De l’expression « judéo-chrétien »
Revenant sous toutes les plumes, au détour de chaque phrase, l’expression « judéo-chrétien » ne suscite aucune question, tant la juxtaposition de ces deux adjectifs paraît relever de l’évidence. Il n’en a pourtant pas toujours été ainsi, et la fortune de ce terme est plus suspecte que son actuelle banalité tendrait à le faire croire.
Certes, ses occurrences savantes remontent loin dans le temps, et il doit, entre autres, son existence à l’antériorité historique du judaïsme et du christianisme sur l’islam, dernier-né de la révélation monothéiste. Sans prétendre entrer dans un débat théologique ou historique, on gardera également à l’esprit que l’Europe est « fille de la Bible et de la Grèce », pour reprendre la définition qu’en donne le philosophe Emmanuel Levinas. Mais le passage de l’expression dans le langage courant, où elle se signale depuis une vingtaine d’années par son omniprésence, a pris un tout autre sens, si on veut bien examiner l’usage politique qui en est fait.
Tout, dans la civilisation occidentale, est désormais judéo-chrétien, si bien qu’elle se résume à peu près totalement dans cette double matrice dont les deux composantes semblent être siamoises. Ses valeurs, ses fondements, sa culture en découlent entièrement. Les hommes politiques s’en réclament pour justifier leurs actions. Un candidat à l’élection présidentielle américaine de 2000 [3] assurait ainsi qu’« être la seule superpuissance donne aux États-Unis des responsabilités, en particulier celles d’intervenir à l’extérieur pour protéger les valeurs judéo-chrétiennes ».
Le monde est partagé entre les « cultures judéo-chrétiennes » et les autres. En France, on consacre en 1998 un colloque à « L’intégration politique des Français musulmans et leur place dans l’espace judéo-chrétien ».
Écrit-on sur l’économie ? On y fait référence. Sur la culture ? La référence devient obligée. Et, toujours, ce double adjectif renvoie exclusivement à l’aire occidentale. La littérature actuelle ne repère, en effet, nulle trace de « judéo-christianisme » hors des frontières que l’Occident s’est données. Ce succès sans équivalent - même le mythe surexploité du « matin grec » n’en a pas connu de tel - ne semble pouvoir s’expliquer que par le triple processus d’ occultation , d’ appropriation et d’ exclusion qu’autorise l’usage systématique de ce terme.
D’occultation d’abord, si l’on veut bien considérer que cet accouplement permet de jeter un voile sur près de deux millénaires de haine antijuive et sur la longue négation par l’église catholique de sa filiation abrahamique. Chacun peut convenir, en effet, qu’une civilisation ne saurait haïr ce qu’elle désigne comme une part d’elle-même. L’instauration puis la sacralisation d’une identité « judéo-chrétienne » ont permis de clore sans autre forme de procès l’ère de l’antijudaïsme chrétien. Les pays de tradition chrétienne peuvent ainsi s’exonérer à bon compte de leur passé, et d’une partie de leur présent.
Mais l’essentiel n’est peut-être pas là. Cette nouvelle identité collective que l’Occident se donne officiellement, après avoir si longtemps répudié le cousinage entre ces deux versions de la révélation abrahamique, permet surtout d’annexer le juif au seul espace occidental et de s’assurer du même coup la propriété exclusive de la part d’universel dont il est crédité.
De fait, l’émergence du judéo-chrétien comme sujet collectif escamote le juif, cette éternelle incarnation de l’autre qu’on fait venir d’un lointain d’ailleurs oriental [4], mais dans lequel il fallait bien reconnaître le premier énonciateur historique de l’universel monothéiste. Finies les questions insolubles de filiation ou d’héritage, l’avènement d’un « judéo-chrétien » indifférencié fait apparaître l’Occident comme l’inventeur unique de l’universel, toutes les racines y étant, par ce procédé, rapatriées. Quand il ne peut être rejeté dans une totale altérité, l’autre est en quelque sorte absorbé, avec l’ensemble de ses propriétés.
Érigé en noyau dur de l’identité occidentale, et d’elle seule, le « judéo-chrétien » fonctionne enfin comme une machine à expulser. L’islam devient en effet, grâce à cette construction, le tiers exclu de la révélation abrahamique, donc de cet universel monothéiste dont on a fait l’annonciateur des droits profanes et de la modernité. Hors quelques cercles oecuméniques à l’audience limitée, il ne viendrait à l’idée d’aucun utilisateur de l’objet courant judéo-chrétien d’y inclure l’islam ou, au moins, d’établir des correspondances avec lui.
