• Combattre le terrorisme avec les armes du droit

    Quand François Hollande parle de « guerre », il tient le même discours que George W. Bush après le 11-Septembre. Si l’on veut éteindre leu feu terroriste, il est temps d’apporter une réponse conforme au droit international, estime Marcelo Kohen, professeur de droit international à l’Institut de hautes études internationales et du développement (Genève).

    Extraits

    Il y a presque une quinzaine d’années, six jours après les attentats du 11 septembre, j’ai publié un article d’opinion dans ces mêmes colonnes sous le titre « L’arme de la civilisation, c’est le droit ». Entre-temps, il y a eu les guerres d’Afghanistan, d’Irak, de la Libye, du Mali et d’autres régions d’Afrique. Le conflit israélo-palestinien s’enlise dans sa spirale quotidienne de violence sans que la communauté internationale ne fasse quoi que ce soit pour le régler une fois pour toutes. Depuis lors, non seulement le terrorisme n’a pas été vaincu, mais il s’est développé de façon exponentielle. A Al-Qaïda s’ajoute maintenant les Daech et autres Boko Aram. Le terrorisme contrôle désormais une partie du territoire de deux Etats au Moyen-Orient et des Européens sont embrigadés par centaines, voire par milliers.

    Mon article dans « Le Temps » du 17 septembre 2001 était un plaidoyer pour combattre le terrorisme avec les armes du droit, tant sur le plan interne qu’international. Malheureusement, le droit a été sans cesse laissé de côté. Recours à la force et renversement des régimes sans autorisation du Conseil de sécurité ou détournant cette autorisation ; maintien du camp de détention de Guantánamo, lequel jette l’opprobre sur l’état de droit et les droits humains sans pour autant renforcer d’un pouce la sécurité des Etats-Unis.

    Echanges d’hypocrisies entre Russes, qui ont enlevé un morceau de territoire à l’Ukraine, en Crimée, et Occidentaux, qui avaient auparavant enlevé un morceau de territoire à la Serbie, au Kosovo. Les uns et les autres se rappelant l’existence de certains principes fondamentaux de droit international, tel celui du respect de l’intégrité territoriale, uniquement quand cela les arrange....
    ... Peuples européens se laissant tromper par les chants des sirènes xénophobes qui poussent à combattre le tchador ou la construction de nouveaux -et impossibles- minarets, au lieu de se concentrer sur l’essentiel, accentuant le clivage même que les terroristes appellent de tous leurs vœux.
    L’unilatéralisme militaire ne mène nulle part

    Presqu’une quinzaine d’années après le 11-Septembre, les réflexes ataviques se manifestent à l’identique. François Hollande a tenu, presque mot par mot, le même discours que George W. Bush. Son maître mot a été « la guerre ». Certes, la situation aujourd’hui n’est pas la même qu’en 2001. Il faut se battre aujourd’hui contre un ennemi ayant désormais une assise territoriale. Or, bombarder massivement la vile syrienne faisant office de fief de Daech en raison de l’attentat terroriste n’est pas précisément la démonstration d’une politique raisonnée. Assimiler la lutte contre le terrorisme à la « guerre » est un chemin semé d’embuches. Cette qualification ne rend pas en soi la lutte plus efficace. Le terroriste est un criminel, pas un combattant. L’unilatéralisme militaire ne mène nulle part.

    Les conditions sont réunies depuis un bon moment pour que les grandes puissances utilisent une fois pour toutes les moyens de la sécurité collective décrits par la Charte des Nations unies. Pour ce qui est de la situation en Syrie et en Irak, il semble qu’il ait fallu le 13 novembre pour que certains dirigeants s’aperçoivent qu’il fallait travailler d’entente avec la Russie. ...

    ... Le mot d’ordre devrait, d’abord, être celui d’en finir avec le contrôle territorial de Daech ; ensuite pourra-t-on parler de la nécessaire démocratisation de la Syrie. Cela exige une action concertée au sein du Conseil de sécurité, dans le cadre du Chapitre VII de la Charte, qui vise non seulement l’indispensable volet militaire, mais aussi les volets économique et politique. Car il n’est un secret pour personne que certains Etats de la région favorisent, ou à tout le moins laissent agir, Daech.

