la Préfecture de Police de la Seine (zone métropolitaine de Paris) : il ne vise que les Algérien.ne.s.

    Un personnage est central, pas uniquement pour le massacre du 17 octobre 1961 mais plus généralement pour la tradition de #violence de l’État français des années 40 aux années 80 : #Maurice_Papon. Sous l’Occupation nazie (1940-1944), en tant que Secrétaire général de la préfecture de Bordeaux, il organise la déportation de 1.600 juif/ve.s du Sud de la France avers le camp de Drancy, dans la banlieue parisienne ; ils seront déportés à Auschwitz. Son procès pour sa participation à l’Holocauste n’eut lieu qu’en 1998 et, après la Libération, il occupa de nombreuses responsabilités officielles, toutes en rapport avec le colonialisme français et la contre-insurrection — ce qui en fait une sorte d’alter ego historique de Robert Bugeaud (souvent cité dans les textes de The Funambulist), très actif dans la contre-insurrection et sur le front colonial, tant en France qu’en Algérie, dans les années 1830 et 1840 :
    – 1945 : chargé de la sous-direction de l’Algérie au ministère de l’Intérieur.
    – 1946 : participe à la Commission interministérielle sur les Antilles françaises.
    – 1949 : première nomination comme préfet de Constantine (Algérie).
    – 1951 : Secrétaire général de la Préfecture de police de Paris.
    – 1954 : nommé Secrétaire général du Protectorat du Maroc.
    – 1956 : revient à Constantine en tant qu’IGAME (préfet avec des pouvoirs extraordinaires) pour mener la contre-insurrection contre les mouvements décoloniaux du Nord-Est de l’Algérie. En 1956 et 1957, des rapports font état de 18.316 “rebelles” [sic] tués par la police et l’armée coloniales françaises, et de 117.000 personnes “regroupées” dans des camps — voir le livre de Samia Henni, Architecture of Counterrevolution : The French Army in Northern Algeria (gta, 2017)

    En 1958, le FLN à Paris est particulièrement actif dans son organisation politique clandestine, levant et transférant des fonds tout en exécutant ses opposant.e.s, des Algérien.ne.s considérés comme “traîtres.ses” et des officiers de police français. Le 13 mars 1958, des policiers manifestent devant l’Assemblée nationale pour exiger plus de latitude et plus d’impunité dans l’exercice de leurs fonctions. Le lendemain Papon, fort de son expérience tactique et stratégique en matière de contre-insurrection, est nommé Préfet de la Seine et est chargé d’anéantir le FLN dans la zone métropolitaine de Paris. Comme le montrent les cartes 3 et 4, le 28 août 1958 Papon organise des rafles massives d’Algérien.ne.s, dont 5.000 sont détenus dans le tristement célèbre “Vel d’Hiv,” le vélodrome où le 17 juillet 1942 12.884 juif/ve.s furent parqués avant d’être déportés à Auschwitz. En janvier 1959, Papon crée le Centre d’Identification de Vincennes (CIV) où les Algérie.ne.s peuvent être légalement “assignés à résidence” [sic] sans procès (voir la carte 18). En mars 1961, il crée une nouvelle branche de la police placée directement sous ses ordres : la Force de Police Auxiliaire, composée de harkis (des volontaires algériens de l’armée et de la police française, en France et en Algérie). On laisse à ces policiers la plus grande latitude pour anéantir le FLN et les nombreux Algérien.ne.s soupçonnés d’avoir des liens avec l’organisation décoloniale — dans la mesure où le FLN menaçait les Algérien.ne.s réticent.e.s à payer l’impôt révolutionnaire, cela voulait dire pratiquement tous les Algérien.ne.s — sont arbitrairement arrêté.e.s et torturé.e.s dans les commissariats et dans les caves d’autres bâtiments (cf cartes 5, 6, 7). Certain.e.s des torturé.e.s sont ensuite jeté.e.s à la Seine, plusieurs mois avant le massacre du 17 octobre 61, associé à cette atroce pratique.

    Les références que j’ai utilisées pour cet article (voir plus bas) sont très précises et complètes dans la description du massacre du 17 octobre 61 et de son contexte historique, mais, de façon très surprenante, elles omettent un élément important de ce contexte : le 21 avril 1961, quatre généraux de l’armée coloniale française en Algérie, Maurice Challe, Edmond Jouhaud, Raoul Salan et André Zeller tentent un coup d’État contre le président, Charles De Gaulle, qui est alors en train de négocier l’indépendance algérienne avec le Gouvernement provisoire de la république algérienne (GPRA). Le 23 avril l’état d’urgence est déclaré en France, et le 26 avril les généraux sont arrêtés : le coup d’État échoue. L’état d’urgence reste néanmoins en vigueur pour prévenir d’autres tentatives, ou des actions terroristes de l’Organisation Armée Secrète (OAS) en faveur de l’Algérie française. L’état d’urgence dura jusqu’au 9 octobre 1962 (un mois après l’indépendance de l’Algérie) et n’était pas à l’origine dirigé contre les Algériens – à la différence de ceux de 1955 et de 1958 –, mais il ne fait aucun doute que les pouvoirs extra-exécutifs qu’il accordait ont influé grandement sur la conduite de Papon à la fin de l’année 1961.