Qu’il soit - en termes de pratiques religieuses et d’interdits qui l’accompagnent - plus proche du judaïsme qu’aucun des deux du christianisme, qu’il y ait puisé une part essentielle de son inspiration, que le texte coranique soit truffé de références aux deux révélations qui l’ont précédé n’y font rien.
L’universel judéo-chrétien, dont l’Occident s’est institué le seul propriétaire, renvoie à l’islam à son altérité et lui désigne son territoire, celui de la spécificité. À supposer qu’on la reconnaisse, l’existence d’un triptyque abrahamique est strictement confinée à la sphère religieuse. Elle ne déborde ni dans les champs de la culture, ni dans ceux du politique où l’institution de la césure entre les trois versions de la révélation renforce la frontière entre le Nord, patrie des deux premières, et les Suds, où campe la troisième.
Si cette annexion-exclusion a connu le succès que l’on sait, c’est cependant qu’au-delà de l’Occident l’ensemble des protagonistes concernés par l’affaire se sont emparés de l’objet pour pousser à l’extrême son instrumentalisation. En l’utilisant systématiquement pour les besoins de son argumentaire nationaliste et de sa lutte contre Israël, le monde arabe a largement contribué à en élargir l’usage. Le « complot judéo-chrétien », dont la création de l’État hébreu - corps étranger installé par les armes au coeur du Dar El Islam - est l’illustration la plus scandaleuse, est ainsi devenu un élément central de son discours anti-occidental. De l’Iran au Maroc, toutes les composantes de la nébuleuse islamiste en font depuis des décennies un usage débridé.
Le « judéo-chrétien », voilà l’ennemi dont la redoutable puissance est tout entière consacrée à affaiblir l’Islam, l’ultime prophétie, ayant seule vocation à devenir universelle.
À l’occidentalisation du « judéo-christianisme » a donc correspondu sa diabolisation par un Islam cadenassé dans ses spécificités et refusant de se reconnaître dans un universel avec lequel il pourrait pourtant légitimement revendiquer sa filiation.
Mais l’usage généralisé de l’expression dans le monde arabe n’est pas seulement d’ordre réactif. Par un processus inverse à celui de l’Occident, il s’en est également servi pour expulser de lui-même sa part juive. La désignation du judéo-chrétien comme fait de culture exclusivement occidental a permis d’y ensevelir le judéo-arabe, de censurer l’existence historique du judaïsme oriental et d’en effacer les traces des mémoires collectives.
Chassé de l’universel occidental par la fortune politique d’un terme à l’étonnant destin, le monde arabe s’en sert lui aussi pour occulter et pour exclure.
Le monde juif, quant à lui, paraît à première vue se tenir éloignés de cet objet qu’il est le seul à ne pas sacraliser. Il n’a pas moins aidé à la généralisation de son usage en rompant, lui aussi, avec sa part d’Orient. Ses expressions politiques dominantes ont vu dans la captation du judaïsme par l’Occident à un des moyens d’ancrer leur destin à ce dernier et de renforcer, face à l’ennemi arabe, des solidarités fondées sur un solide euro-centrisme et porteuses des mêmes exclusions. Né d’un nationalisme moderne et d’une idée de l’État-nation dont l’Europe a été l’accoucheuse, fondé et gouverné pendant des décennies par les représentants juifs de l’intelligentsia européenne, l’État d’Israël n’a cessé de se vouloir occidental, s’attachant avec constance à conjurer tout risque d’orientalisation.
Ses élites ont fidèlement intériorisé, pour ce faire, un discours de la suprématie élaborée pour d’autres dominations.
Si les Palestiniens - citoyens de seconde zone d’Israël ou habitants occupés de Cisjordanie - continuent d’en faire les frais, sa population juive venue du monde arabe s’est également vue confiner dans une profonde marginalité intellectuelle et politique et dans un total déni d’existence culturelle. Et ses intellectuels, y compris quand ils se situent dans le camp de la paix, ont le plus grand mal à placer leur pays dans un Orient dont tout l’éloigne, sauf sa position géographique. Le danger qu’il y glisse ne peut être prévenu, estiment-t-il, que par des signes d’appartenance sans équivoque à la planète occidentale. Tous ces signes, quel qu’il soit, sont donc les bienvenus.
[Sophie Bessis , "L’#Occident et les Autres"]
[3] John McCain, cité par Le Monde, 17 février 2000
[4] dans toute la littérature occidentale jusqu’à l’époque contemporaine, le juif et une des incarnations de l’Oriental, dans ses attributs vestimentaires comme dans ses habitudes alimentaires, et le ghetto est le plus souvent décrit comme une épave d’Orient poussée au coeur de la cité européenne. La quasi-totalité des écrits antisémites propose d’ailleurs, quand il n’envisage pas de les exterminer, de renvoyer les Juifs « en Asie », comme le souhaitait Proudhon.
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