naturalfeature:gravona

  • Les racines sont une drogue. Comment vivre sans racines ?

    Pour atterrir à Campo dell’Oro par vent d’ouest les avions passent au-dessus de la Punta, survolent les montagnes de Cuttoli et ses parois sauvages, ses roches rouges, puis commencent leur descente vers la plaine de la Gravona. Là, ils survolent les damiers des zones domptées, les tôles de l’industrie menteuse, les câbles des pylônes barbelés, les haies du remembrement orchestré entourant les parcelles où, parfois, quelques moutons ondulent les prés, traces vivantes de l’avant, barrées par le macadam qui enserre.

    Par vent d’est les appareils virent sur leur aile à l’aplomb des îles Sanguinaires, tracent leur route vers la tour de la Castagna, construction de granit dressée face au large pour prévenir des invasions barbares, s’alignent ensuite sur la tour de Capitello, autre relais des surveillances passées. Après un dernier palier au- dessus de la mer en frôlant la crête des vagues, ils caressent presque le sable de la plage et enfin abordent la piste vent debout, point de chute au fond du golfe trop ouvert.

    Assis sur la vieille souche devant la bergerie de Chiavari, chaque jour Tomé suit leur parcours des yeux. « Quel que soit le sens du vent, se dit-il, ils passent toujours. Il n’y a plus d’îles ». Il s’est installé ici, loin du village, sur son piton d’observation. Il le partage avec quelques brebis, des chèvres, deux cochons, un mulet. C’est bien assez. Et, surtout pas de carte, pas de numéro d’immatriculation, d’affiliation, de subvention, de permis, de règlements. Rien.

    Seulement la liberté de partir le matin lorsque commence la vie, très tôt pour de longues promenades sur les crêtes, de longer la ligne de sommet et rejoindre ce lieu nu où l’on ne voit que le ciel, le maquis et les pierres. Alors, il s’allonge sur la terre pour suivre le vol de ses idées. D’autres jours, il préfère courir les sentiers cachés entre les lentisques, sauter les rochers de bloc en bloc, dévaler les pentes en contournant les genêts et les arbousiers, s’arrêter et reprendre sa course au gré de sa fantaisie. Et s’occuper de ses bêtes. Simplement.

    Une fois par mois Tomé traverse le village de Coti, dit bonjour aux vieux assis sur le banc, croise les femmes vêtues de noir, passe devant l’école fermée, condamnée faute d’enfants. La grande grille de fer est rouillée, entrebâillée depuis bien longtemps. Personne ne la pousse, et les tilleuls ne sont plus cueillis. Tomé regarde leur ombre et se souvient. Là, au mois de mai, l’institutrice faisait sortir tous les bancs de la classe unique, du cours préparatoire au cours moyen, et les leçons se déroulaient à l’ombre des grands arbres, sous le vol des abeilles. A cinq heures, à la fin des classes il n’y avait pas de sonnerie, non, mais une clochette traversait la salle de plein air, la « campana » du bélier suivi des brebis rentrant à la bergerie pour la nuit. Le troupeau traversait la cours de récréation, rythmant ainsi la fin des études.

    Comme à chaque fois maintenant Tomé contourne le vieux clocher, l’herbe a poussé tout là-haut. Sans s’arrêter il regarde le lourd portail de châtaignier, sur un battant il peut voir le chiffre 68, il l’avait gravé de la pointe de son couteau. Heure du temps passé. Sur le monument aux morts, une pierre droite et des noms peints, larmes silencieuses. Et la grande fontaine. Elle coule encore et chante son insulte à ce trop de silence. Là, sous une pierre, il le sait se trouve encore un bout de papier, un message du temps de l’enfance, son amie Sarella l’avait laissé pour lui. Ne pas le lire. Jamais. Laisser dormir ce qui est immortel. Heure du temps recommencé.

    Sur la place le car attend. Le car de la ville. Le prendre pour aller vendre ses fromages et quelques herbes. Sa production lui permet de continuer les traditions, le passé, le sien, celui de tous les siens, d’affirmer un vécu trop longtemps écrasé, nié, renié. Dire non à la culture imposée, à la double culture mensongère, polyphonie artificielle et folklorique, babiole pour touristes en mal d’exotisme. Tomé n’y croit pas, n’y croit plus. Il a essayé pourtant, à Nice, dans d’autres villes encore, foyers d’agitation estudiantine, pour, au bout, le refus, la révolte totale. Sont venus ensuite les certitudes, les arrogances, les combats, la clandestinité.

    Il a été heureux alors, Tomé. Il tenait le maquis, son palais vert, ses amis étaient avec lui, et ces liens ancestraux faits de solidarité, d’estime, de provocation, l’aidaient à vivre en dehors des règles et à se cacher des gendarmes. Les motivations étaient nombreuses, fidélité, goût du risque, orgueil, folie, pour l’honneur, pour sa justice, parce qu’il fallait le faire. Il s’était créé un monde, ancré en lui et loin dans le passé. Histoire, ancêtres et traditions mille fois ressassées justifiaient un futur inventé qui ne laissait pas de place pour le doute. Mourir alors aurait été grand. Il le croyait du moins.

    Aujourd’hui il descend à la ville, la capitale régionale et ses excès à petite échelle, ses contradictions à trop vouloir ressembler aux cités de la grande terre, mais en gardant sa spécificité comme ils disent. Pauvres aveugles. La ville pour monnayer ses produits. Cher. Le juste prix de sa liberté qui, elle, n’en a pas. Alors, vendre encore plus cher pour risquer un refus. Sans se l’avouer, ce refus il l’espère comme un nouveau détonateur inventé à une révolte souhaitée, indispensable. Contradictions. Doute et rejet du présent sans utopies, envie d’une nouvelle fuite vers le passé lourd à porter mais si nécessaire, comme tout refuge trompeur. Tomé sait que les racines sont une drogue.Comment vivre sans racines ?

    Les fromages se sont transformés en une liasse de billets. La vitrine du libraire. Quelques titres en français. Ne parlent pas à Tomé. Plus de curiosité pour tout cela. Des ouvrages de l’île aussi. Titres racoleurs. Propagande. Des posters. Che Guevara. Sanbucucciu d’Alandu. Space girls. Foutaises. Même combat, prix du papier. Le journal du jour, un article en première page : « Bruxelles impose de nouvelles normes pour les productions artisanale ».

    Ce soir Tomé a trouvé son détonateur.

    © J. Casanova. Tous droits réservés