Une réaction qui se développe alors qu’une nouvelle a tout récemment défrayé la chronique : l’identification en Pennsylvanie, chez une femme âgée de 49 ans, d’une bactérie Escherichia coli résistante à l’un des antibiotiques de dernier recours, la colistine. Différents médias nord-américains ont relayé, en la déformant parfois, cette information publiée le 26 mai dans la revue Antimicrobial Agents and Chemotherapy par une équipe de médecins militaires du Walter Reed Institute.
Présentée à tort comme le premier cas de résistance à un antibiotique de dernier recours aux Etats-Unis – il en a existé depuis le début des années 1990 –, il s’agit en réalité de la première occurrence américaine d’un mécanisme découvert en Chine à la fin de l’année 2015. Jusqu’ici, les résistances connues étaient liées à un gène mutant porté par un chromosome bactérien qui n’est donc pas échangeable entre bactéries. Au contraire, dans le cas chinois initial et dans celui de Pennsylvanie, le gène baptisé MCR-1 se trouve sur un plasmide, une molécule d’ADN circulaire, qui peut être transféré à une autre bactérie, qui deviendra à son tour résistante.
Modifier les comportements
Face à l’émergence d’une bactérie résistant réellement à la panoplie d’antibiotiques existants, les raisons d’inquiétude sont donc bien avérées, même si cela ne signifie pas que les recours face aux infections soient déjà épuisés. D’autant plus que les chiffres sont sans appel et donnent le vertige. Comme le souligne le récent rapport dirigé par Lord Jim O’Neill, « S’attaquer mondialement aux infections résistantes aux traitements », si l’on n’agit pas maintenant, d’ici à 2050, le nombre de décès annuels dus à l’antibiorésistance s’élèvera à 10 millions, et le coût économique cumulé atteindra 100 000 milliards de dollars.
Une perspective que seules peuvent conjurer la modification des comportements afin de passer à une utilisation raisonnée des antibiotiques et une relance des efforts de recherche et développement pour découvrir de nouvelles molécules. Ce qui implique une volonté politique, des moyens financiers et une mobilisation des acteurs, publics et privés, de la recherche.
Le phénomène concerne notamment des bactéries dites « à Gram négatif » (selon leur réaction à une méthode de coloration), parmi lesquelles Escherichia coli, Acinetobacter baumannii, Pseudomonas aeruginosa, Klebsiella pneumoniae ou différentes espèces du genre Enterobacter, mais des bactéries à Gram positif sont également impliquées. Quatre classes d’antibiotiques sont considérées comme étant particulièrement génératrices de résistances : l’association amoxicilline-acide clavulanique (dont le chef de file est commercialisé sous le nom d’Augmentin), les céphalosporines, les fluoroquinolones et la témocilline, une pénicilline à spectre étendu, qui peut être une alternative à d’autres antibiotiques à plus large spectre.
Pour un nombre croissant de pathologies, comme « la pneumonie, la tuberculose, la septicémie et la gonorrhée, le traitement est devenu difficile, voire impossible, suite à la perte d’efficacité des antibiotiques », souligne l’Organisation mondiale de la santé.
La principale cause en est l’usage abusif ou inapproprié des molécules antibactériennes. En médecine humaine, la prescription est le plus souvent effectuée sans recourir au préalable à un test diagnostique pour confirmer qu’il s’agit bien d’une infection bactérienne, ce qui conduit à des prises probabilistes et injustifiées. L’usage d’antibiotiques hors de toute prescription médicale est également un grand pourvoyeur de résistances. L’usage excessif de ces médicaments chez l’animal est à présent largement dénoncé, en particulier en raison du recours aux antibiotiques, notamment aux Etats-Unis, à des fins non médicales, mais pour tirer parti du fait que les animaux qui en consomment deviennent plus gros.
Cela a justifié en France une action dans le domaine agricole, qui a pris la forme du plan Ecoantibio 2012-2017. En termes quantitatifs, le plan national de réduction des risques d’antibiorésistance en médecine vétérinaire « vise une réduction en cinq ans de 25 % de l’usage des antibiotiques vétérinaires, en développant les alternatives qui permettent de préserver la santé animale sans avoir à recourir aux antibiotiques ».
Au mois d’avril 2016, de nouvelles mesures réglementaires encadrant le recours aux antibiotiques critiques en médecine vétérinaire sont entrées en vigueur en France (où les vétérinaires sont à la fois prescripteurs et vendeurs des médicaments), à la suite de la parution, le 18 mars, d’un décret ministériel en application de la loi d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt.
Ces mesures prévoient « l’interdiction du recours préventif à une cinquantaine d’antibiotiques critiques, c’est-à-dire leur utilisation sur des animaux non affectés par une bactérie pathogène » et « la réalisation de tests permettant de s’assurer qu’un autre antibiotique ne pourrait pas être utilisé avant toute prescription d’un antibiotique critique en médecine vétérinaire », précise un communiqué commun de Marisol Touraine, ministre en charge de la santé, et de Stéphane Le Foll, ministre de l’agriculture.
