person:michael witzel

  • Il était une fois les #mythes : dans les rêves de Cro-Magnon
    http://www.lemonde.fr/culture/article/2014/03/13/il-etait-une-fois-les-mythes_4382701_3246.html

    The Origins of the World’s Mythologies, « Les origines des mythologies du monde » (Oxford University Press), a paru en janvier 2013, et, hors de petits cercles de spécialistes, il est passé remarquablement inaperçu. Le projet et la théorie de Michael Witzel, professeur de sanskrit à Harvard (Massachusetts), sont pourtant d’une extraordinaire portée.

    Qu’on en juge : l’éminent linguiste dit avoir retrouvé rien de moins que les bribes de nos premières histoires, celles qui peuplaient l’imaginaire des quelques centaines d’Homo sapiens qui venaient de quitter l’Afrique de l’Est, voici 65 000 à 40 000 ans, avant de se répandre à la surface de la Terre.

    De ces légendes primordiales, ou plus exactement de ces représentations de l’homme et de l’Univers, dit Michael Witzel, il reste encore les échos dans les grandes mythologies du monde. La thèse est ambitieuse et fascinante : une part de nos réflexes mentaux, la manière dont nous nous représentons l’Univers, nous viendrait de cette époque où Homo sapiens ornait les parois de Lascaux ou d’Altamira, et avait pour seuls instruments des outils taillés dans l’os, le bois ou le silex…

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    « La mythologie comparée, précise celui-ci dans un entretien accordé au Monde lors d’un passage à Paris, a produit énormément de travaux depuis le XIXe siècle, mais ce qui n’avait pas été fait, c’est de comparer l’ensemble des grandes mythologies dans une perspective historique. J’ai pris, pour les comparer, la théogonie grecque d’Hésiode, l’Edda islandais, le Popol-Vuh maya, mais aussi les mythologies de l’Egypte antique, de la Mésopotamie, du Japon ou encore de l’Inde. Et une fois que l’on fait cela, on réalise à quel point ces mythologies se ressemblent, à quel point elles partagent une story line commune, un enchaînement d’une quinzaine d’éléments qui se retrouvent à peu près toujours dans le même ordre, depuis la création de l’Univers. »

    Cette structure narrative commune, Michael Witzel l’a baptisée « laurasienne ». Le mot dérive d’un terme géologique, Laurasie : le nom du supercontinent qui regroupait l’Eurasie et l’Amérique il y a quelque 200 millions d’années.

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    La thèse, assez vertigineuse, est donc celle d’une origine commune des mythes de création de l’ensemble du domaine laurasien, remontant au paléolithique supérieur. A en croire Michael Witzel, ceux que l’on imagine volontiers grognant au fond de leur grotte en taillant des silex développaient surtout des histoires raffinées et complexes, liées dans une trame si bien ficelée qu’elle a perduré partout, malgré toutes les innovations sociales ou techniques des millénaires suivants.

    Partout ? Pas tout à fait. Si tel était le cas, on pourrait croire, comme le psychiatre et psychanalyste Carl Jung (1875-1961) l’a proposé le premier, à une émergence spontanée des mêmes motifs, des mêmes thèmes. Selon Jung, les ressemblances frappantes entre mythologies s’expliqueraient par la structure même de la psyché humaine. Des histoires identiques pourraient indépendamment apparaître, ex nihilo, un peu partout à la surface de la Terre. Si elle se vérifiait, cette théorie, dite des archétypes, rendrait inutile et parfaitement vaine la recherche, dans une perspective historique, d’origines mythologiques communes. Et les quelque 700 pages des « Origines des mythologies du monde » n’auraient été que jeu de l’esprit.

    En bon scientifique, Michael Witzel a donc cherché à tester sa théorie laurasienne sur des populations issues d’une autre vague migratoire. Il faut, là encore, s’appuyer sur les sciences expérimentales, et en particulier la génétique. Celle-ci pose que l’une des premières populations d’Homo sapiens à s’être répandues hors d’Afrique a quitté le continent noir voici 65 000 ans environ et qu’elle n’est pas partie vers le nord, vers l’Europe. Arrivée au carrefour proche-oriental, elle a mis le cap à l’est et a suivi les rivages de la mer d’Oman et du golfe du Bengale, traversant ensuite les îles de la Sonde pour poursuivre et coloniser durablement l’Australie, la Tasmanie et une partie de la Mélanésie.