    Une situation due aux errements des grandes puissances

    Que personne ne se trompe. La situation actuelle n’est pas le résultat des « imperfections » du droit international ou du prétendu angélisme de ceux et celles qui prônent son respect. L’afflux des réfugiés qui fuient ceux-là même qui commettent les attentats est le résultat des errements des grandes puissances en Irak, en Libye et en Syrie depuis des années. Les moyens de la sécurité collective sont là à la disposition des Etats depuis belle lurette. L’arsenal des instruments internationaux de lutte contre le terrorisme aussi. Que certains gouvernements décident d’agir seuls ou dans une coalition organisée autour du commandement exclusif et incontesté d’une seule puissance est un choix politique dont les conséquences se font durement sentir aujourd’hui.
    ...

    Lorsqu’on laisse de côté le droit pour combattre le terrorisme, c’est parce que le terrorisme a imposé sa vision des choses.

    Certes, tout système juridique est perfectible. Il n’est toutefois pas besoin d’adapter le droit humanitaire aux conditions de la lutte anti-terroriste pour mener celle-ci efficacement. Le terroriste qui se trouve en Europe est un criminel de droit commun qui doit être arrêté, jugé et condamné. Les terroristes qui font partie des forces combattantes en Syrie et en Iraq et qui commettent les pires exactions imaginables contre les populations civiles et les forces armées qui les combattent commettent des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité qui méritent d’être traités comme tels. Les outils sont là. Il ne manque que la volonté politique pour les utiliser.

    http://www.letemps.ch/opinions/2015/11/18/combattre-terrorisme-armes-droit

    Repris ici :
    http://lesactualitesdudroit.20minutes-blogs.fr/archive/2015/11/21/combattre-le-terrorisme-avec-les-armes-du-droit

    #France #attentats #politique-étrangère #Hollande #États-Unis #Bush #occident-qui-tue #refus-du-droit #refus-du-droit-international

  • Je n’ai pas vu référencé ici cet excellent article de Laurent Bonnefoy [Chargé de recherche au CNRS (Ceri/Sciences Po Paris) ; porteur-adjoint du projet du Conseil européen de la recherche (ERC), When Authoritarianism Fails in the Arab World (2013-2017) ; Spécialiste de l’islamisme dans la péninsule Arabique], pourtant présent sur Seenthis.

    Logique de guerre contre logique politique
    Attentats de Paris

    Orient XXI > Magazine > Laurent Bonnefoy > 18 novembre 2015

    Extraits

    Le phénomène « Je suis Charlie » (instrumentalisé en cela par les médias et le monde politique) a largement construit le défi posé à la société française il y a près d’un an en termes d’atteinte à la liberté d’expression, à la laïcité et au droit au blasphème. Dans ce cadre, l’action de Chérif et Saïd Kouachi était présentée comme l’expression d’un grief adressé à l’encontre du « modèle » de société incarné par les humoristes de Charlie Hebdo. L’analyse était toutefois viciée....
    ... Elle se méprenait aussi sur la fonction politique implicite de l’hebdomadaire satirique, dont l’humour à géométrie variable conduit (sans doute au corps défendant de certains de ses caricaturistes) à polariser davantage la société, à stigmatiser les musulmans et à donner à nombre d’entre eux le sentiment qu’ils subissent une inégalité de traitement ou qu’ils ne sont pas protégés autant que d’autres minorités. Face à une telle construction, il n’est pas étonnant de constater que pour le 11 janvier, à l’occasion de la grande manifestation, tout le monde n’était pas « Charlie », en particulier une part importante des populations issues des banlieues périphériques de Paris. Ceux qui ne l’étaient pas rejetaient alors notamment la sanctification de Charlie Hebdo, mais aussi la récupération par Israël et Benyamin Nétanyahou, présent aux côtés de François Hollande lors de la marche, de la nature antisémite de l’attentat.

    Une approche alternative du défi posé par les djihadistes à la France aurait dû s’imposer. Cette quête d’un contre-récit apparaît comme plus que jamais utile bien que pas toujours audible dans un espace médiatique et politique largement unanimiste. En janvier 2015 comme aujourd’hui, le véritable défi est bien celui de la réinvention du « vivre ensemble ». Par-delà les échecs patents du modèle républicain et son hypocrisie manifeste dans nombre de territoires, ce que l’OEI et d’autres groupes djihadistes transnationaux mettent en péril en agissant à Paris est justement le projet symbolique des sociétés européennes d’être multiculturelles (reconnaissons simplement que dans leur funeste entreprise, ils ont bien des alliés objectifs en France ou ailleurs, à droite comme à gauche de l’échiquier politique) . Cette conceptualisation alternative de la problématique terroriste en France replace les victimes juives de l’Hyper Cacher au cœur de l’analyse. Elle signale également combien le phénomène islamophobe qui croit indéniablement dans le sillage des attentats perpétrés par les djihadistes marque la victoire de ces derniers. Antisémitisme et islamophobie signalent ainsi une même logique et exigent une identique lutte, loin du « deux poids, deux mesures » qui trop souvent s’affirme. Il serait bon que les médias et les responsables politiques en France soulignent cette dimension avec davantage de force et de conviction afin de briser une mécanique de polarisation identitaire devenue quasiment inexorable.