Face aux infections bactériennes à Gram négatif, qui peuvent se révéler très dangereuses, les médecins sont même allés rechercher un vieil antibiotique, la colistine, arrivé sur le marché vers la fin des années 1950, mais dont l’usage était progressivement tombé en désuétude au cours des années 1970 en raison de sa toxicité. Au début des années 2010, des travaux de réévaluation ont été entrepris par une équipe internationale sur financement par l’Institut national de l’allergie et des maladies infectieuses (l’un des NIH américains), afin de mieux définir la dose efficace et limiter le risque d’émergence de résistances, tout en diminuant les effets toxiques, notamment sur le rein. Les tests ont été effectués chez des patients hospitalisés en situation critique, avec une défaillance plus ou moins importante de la fonction rénale, en utilisant le méthanesulfonate de colistine, une forme inactive qui se convertit en colistine active une fois dans l’organisme.
Outre la colistine, une demi-douzaine d’antibiotiques, dont les carbapénèmes (de la famille des bêta-lactamines, dont le premier représentant a été l’historique pénicilline découverte fortuitement en 1929), sont considérés comme ceux de dernier recours, qu’il s’agit donc de préserver le plus longtemps possible des résistances qui ont commencé à apparaître.
Redynamiser la recherche
Que ce soit à un niveau national ou international, les rapports, recommandations et plans se sont multipliés ces derniers temps : rapport dirigé par le professeur Jean Carlet et Plan antibiotiques (dont la troisième édition, 2011-2016, va arriver à échéance) en France, rapport « Antimicrobial Resistance in G7 Countries and Beyond » de l’OCDE, en septembre 2015, qui montre que les Etats membres du G7 consommant le plus d’antibiotiques (France et Espagne) sont aussi ceux où la fréquence des résistances est la plus élevée, rapport dirigé par Lord Jim O’Neill à la demande du premier ministre britannique David Cameron, en mai 2016…
Tous vont dans le même sens pour dresser un constat inquiet de la situation, identifier les causes de l’expansion irrésistible de l’antibiorésistance, proposer un ensemble de mesures et déployer des moyens, afin de relancer la recherche et développement de nouveaux antibiotiques, un domaine que de nombreux laboratoires pharmaceutiques ont abandonné. Sous l’impulsion de l’Allemagne, la réunion des ministres de la santé du G7 en octobre 2015 a adopté une déclaration allant dans le sens d’une action coordonnée et résolue. Lord O’Neill, qui est devenu secrétaire d’Etat au commerce dans le gouvernement de David Cameron, compte bien redynamiser la recherche de nouveaux antibiotiques en s’appuyant sur le G20 prévu en septembre et en misant sur une réunion de haut niveau des Nations unies sur le sujet.
De leur côté, une centaine de laboratoires pharmaceutiques ont lancé, en janvier 2016, un appel aux gouvernements les invitant à « aller à présent au-delà des déclarations d’intention actuelles et de passer concrètement à l’action, en collaboration avec les entreprises, pour soutenir l’investissement dans le développement d’antibiotiques, tests diagnostiques, vaccins et autres produits vitaux pour la prévention et le traitement des infections résistantes aux traitements ».
Le rapport O’Neill avance le principe d’une « récompense à l’entrée sur le marché », d’un montant de 1 à 1,5 milliard de dollars, pour les entreprises qui mettraient au point avec succès de nouveaux antibiotiques et s’engageraient à respecter des conditions strictes de commercialisation. Ce bonus pourrait, entre autres options, être alimenté par un mécanisme pay or play, où les industriels qui ne développent pas de nouvelles molécules antibactériennes financeraient la récompense de ceux qui s’y sont engagés.
Simultanément, une autre initiative a été prise, le 24 mai, lors de l’Assemblée mondiale de la santé à Genève : la Drugs for Neglected Diseases initiative (DNDi) – organisation de recherche indépendante à but non lucratif luttant contre les maladies tropicales – et l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ont conjointement lancé le partenariat « Global Antibiotic Research and Development » (GARD, Partenariat global pour le développement des antibiotiques). GARD doit s’attaquer à la résistance aux antibiotiques, « une menace majeure pour la santé publique ».
Evoquant les conséquences d’une absence d’investissements dans ce domaine, le docteur Marie-Paule Kieny, sous-directeur général à l’OMS, a affirmé : « Sans cela, nous pourrions perdre la pierre angulaire de la médecine moderne, et les infections et blessures légères qui étaient traitables pourraient tuer à nouveau. Mais nous devons également changer la manière dont nous utilisons les nouveaux antibiotiques pour ralentir la constitution de résistances. » GARD s’assurera également de ce que « tout nouveau produit provenant de cette initiative soit abordable pour tous ».