    Michael Witzel a colligé un grand nombre de mythes de ces régions et a constaté que les principaux éléments de la structure laurasienne en étaient absents. De même qu’ils sont absents des traditions orales d’une grande part de l’Afrique subsaharienne. Le linguiste américain a donné un autre nom (lui aussi dérivé de la géologie) à cette autre grande aire mythologique : le Gondwana. « Dans le Gondwana, au contraire de l’un des traits caractéristiques du monde laurasien, il n’y a pas de création de l’Univers, dit-il. Les mythologies du Gondwana s’intéressent essentiellement à la manière dont les hommes évoluent. Il y a des variations : les hommes peuvent être façonnés à partir d’argile ou de bois, on rencontre également des animaux qui se transforment pour devenir des hommes… Mais toujours l’Univers est déjà là. » Autre grande vague migratoire, autres mythes : l’argument pèse lourdement en faveur de la théorie witzélienne d’un enracinement très ancien des mythologies actuelles.

    Ainsi se dessinent deux grands ensembles mythologiques. Deux mondes aux conceptions radicalement différentes. Une vision laurasienne, conçue par un petit groupe de quelques centaines ou quelques milliers d’Homo sapiens partis coloniser l’Europe il y a 40 000 ans pour se répandre ensuite autour du globe ; une vision gondwanienne, plus ancienne, retrouvée dans la mythologie des populations qui ont quitté 25 000 ans plus tôt l’Afrique – ou qui ne l’ont pas quittée. D’un côté, une vision dans laquelle l’Univers est soumis au même destin que les hommes, à la nécessité de naître sous les auspices d’un couple puis de subir la tragédie du temps qui s’écoule et qui le précipite vers sa destruction ; de l’autre, une vision dans laquelle l’Univers est plat et immanent, imperméable à la marche du temps, et existe de toute éternité sous la houlette d’un haut dieu.

    Michael Witzel ne se risque cependant pas à proposer une story line caractéristique des mythologies du Gondwana. Celles-ci sont trop disparates, mal documentées car rarement écrites, leur pérennité étant tributaire du travail des rares ethnologues de terrain qui les recueillent.

    Mais à côté des différences – majeures – entre Laurasie et Gondwana, il y a aussi des traits communs. Comme, par exemple, la présence du dieu ou de l’esprit « décepteur » qui apporte aux hommes la culture. Ou, plus fascinant encore, l’omniprésence du déluge ou de l’inondation. Qu’ils soient issus de Laurasie ou du Gondwana, la presque totalité des mythes de création contiennent cet épisode de punition des hommes, coupables d’hubris aux yeux d’une ou de plusieurs divinités… Le motif d’un déluge tuant la plupart des hommes à l’exception de quelques-uns, survivant au sommet d’une montagne ou réchappant au désastre grâce à la construction d’une embarcation, est ainsi présent chez les peuples aborigènes d’Australie. Quantité de variations autour de ce thème se retrouvent dans les traditions orales de l’ensemble du Gondwana.

    Pour Michael Witzel, ces éléments communs sont peut-être des mythes « pangéens », c’est-à-dire forgés de très longue date, bien avant les premières migrations hors d’Afrique de notre espèce (dont les premiers fossiles sont datés de 200 000 ans environ). Des histoires vieilles de 100 000 ans ou plus et dont chacun, au XXIe siècle, a en tête les grandes lignes…

    Bien sûr, la construction de Michael Witzel n’est qu’une théorie. Certains de ses pairs lui opposent déjà des contre-exemples, des exceptions. D’autres vont plus loin. Un anthropologue de l’université de Californie du Sud lui fait même un procès en racisme, l’accusant de chercher à segmenter l’humanité en deux groupes. Personnalité d’une grande modestie, Michael Witzel présente surtout son travail comme une œuvre programmatique qu’il livre à la communauté scientifique. Sans faire mystère des objections qui ne manqueront pas d’être soulevées, le linguiste Frederick Smith conclut que « l’approche interdisciplinaire [de Witzel] a non seulement un avenir prometteur, mais elle parvient aussi à ce que l’on puisse enfin parler d’une science de la #mythologie ».