    Comme on l’a mentionné, l’une des mesures prises par Papon est le couvre-feu du 5 octobre 61 visant les Algériens. Cette mesure motive la Fédération française du FLN à organiser des manifestations de masse le 17 octobre. Tous les hommes algériens doivent rejoindre le cortège, sans arme — toute personne trouvée en possession d’un couteau sera sévèrement châtiée par le FLN — dans le centre de Paris dans la soirée pour former trois cortèges et protester contre le couvre-feu en particulier, et le colonialisme français en général. Ce que les cartes ci-dessous essaient de montrer est la difficulté pour les Algérien.ne.s vivant et travaillant en banlieue d’arriver en centre-ville pour rejoindre les manifestations. On peut ici insister, comme nous le faisons souvent sur The Funambulist , sur la centralité ségrégative de Paris, toujours opérationnelle aujourd’hui. Ponts et stations de métro sont des lieux de grande violence, dans la mesure où leur étroitesse permet un contrôle sévère et systématique par la police (voir les cartes 8, 9, 10, 11 et 12). Dans nombre de ces lieux, les Algérien.ne.s sont arrêtés, systématiquement tabassé.e.s avec des bâtons, parfois abattu.e.s par balles et jeté.e.s à la Seine (voir les cartes ci-dessous pour plus de détails). Bien qu’on sache que Papon n’a pas donné d’ordres directs pour le massacre, il était présent dans la salle de commandement de la Préfecture de Police, à quelques mètres du bain de sang de Saint-Michel (voir carte 12), et l’absence de tout ordre pour empêcher violences et tueries, ainsi que les fausses rumeurs, sur la radio de la police, que les Algérien.ne.s avaient tué des policiers, en fait l’officiel responsable effectif du massacre — pour lequel il ne sera jamais poursuivi.

    C’est encore plus vrai si on regarde au-delà des meurtres « de sang chaud » commis lors de la manifestation. Plus tard dans la nuit, et les jours suivants, les tabassages systématiques et même les meurtres continuent dans les centres de détention improvisés, de taille variée — les plus grands étant le State de Coubertin (1.800 détenus, voir carte 16), le Parc des Expositions (6.600 détenus, voir carte 17), et le CIV (860 détenus, voir carte 18) —, dans les opérations de police menées sur les ponts et aux portes de Paris (voir carte 19), et contre les manifestations de femmes et enfants algériens organisées par le FLN le 20 octobre (voir carte 21).

    Le nombre d’Algérien.ne.s tué.e.s ou blessé.e.s dans cette semaine sanglante d’octobre 61 demeure inconnu, entre autres du fait dont le archives de la police ont été organisées de telles façon à montrer un nombre de mort.e.s bien inférieur à la réalité — certains des mort.e.s figurent sur la liste des expulsé.e.s vers l’Algérie — mais on estime que 200 à 300 Algérien.ne.s, et que 70 à 84 autres furent tué.e.s après avoir été jeté.e.s à la Seine. Il a fallu des années pour reconnaître ces mort.e.s, contrairement aux neuf victimes du massacre du 8 février 1962, tuées par la police de Papon au métro Charonne lors de la grande manifestation contre les attentats de l’OAS. Ces neuf Français.es étaient membres du Parti Communiste et de la CGT. Leur mémoire fut saluée quatre jours plus tard dans les rues de Paris par un cortège de plus de 500.000 personnes ; aucun rassemblement de masse n’avait protesté le massacre des Algérien.ne.s. En 2001, une plaque fut apposée sur le pont Saint-Michel « À la mémoire des nombreux Algériens tués lors de la sanglante répression de la manifestation pacifique du 17 octobre 1961 ». Comme c’est souvent le cas lorsqu’il s’agit de la mémoire des crimes coloniaux en France, les responsables ne sont pas nommés : c’est un crime sans criminels et, comme on l’a noté plus haut, ce mode de narration rétrécit considérablement la portée du massacre dans le temps et l’espace. C’est pourquoi l’on peut préférer une autre plaque, apposée en 2007 à Saint-Denis, en banlieue : « Le 17 octobre 1961, pendant la guerre d’Algérie, trente mille Algériennes et Algériens de la région parisienne manifestèrent pacifiquement contre le couvre-feu qui leur était imposé. Cette manifestation fut brutalement réprimée sur ordre du préfet de police de Paris. Des manifestants furent tués par balles, des centaines d’hommes et de femmes furent jetées dans la Seine et des milliers furent battus et emprisonnés. On retrouvera des cadavres dans le canal de Saint-Denis. Contre le racisme et l’oubli, pour la démocratie et les droits humains, cette plaque a été dévoilée par Didier Paillard, maire de Saint-Denis, le 21 mars 2007. » Mais néanmoins le contexte du colonialisme reste ignoré, illustrant une fois de plus que la France ne s’est jamais confrontée avec la violence de son passé, structurellement raciste et coloniale. La même ignorance prévaut pour la violence actuelle, qui en est directement issue