« Nous pourrons considérer que nos efforts auront été couronnés de succès si, dans 5 à 7 ans, notre portefeuille de trois ou quatre projets débouche sur un produit, estime pour sa part le docteur Bernard Pécoul, directeur exécutif de la DNDi. Nous allons travailler à partir d’antibiotiques abandonnés, en améliorant les formulations, mais aussi sur des combinaisons d’antibiotiques ou l’association d’un antibiotique et d’une molécule qui amplifie son action. »
Lors du lancement de l’initiative GARD, la DNDi a annoncé avoir obtenu des engagements gouvernementaux de la part des ministères en charge de la santé en Allemagne et aux Pays-Bas, du Conseil de la recherche médicale d’Afrique du Sud et du Département britannique du développement international. Médecins sans frontières appuie également l’initiative. L’ensemble de ces soutiens se traduit par un total de 2 millions d’euros pour les deux années de phase d’incubation.
Fidèle à son orientation de partir des besoins des patients, la DNDi va travailler avec l’OMS sur une liste des maladies infectieuses prioritaires, entre autres le sepsis néonatal (réponse inflammatoire généralisée à une infection grave, elle tue 6 millions de nouveau-nés par an dans le monde), la gonorrhée… « Nous n’allons pas aller sur les pistes où les Instituts nationaux de la santé américains (NIH) ou d’autres acteurs comme l’Union européenne sont déjà présents – les résistances aux antibiotiques dans les services de soins intensifs –, mais développer une complémentarité », plaide Bernard Pécoul.
« Les industriels de la pharmacie ont créé des projets, puis ont demandé à l’Union européenne de lancer un appel d’offres sur l’objectif qu’ils ont prédéfini. Nous voulons procéder à l’inverse. Surtout, insiste Bernard Pécoul, il est nécessaire de réinventer la recherche publique et privée pour trouver une nouvelle famille d’antibiotiques et ne pas réitérer ce qui s’est passé avec les quinolones, une famille originale très efficace, dont l’utilisation trop abondante a rapidement engendré des résistances. »
Des moyens conséquents
Quelles que soient les modalités, la bataille contre les résistances aux antimicrobiens et aux antibiotiques en particulier ne pourra pas être gagnée sans le déploiement de moyens conséquents. A l’image des NIH des Etats-Unis, qui ont annoncé en janvier 2016 qu’ils accordaient 5 millions de dollars de financement à 24 projets de recherche destinés à développer des traitements non traditionnels pour les infections bactériennes. Une décision qui s’inscrit dans le Plan d’action national pour combattre les bactéries résistantes aux antibiotiques adopté par la Maison Blanche.
Mais le changement des comportements tant des professionnels de santé que des patients n’est pas moins impératif. « En France, 158 000 personnes contractent chaque année une infection à bactérie multirésistante et 12 500 en décèdent », rappelait le professeur Jean Carlet, dans un bilan sur la consommation d’antibiotiques paru en novembre 2015. Tout le monde se souvient de la campagne lancée en 2002 par l’Assurance-maladie autour du slogan « Les antibiotiques, c’est pas automatique », avec pour objectif une diminution de 25 % de leur usage.
Si la mémorisation a été excellente, il n’en demeure pas moins que la France reste l’un des des plus gros consommateurs d’antibiotiques en Europe : « Elle consomme 30 % de plus que la moyenne européenne, 3 fois plus que les pays les plus vertueux, qui nous sont à bien des égards comparables. Cette surconsommation entraîne une dépense injustifiée de 71 millions d’euros par rapport à la moyenne européenne, et de 441 millions par rapport aux pays les plus vertueux », poursuivait le professeur Carlet.
Il rappelait que, si le niveau d’antibiorésistance n’est pas aussi élevé que ce qu’il devrait être en conséquence, cela n’est dû qu’à de « très bonnes mesures d’hygiène à l’hôpital et à la mise en place de mesures d’isolement drastiques lors de toute infection ou colonisation avec des bactéries multirésistantes (BMR) ». Un rempart indispensable, mais trop précaire pour suffire à éloigner la menace.
Un phénomène naturel amplifié
« La résistance aux antibiotiques constitue aujourd’hui l’une des plus graves menaces pesant sur la santé mondiale. Elle peut frapper n’importe qui, à n’importe quel âge, dans n’importe quel pays. L’antibiorésistance est un phénomène naturel, mais qui est accéléré par le mauvais usage des antibiotiques chez l’homme et l’animal. » C’est en ces termes que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) décrit les faits essentiels sur la résistance aux antibiotiques. Ce terme s’applique à des bactéries chez lesquelles une mutation d’un gène a engendré la capacité de ne pas être détruites par les antibiotiques. Au départ, il s’agit d’un mécanisme de sélection naturelle qui est amplifié par une antibiothérapie mal prescrite (inutile ou inappropriée) ou mal suivie (traitements arrêtés de manière intempestive). Plus large, le terme de « résistance aux antimicrobiens » englobe également des infections dues à des virus (VIH, par exemple), à des parasites (paludisme) ou à des champignons (candidoses).