    Cette reconstruction des termes du défi terroriste ne peut toutefois faire l’économie d’une sérieuse réflexion sur le rôle de la France à l’échelle internationale et sur ses alliances, avec Israël d’une part tant qu’il poursuivra sa politique répressive à l’égard des Palestiniens et sa stratégie de colonisation, mais également avec les monarchies du Golfe avec lesquelles le président François Hollande a établi une relation mercantile malsaine, plus affirmée que jamais. L’engagement militaire saoudien au Yémen depuis mars 2015, soutenu par la diplomatie française, apparaît à cet égard bien problématique dans la mesure où il amène à renforcer les positions djihadistes.
    ...
    Les attentats de Paris et de Saint-Denis apparaissent ainsi comme le fruit du télescopage entre les engagements militaires de la coalition au Proche-Orient contre l’OEI et le quotidien des Parisiens. Il est malheureusement probable que cette funeste rencontre soit de plus en plus fréquente. L’incapacité collective des élites françaises à relier les événements entre eux et à générer un lien de causalité entre des bombes, des balles, des drones et des porte-avions « ici » ou « là-bas » se révèle meurtrière. Les premières réactions du pouvoir emmené par François Hollande et Manuel Valls laissent penser que ce lien continuera à être occulté et que le gouvernement de la France, aux côtés de ceux des États-Unis, du Royaume-Uni et de la Russie, s’entêtera à vivre dans le déni, considérant que davantage de bombes françaises déversées au Moyen-Orient génèrent plus de sécurité en Europe. Il faudra pourtant accepter que c’est exactement l’inverse qui partout se produit.

    Il conviendra aussi de tirer les conséquences de ce télescopage entre les vies européennes et celles des voisins proche-orientaux qui parfois vivent sous la terreur des missiles et ou des drones de la coalition à laquelle participe la France. Certes, la rage de l’OEI et sa volonté de frapper la France ne procèdent pas uniquement des bombardements des « positions djihadistes ». Elles s’appuient sur un antagonisme qui s’est renforcé au fil des années, voire des décennies, et qui est d’une complexité telle qu’il est devenu impossible de dire avec précision qui riposte à qui et à quoi. Tout juste convient-il de rappeler combien, comme l’écrivait le professeur Jean Leca, il n’y a pas d’« immaculée conception » de la violence, mais que celle-ci est le produit d’une relation . L’engagement militaire français, qui semble toujours aller croissant, constitue dès lors une variable fondamentale qui génère une représentation de l’inimitié et alimente, directement ou non, la décision de certains de massacrer ou de se faire exploser dans un bar, un fast-food et une salle de concert.

    Au-delà de ces considérations qui peuvent apparaître comme générales et complexes à mettre en œuvre, le règlement de la question syrienne reste un préalable. Certaines décisions concrètes peuvent être prises, telle la mise en place de zones d’exclusion aériennes pour protéger les civils et permettre de mettre à mal une part de la propagande de l’OEI qui se projette en tant que protecteur des sunnites. Continuer de considérer , comme le fait une part de plus en plus importante des responsables politiques français, que la communauté internationale n’a en Syrie que le choix entre Bachar Al-Assad et l’OEI ne peut être qu’une impasse stratégique, politique, humanitaire et sécuritaire.

    http://orientxxi.info/magazine/logique-de-guerre-contre-logique-politique,1090

    #France #Attentats #Politique-étrangère #EI #Syrie #Arabie #Israël #bombardements #racisme

  • Crise ukrainienne, crise de l’Europe
    http://www.chevenement.fr/Crise-ukrainienne-crise-de-l-Europe_a1616.html

    Il serait tout à fait erroné de présenter la crise ukrainienne comme une « surprise stratégique ».