    Plus de 27% de la population française actuelle était en vie en 1961, et de nombreux acteurs du massacre du 17 octobre, manifestant.e.s algérien.ne.s et policiers français, en portent encore le souvenir, les blessures traumatiques (pour les premier.e.s) et la responsabilité impunie (pour les seconds). L’histoire oublie souvent de mentionner comment bourreaux et victimes ont à cohabiter dans une société indifférente à la violence de la relation qui les a liés, voire qui nie cette violence. À cet égard, la généalogie de cette violence n’est pas uniquement perpétuée au fil des générations, mais aussi par la racialisation de la société française, dirigée et contrôlée par une classe et une police en très grande majorité blanches — l’exemple le plus frappant en est la Brigade Anti-Criminalité (BAC) créée en 1971 selon la logique coloniale de la BNA et de la BAV, et particulièrement active dans les banlieues. À l’autre bout du spectre, des sujets racisés dont les vies sont souvent géographiquement, socialement et économiquement discriminées. Paris n’ayant pas structurellement évolué depuis la seconde moitié du 19e siècle, la spatialité militarisée à l’œuvre dans les cartes ci-dessous reste aujourd’hui prégnante.


    https://vacarme.org/article3082.html
    #cartographie #visualisation #police #violences_policières #colonisation #décolonisation
    cc @reka @albertocampiphoto

  • « Mutiler quelques-uns pour faire peur à tous » – Procès de policiers du 21-25 nov. à Bobigny | Etat d’Exception
    http://www.etatdexception.net/mutiler-quelques-uns-pour-faire-peur-a-tous-proces-de-policiers-du-2

    Le #flashball ne remplace pas « l’arme de service ». Avec cette arme, comme avec les grenades de désencerclement, les forces de police se réhabituent à tirer dans le tas, et mettent en œuvre un certain type de gestion des foules : mutiler quelques-uns pour faire peur à tous. Ce printemps, au cours de la lutte contre la loi travail, tout le monde a en effet pu assister, dans la rue ou sur des vidéos, à l’ampleur de la #violence de la #police qui n’a eu de cesse de nasser, gazer, tabasser, arrêter, blesser, mutiler, tirer dans le tas. Grenades, LBD 40, 49-3, état d’urgence, répression, sont les modalités du dialogue social actuel.

    Les policiers responsables de #mutilations ou de #morts sont rarement inquiétés. Dans la quasi totalité des affaires impliquant flash ball et LBD 40, les policiers ont bénéficié de classements sans suite, de non-lieux ou de relaxes : on compte seulement trois condamnations sur une quarantaine d’affaires. Une #impunité instituée qui est également la règle dans les affaires de meurtres policiers. Dernier exemple en date, cet été, Adama Traoré, jeune homme de 24 ans, est mort entre les mains des gendarmes à Beaumont sur Oise. Sans surprise, le procureur a tenté d’étouffer l’affaire en omettant de communiquer des éléments de l’autopsie. Plusieurs nuits d’émeutes, des journées de mobilisation, une famille déterminée et un avocat combatif ont réussi à mettre en échec cette pratique systématique.

  • Octobre en France : les pogroms racistes et le massacre de la population algérienne sous le préfectorat Papon à Paris
    http://www.larevuedesressources.org/octobre-en-france-les-pogroms-racistes-et-le-massacre-de-la-po

    I. 17 octobre : Un groupe de policiers républicains déclare (octobre 1961), #Ici_on_noie_les_algériens. II. #Manifeste des 121 (septembre 1960). La nuit du 16 au 17 octobre 1061 a lieu à Paris un crime massif d’État par la police du Préfet Papon contre des manifestations pacifiques d’environ 40 000 algériennes et algériens fit une centaine de disparus et en laissa deux cent personnes gravement blessées, certaines ne survivant pas à leurs blessures dans les jours suivants. Mais la bête qui ronge les (...)

