person:beaud masclet

  • Sortir de l’essentialisme

    Notre analyse critique des modalités et des effets de construction du « problème musulman » ne signifie évidemment pas que les phénomènes sociopolitiques ayant trait à l’« islam » ne doivent pas être analysés. Par exemple, la violence politique se référant à l’islam ou l’activisme de mouvements prônant une coupure radicale avec le reste de la société constituent autant de phénomènes qu’il s’agit d’étudier. Mais, à l’inverse de la démarche des idéologues, des experts et de certains politologues qui promeuvent une lecture racialo-religieuse de l’agir musulman, nous pensons que les nombreux enjeux liés à la référence musulmane nécessitent le recours à une démarche « profane » d’investigation, c’est-à-dire une analyse qui explique, selon l’expression canonique du sociologue Émile Durkheim, un fait social par un fait social (facteurs historiques, économiques, sociaux, politiques, etc.) . Il s’agit, comme l’ont fait par exemple Stéphane Beaud et Olivier Masclet sur le cas de Zacharias Moussaoui ou Gilbert Achcar au sujet des révoltes arabes, de rejeter une supposée « essence » religieuse des faits observés et de s’interroger sur le sens du recours à la référence musulmane par les acteurs sociaux. Cette approche rompt avec la tendance de l’expertise « politologique » ou sécuritaire à légitimer l’alarmisme politique dominant sur l’islam, en réduisant les populations musulmanes, leurs désirs et leurs pratiques individuelles ou collectives à un agir strictement « religieux ». En d’autres termes, il nous semble nécessaire et urgent de rejeter l’écrasement de la pluralité et de la complexité des identités sociales dont sont porteurs les musulman-e-s, ainsi que la miniaturisation du « musulman » dans une différence perçue comme définitivement dangereuse. Cette essentialisation du « musulman » – comme jadis celle de l’« immigré » ou du « beur » – est l’un des fondements de l’islamophobie.

    Si nous évoquons ici des phénomènes aussi extrêmes que l’usage du terrorisme, et que nous citons quelques noms de chercheurs ayant pris soin de se démarquer des lectures essentialistes, c’est pour mieux appeler tous les observateurs à adopter une telle démarche quand ils abordent des pratiques sociales d’apparence « religieuse » comme le port d’une kippa, d’un hijab, d’une « grande croix » ou d’une barbe fournie. Ces faits sociaux ne doivent pas être mécaniquement envisagés comme des « problèmes » : dans la plupart des cas, ils ne sont que des manifestations somme toute assez banales de la pluralité culturelle et confessionnelle dans une société démocratique. L’ampleur du « problème musulman » est avant tout affaire de perception : plus la perception de l’Autre sera hostile et restrictive, plus le « problème musulman » paraîtra grand.

    Hajjat & Mohammed, Islamophobie , La Découverte, 2013, p. 262-263.