    Une transition avec l’ère soviétique peu coopérative.
    Déjà en 2006, alors que Georges W. Bush était au milieu de son deuxième mandat, la question de l’entrée dans l’OTAN de l’Ukraine (et de la Géorgie) avait provoqué une mini-crise au sein même de l’Organisation entre l’Allemagne et la France, qui y étaient hostiles, et les Etats-Unis qui, en fin de compte, n’avaient pas trop insisté.

    C’est que l’Ukraine est le « gros morceau » d’un problème plus vaste, celui des ex Républiques soviétiques qui se sont détachées politiquement de la Russie, en décembre 1991, mais dont les liens de tous ordres avec elle demeurent étroits (minorités russes – étroitesse des relations économiques…)

    Le cas des Pays Baltes a été réglé par le retour au statut qui était le leur avant 1939 et leur inclusion dans l’Union européenne et dans l’OTAN. Mais partout ailleurs, une situation nouvelle s’est créée : en Ukraine, en Biélorussie, en Moldavie, dans le Caucase, en Asie centrale, ces pays anciennement soviétiques ont plus ou moins admis le principe de l’économie de marche, privatisé de larges pans de leur appareil productif, au bénéfice de quelques oligarques, eu recours à des élections plus ou moins transparentes pour désigner leurs dirigeants. De tous ces nouveaux pays, l’Ukraine est évidemment celui que la Russie considère comme lui étant le plus proche par l’Histoire (elle a fait partie de l’Empire russe depuis 1657), l’intensité des relations économiques, en particulier dans les régions industrielles de l’Est de l’Ukraine et enfin la culture (proximité linguistique-orthodoxie sauf dans la partie galicienne, catholique uniate, et tournée vers l’Europe Centrale, hier la Pologne, avant-hier l’Autriche-Hongrie).

    La Russie depuis 1991 a vu avec inquiétude l’inclusion des PECOs dans l’Union européenne et surtout l’extension de l’OTAN à l’Est, contrairement aux engagements pris en 1990 au moment de la réunification de l’Allemagne. La persistance à l’Ouest d’un schéma binaire Europe-Russie, alors que l’URSS avait disparu, a peu à peu réveillé en Russie un nationalisme obsidional qui a culminé au moment de la guerre du Kosovo et de son détachement de la Serbie (1999). C’est à ce moment là que le premier Président de la Russie, Boris Eltsine a appelé comme Premier ministre Vladimir Poutine. Celui-ci, élu Président en 2000, en 2004, puis réélu en 2012, après le mandat de D. Medvedev, s’est acquis une certaine popularité dans l’opinion publique russe en rétablissant l’ordre, la croissance économique (+7% par an dans la décennie 2000-2010) et en donnant le sentiment d’interrompre le déclassement stratégique de la Russie (deuxième guerre de Tchétchénie, conflit géorgien (2008), accord New Start avec les Etats-Unis (2010)).

    C’est peu dire que la Russie n’a pas vu d’un bon œil les « révolutions de couleur » soutenues par les Etats-Unis dans les pays qu’elle considère comme faisant partie de son « étranger proche », c’est-à-dire de sa zone d’influence traditionnelle. Les pays de la CEI sont ainsi devenus un enjeu entre l’Union européenne et la Russie avec, en arrière-plan, l’OTAN et les Etats-Unis, peu désireux d’atténuer les tensions.

    La réélection de Vladimir Poutine, en 2012, et l’effacement de M. Medvedev qui incarnait un certain « soft power » russe, mais dont l’image avait été atteinte par le « feu vert » qu’il avait donné, en 2011, à l’intervention de l’OTAN en Libye, ont ressuscité les tensions (affaire Magnitski - tentation russe d’idéologiser l’opposition entre un Occident hyperindividualiste et décadent et une Russie restée fidèle aux valeurs traditionnelles, à quoi répond un retour de russophobie dans les pays occidentaux).

    Ces remugles de guerre froide correspondent-ils à quelque chose de profond ?
    Pour ma part, j’en doute. En effet, les bases matérielles et idéologiques qui opposaient deux systèmes économiques et politiques et deux visions du monde incompatibles n’existent plus. L’URSS a disparu, ce dont nos médias en général tardent à s’aviser. La Russie est certes un vaste pays, grand comme trente quatre fois la France, mais son étendue même et la rigueur de son climat sont source d’innombrables difficultés. La démographie russe est stagnante. Avec 140 millions d’habitants, la Russie d’aujourd’hui est deux fois moins peuplée que l’URSS il y a vingt-deux ans. Sa population est au niveau de celle l’Empire tsariste en 1914. Le peuple russe est un grand peuple européen. 20% de sa population est de tradition musulmane (Tatars, Bachkirs de la Volga, Caucase du Nord, Sibérie méridionale) ou allogène (Sibérie du Nord, extrême Orient russe).