    #Interventions

    / #Algérie, #Racisme, #Guerre_civile, #XXe_siècle, #Lettre_-_Lettres, #Guy_Debord, #colonialisme, #Maurice_Blanchot, #Dionys_Mascolo, Les policiers républicains (1961), #Adamov, #Benoîst_Rey, #Jean-Michel_Mension, #Jean-Marie_Binoche, #Michèle_Bernstein, Massacre des Algériens de (...)

    #Les_policiers_républicains_1961_ #Massacre_des_Algériens_de_Paris_octobre_1961_ #Maurice_Papon #Jacques_Panigel #Yasmina_Adi #F.L.N. #La_rage #Les_égorgeurs #Octobre_à_Paris #Anti-colonialisme
    http://www.larevuedesressources.org/IMG/pdf/lettre_policiers.pdf

  • #Octobre_à_Paris : les pogroms racistes et le massacre de la population algérienne sous le préfectorat Papon à Paris
    http://www.larevuedesressources.org/octobre-a-paris-les-pogroms-racistes-et-le-massacre-de-la-popu

    Un crime d’État. Mais la bête qui ronge les corps publics armés vit toujours... Elle apparaît périodiquement à travers des meurtres isolés, tel le sort subi par le retraité algérien Ali Ziri, revenu passer quelques jours en France afin d’acheter un cadeau de mariage particulier pour sa fille, mort sous les coups de la police lors d’une arrestation abusive, après qu’il ait fêté ses retrouvailles avec un ami. Ils sont éméchés et la voiture est arrêtée pour un contrôle de papiers, son ami qui conduisait est (...)

    #Interventions

    / #Algérie, #Racisme, #Guerre_civile, #XXe_siècle, #Lettre_-_Lettres, #Guy_Debord, #colonialisme, #Maurice_Blanchot, #Dionys_Mascolo, Les policiers républicains (1961), #Adamov, #Benoîst_Rey, #Jean-Michel_Mension, #Jean-Marie_Binoche, #Michèle_Bernstein, Massacre des Algériens de (...)

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    http://www.larevuedesressources.org/IMG/pdf/lettre_policiers.pdf

  • [LDH-Toulon] mort de Jean-Luc Einaudi, un héros moral
    http://www.ldh-toulon.net/spip.php?article5817

    Jean Luc Einaudi est mort, son témoignage sur les massacres du 17 octobre 1961 toujours vivant
    par Zineb Maiche, TSA, le 22 mars 2014]]

    Jean Luc Einaudi est mort. L’historien et l’homme politique qu’il était avait témoigné en 1997 au Tribunal de Bordeaux contre Maurice Papon sur le massacre des Algériens le 17 octobre 1961. Pour avoir écrit , dans Le Monde, en 1998, ceci : « En octobre 1961, il y eut à Paris un massacre perpétré par des forces de police agissant sous les ordres de Maurice Papon », il se fait poursuivre en justice par Maurice Papon pour diffamation.

    Dès lors, il s’agira pour Jean-Luc Einaudi d’entreprendre une bataille pour prouver la véracité de ses propos. Lors d’une demande auprès des Archives de Paris pour se voir communiquer les documents attestant de la responsabilité de la préfecture de Paris dans le massacre des Algériens, Jean Luc Einaudi se voit essuyer un refus. Mais il pourra compter sur des témoins de ces massacres et de deux conservateurs des Archives de Paris. Jean Luc Einaudi aura finalement gain de cause et Maurice Papon sera débouté de sa demande pour diffamation.

    Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Les deux conservateurs qui ont témoigné pour Einaudi vont être poursuivis par les Archives de Paris. Une pétition en date de 2002 est publiée au journal Libération pour dénoncer la mise au placard des deux archivistes qui avaient alors témoigné en faveur de Jean Luc Einaudi. « Une enquête administrative fut ouverte par leur hiérarchie pour « délit d’obligation de secret ». Brigitte Lainé et Philippe Grand risquaient un an de prison ferme, 100 000 francs d’amende et une sanction professionnelle. Mais, pénalement, le fait d’avoir répondu aux questions d’un magistrat les déliait du secret professionnel. Les poursuites furent vaines », lisait-on sur Libération. [1] Dès lors, les deux archivistes sont mis au placard, Maurice Papon est libéré. Aujourd’hui, c’est Jean Luc Einaudi qui s’en est allé.

    #archives #17_octobre #Maurice_Papon #police #guerre_d'Algérie

  • 1961 entre violence et silence | Claire Berthelemy
    http://owni.fr/2011/10/14/1961-entre-violence-et-silence

    En marge des affrontements avec le #FLN dans les années 1960, les Algériens français étaient confrontés aux violences et humiliations de la police. Un quotidien sous pression que révèle les archives publiées par OWNI.

    #Enquête #Politique #Pouvoirs ##paris #17_octobre_1961 #Algérie #archive_de_la_préfecture_de_police_de_paris #maurice_papon #violence_policière