    Entre l’Europe et l’Asie la Fédération de Russie (plus de 80 « sujets » c’est-à-dire entités constitutives) est un gigantesque « Etat-tampon » entre l’Europe et l’Asie ; elle est à cet égard indispensable et incontournable, comme elle l’est également par sa qualité de membre permanent du Conseil de Sécurité de l’ONU, par sa puissance nucléaire, par ses richesses énergétiques et par l’attrait de sa culture.

    Economiquement, le PNB russe se situe au 8ème rang mondial. La Russie réalise près de la moitié de son commerce extérieur avec l’Union européenne principalement l’Allemagne (total des échanges de 74 Milliards d’euros), l’Italie (30 milliards) et la France (23 milliards).

    Raisonnons en cinétique : dans quelques années (vers 2020), le PNB chinois aura rattrapé celui des Etats-Unis. Les capacités financières et budgétaires de la Chine vont égaler voire dépasser celles des Etats-Unis dans la prochaine décennie. Dans un XXIe siècle que structurera toujours plus la bipolarité sino-américaine, la place de l’Europe va continuer à rétrécir à tous points de vue, démographique (Europe : 20 % de la population mondiale en 1900, 7 % aujourd’hui, 4 % en 2050), mais aussi économique et budgétaire.

    Dans de nombreux domaines, l’Union européenne ne pèsera plus assez lourd en 2050 pour exister face à la concurrence des Etats-Unis, de la Chine, voire d’autres pays émergents, à supposer qu’elle le veuille. Or, quelles que soient les tentations « eurasiatiques » de la Russie, il faut se persuader que celle-ci est d’abord « d’Europe ». Sa culture est européenne. Les aspirations de son peuple la tournent vers l’Europe, à commencer par celles des classes moyennes nombreuses qui s’y développent rapidement et offrent un marché aux produits européens. Cela ne l’empêche pas de chercher des débouchés en Asie pour son gaz, mais c’est une autre affaire… Si nous raisonnons toujours en cinétique, nous serons amenés à constater que l’Europe occidentale et la Russie, si elles ne coopèrent pas dans l’avenir, seront amenées à « sortir du jeu » dans un monde dont le centre de gravité se sera définitivement fixé au milieu de ce siècle dans le Pacifique.

    On comprend que les néoconservateurs américains ne voient pas d’un bon œil le resserrement de la coopération entre les deux parties de l’Europe. Pourtant d’anciens secrétaires d’Etat comme MM. Kissinger ou Breszinski à la vue moins myope en viennent à admettre ce qu’ils appellent « une finlandisation » de l’Ukraine (terme qui évoque quand même la guerre froide). Sans doute dans leur esprit le « problème russe » n’a-t-il pas la même ampleur que le « problème chinois ».

    La crise ukrainienne : distorsions et erreurs
    Ce détour par la Russie permet de relativiser l’ampleur de la crise ukrainienne de 2014. Celle-ci traduit l’incapacité à penser ce que Georges Nivat appelle « la troisième Europe », après la première et la seconde, celles d’avant et d’après la chute du mur de Berlin. L’implosion de l’URSS a créé un « espace post-soviétique » voué pour l’essentiel après 1991 aux « thérapies de choc » libérales. Les Etats-Unis, à l’époque des Présidents Bill Clinton et George W. Bush ont encouragé les « révolutions de couleur ». Si la Russie, humiliée, a voulu reprendre la main dans son « étranger proche », on ne peut pas dire que l’Union européenne ait fait preuve de beaucoup de perspicacité dans le traitement du problème « post-soviétique ».

    La principale erreur a été de vouloir traiter séparément le partenariat stratégique avec la Russie et le partenariat oriental avec les autres membres de la CEI. Le partenariat stratégique avec la Russie se trouvait en 2012 dans l’impasse (libéralisation non achevée des visas – « troisième paquet énergétique » en panne, etc.) quand les premiers accords d’association avec l’Ukraine, la Moldavie, l’Arménie, etc. commencèrent à être finalisés.

    Certes la politique de l’Union européenne porte la marque d’impulsions contradictoires, provenant les unes des pays voisins (Pologne et pays baltes), les autres de l’Allemagne, de l’Italie et de la France, les pays anglo-saxons cultivant, à l’enseigne des « Droits de l’Homme », une idéologie non exempte d’une certaine russophobie. L’exportation des standards de la démocratie occidentale et d’une économie de marché concurrentielle ne pouvait que se heurter à la réalité des économies et des régimes post-soviétiques. La Russie elle-même s’efforçait de promouvoir une zone de libre-échange eurasiatique dont l’Ukraine était le gros morceau. Ces deux projets de « libéralisation » auraient pu confluer sur le papier. Dans la réalité, il n’en a rien été. Le bras de fer engagé avant le sommet de Vilnius (28 novembre 2013) entre le projet d’accord d’association porté par l’Union européenne et l’accord financier et gazier russo-ukrainien, a tourné à l’avantage de la Russie, le Président ukrainien Yanoukovitch ayant fait monter les enchères pour céder aux offres, plus alléchantes, il est vrai, de la Russie (15 milliards de prêts et forte réduction des prix du gaz russe). C’était sans compter sur les « tropismes européens » de l’Ukraine, pays composite et fragile, et le soulèvement de Maïdan, encouragé par maints dirigeants européens et américains. La destitution et la fuite du Président Yakounovitch aboutissaient à la formation d’un nouveau gouvernement ukrainien dont la Russie conteste la légitimité.

    L’annexion de la Crimée a été la réplique apportée par la Russie à ce processus évidemment inconstitutionnel. Cette réplique viole évidemment la convention de Budapest de 1994 enlevant à l’Ukraine ses armes nucléaires mais garantissant en retour ses frontières de l’époque. Il est vrai que celles-ci étaient récentes, le décret rattachant une Crimée, historiquement russe, à l’Ukraine résultant d’un caprice de Khrouchtchev, lui-même ukrainien et désireux de commémorer, à sa façon, le trois-centième anniversaire du rattachement de l’Ukraine à la Russie. Ce transfert, à l’époque soviétique, ne changeait rien à la réalité du pouvoir. Il ne donna lieu à aucun référendum qui eût permis de connaître l’avis des Criméens.

    Le viol de la légalité internationale était cependant caractérisé. Il n’est guère douteux non plus que les « forces locales d’autodéfense » qui ont pris le pouvoir en Crimée, devaient être fortement noyautées par des forces spéciales russes … La Russie allègue le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes reconnu par l’ONU. Mais la Charte des Nations Unies reconnaît d’abord le principe de la souveraineté et de l’intégrité territoriale des Etats. Dans l’idéal, une négociation aurait pu permettre de concilier ces deux principes. Dans les faits, il n’en a rien été. La Russie a opéré une simple « prise de gage », Peut-être craignait-elle la remise en cause par le nouveau gouvernement ukrainien du contrat de concession du port de Sébastopol à la Russie jusqu’en 2042.

    Si les dirigeants européens voulaient bien, de leur côté, procéder à cet « examen de conscience » auquel les bons pères forment les élèves qui leur sont confiés, ils devraient reconnaître que le comportement de maints de leurs dirigeants a frôlé l’ingérence. Rien non plus n’autorisait le Commissaire Olli Rehn à affirmer que le but de l’accord d’association était l’adhésion pure et simple de l’Ukraine à l’Union européenne. Le Conseil européen n’avait rien décidé de tel. Quant aux déclarations faites en pleine crise par le Secrétaire général de l’OTAN, M. Rasmussen, elles n’étaient pas adroites. Si corrompu qu’il soit, le Président Yanoukovitch n’en était pas moins un Président élu. A un processus évidemment inconstitutionnel mais largement interne à l’Ukraine, la Russie quant à elle a apporté une réponse qui viole le droit international et dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’a pas péché par excès de subtilité. Il n’est cependant guère douteux que si la population criméenne devait être à nouveau consultée, sous l’égide des Nations Unies, elle confirmerait son choix en faveur de la Russie.

    Depuis l’échange téléphonique Poutine-Obama suivi de la rencontre entre les deux ministres des Affaires étrangères des Etats-Unis et de la Russie, fin mars 2014, il semble bien, au moment où j’écris (9 avril 2014), que la Russie n’ait pas l’intention de pousser en Ukraine l’avantage qu’elle a sur le terrain même si la situation dans les villes de l’Est ukrainien peut évidemment déraper. Au plan économique, la Russie aurait beaucoup à y perdre mais les pertes, pour l’Allemagne, l’Italie, la France et d’autres ne seraient pas nulles.

    Comment rendre possible la troisième Europe ?
    Le moment est donc venu, dans l’intérêt de l’Europe tout entière, d’engager une désescalade et de ne pas céder aux sirènes des partisans d’une nouvelle « guerre froide ». Celle-ci serait contraire à l’intérêt de la France et de l’Europe tout entière. Les conditions dans lesquelles se dérouleront les élections prévues le 25 mai en Ukraine devraient permettre d’amorcer le retour à la légitimité démocratique. Leur liberté et leur transparence doivent être assurées. Ce sont ces garanties qu’il faut réunir.

    La fédéralisation à tout le moins ou une décentralisation poussée de l’Ukraine ne doit pas être un tabou. La seule vraie question est celle des compétences de l’Etat ukrainien et donc aussi celles des régions. La création, à brève échéance, d’une Commission impliquant les régions et visant à préparer cette transformation de l’organisation interne de l’Ukraine permettrait de détendre l’atmosphère. La garantie internationale de la neutralité de l’Ukraine entre les pays de l’OTAN et la Russie serait de bon sens. La Russie n’a ni les moyens ni la volonté d’une guerre avec l’OTAN et celle-ci n’a pas vocation à s’étendre plus à l’Est. A plus long terme, la libéralisation des échanges doit se faire progressivement de Brest à Vladivostok. Ce processus, inscrit dans les traités, doit se réaliser par étapes. La Russie fait aujourd’hui partie de l’OMC. Il n’y a aucune bonne raison de traiter séparément l’Ukraine et la Russie. L’intérêt bien compris de l’Europe n’est pas, encore une fois, de ranimer les brandons de la guerre froide.

    La crise ukrainienne de 2014 illustre surtout l’incapacité de penser le problème européen dans son ensemble, à l’échelle de la grande Europe, jadis évoquée par le général de Gaulle, celui d’une Europe vraiment européenne, qui ne recréerait pas en son sein la frontière qui séparait jadis l’Empire byzantin de l’Empire romain d’Occident. Dans l’immédiat, l’Union européenne et la Russie feraient bien de se concerter, sous l’égide du FMI, pour stabiliser l’Ukraine dont l’économie est au bord de la banqueroute. La guerre du gaz évoquée par les médias n’a pas de sens. Le gaz ne coulera pas d’Ouest en Est, pas plus que l’eau des fleuves ne remonte à sa source. Mais on peut attendre que dans l’intérêt européen commun, la Russie accorde un rabais sur le prix du gaz qu’elle vend à l’Ukraine. En ce sens, la crise ukrainienne de 2014 est bien une « crise européenne », celle de la « troisième Europe » qu’il nous faut aujourd’hui surmonter si nous voulons qu’à l’avenir notre continent cesse d’être un objet et redevienne un sujet des relations internationales.

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    Le site internet de la Revue Défense Nationale

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  • De la puissance militaire : Aron revisité | ceriscope
    http://ceriscope.sciences-po.fr/puissance/content/part1/de-la-puissance-militaire-aron-revisite?page=show

    En 1962, Raymond Aron publiait la première version de ce qui deviendra l’une des références francophones dans le domaine des Relations internationales : Paix et guerre entre les nations. L’année 2012 fut l’occasion de revisiter cette œuvre tant du point de vue de sa qualification théorique (Aron est-il un théoricien réaliste ?) que de sa postérité scientifique (que reste-t-il aujourd’hui de cette approche ?).

    Dans le prolongement de ces réflexions, cet article propose une analyse du concept de puissance tel qu’élaboré par Aron. Ce concept est en effet au cœur de son projet sociologique appliqué aux relations internationales. L’un des objectifs qui anime Aron est de corriger les errements dont font preuve les réalistes américains de l’époque. Si plusieurs arguments avancés demeurent pertinents de nos jours, les choix et les occultations sous-jacentes à la démarche aronienne sont sujets à discussion.
    Affinité n’est pas identité : le débat entre Aron et Morgenthau sur le concept de puissance

    Dans la plupart des manuels de Relations internationales, Aron est considéré de manière systématique comme un théoricien réaliste. D’autres références, comme l’article « Political Realism in International Relations » de la Stanford Encylopedia of Philosophy qualifient Aron de réaliste classique aux côtés de John H. Herz (1951), Hans Morgenthau (1948) et George Kennan (1951). Une tendance contemporaine défend également l’idée selon laquelle Aron serait un réaliste, qu’il soit constitutionnaliste (Michael Doyle 1997) ou bien néoclassique (Dario Battistella 2012). De telles tentatives n’emportent pas la conviction. Non seulement la pensée d’Aron échappe à toutes les familles de pensée, lui-même étant particulièrement vigilant et trop soucieux d’hygiène intellectuelle pour résumer sa démarche à une chapelle (ce qui entraîne la dénonciation de tous les « –ismes », que ce soit des idéologies politiques ou bien des taxinomies scientifiques). Mais plus fondamentalement, Aron est bien trop attaché à rendre compte de la réalité internationale pour vouloir réduire celle-ci à une seule propriété. Pour reprendre l’expression de Pierre Hassner (2007), il semble bien « trop réaliste » pour être un réaliste ! Il est en effet fort sceptique à l’égard des volontés académiques de définir a priori le champ des relations internationales. Or, le débat qu’il engage avec Morgenthau sur le concept de puissance est une clef de voûte dans son argumentation. Elle lui permet de clarifier sa propre posture par contraste, pour ne pas dire opposition à l’auteur de Politics among Nations.

    La critique d’Aron est double. Morgenthau pêche par confusion et par prétention. Tout d’abord, il ne procède pas à une distinction pourtant majeure entre la puissance comme but et la puissance comme moyen de la politique étrangère. D’une part, ces deux perspectives renvoient à deux objets de recherche différents (finalités recherchées versus forces disponibles). D’autre part, l’étude de ces deux objets ne permet pas une comparaison systématique des résultats. Pour Aron, les moyens ne sont pas tous mesurables du seul fait qu’ils ne peuvent se restreindre à un décompte des capacités matérielles (militaires, économiques) puisqu’ils doivent également comprendre des facteurs tels que la cohésion nationale ou l’influence culturelle, à titre d’exemple. Quant aux buts, ils ne sont pas constants car les dirigeants ont la liberté de définir des objectifs politiques variables en fonction des circonstances historiques.

    Ensuite, Morgenthau est guidé par la prétention de hisser la recherche de l’équilibre des puissances au titre de mécanique universelle. Si Aron reconnaît que cette pratique correspond bien à une période européenne à partir de la modernité, il refuse de la transférer à d’autres aires culturelles ou de lui conférer un caractère immuable. Une modalité historique et singulière d’organisation des relations internationales ne saurait avoir les caractéristiques d’une donnée permanente.

    Confusion et prétention aboutissent à une illusion : celle de vouloir bâtir une théorie générale sur la base d’un concept aussi fragile que celui de puissance. Ne saisir la réalité internationale qu’à l’aune ce celle-ci relève plus de la chimère inquiétante que de la parcimonie bienvenue. Ce scepticisme repose sur l’épistémologie aronienne inspirée à la fois de Weber (contre les excès positivistes) et de Kant (pour une approche critique des concepts). Il s’appuie également sur le rejet du modèle économique dans l’étude des relations internationales. La maximisation de la puissance ne constitue pas l’équivalent de la maximisation du profit dans la théorie pure de Walras. L’acteur politique n’est pas l’analogue du sujet économique capable de mener des conduites logiques ayant l’utilité comme objet.

    En d’autres termes, une affinité ontologique se manifeste entre Morgenthau et Aron. Tous les deux considèrent que les acteurs centraux sont des entités politiques qui admettent la violence comme une des formes normales de leurs relations. Ce que résume Aron par la « légitimité ou la légalité du recours à la force » pour caractériser le champ international. Mais il n’y a pas identité dans le sens où Aron conteste l’idée d’une théorie générale, qu’elle soit d’obédience réaliste ou autre. Cette position résulte d’une sévère critique à l’encontre de l’idée selon laquelle le concept de puissance puisse offrir le pilier d’une théorie des relations internationales ayant le même statut que la théorie économique. Cette précision épistémologique effectuée, comment Aron appréhende-t-il les phénomènes de puissance ?

    Tout d’abord, Aron identifie une loi tendancielle à la diminution de la rentabilité des conquêtes. Si les guerres entre Etats n’ont pas totalement disparues, elles sont l’objet d’une régulation. Quand bien même les statistiques à disposition aujourd’hui reposent sur des méthodologies distinctes (du Stockholm International Peace Research Institute aux rapports sur la Sécurité humaine des Nations unies, à titre d’illustration), elles prouvent que les affrontements entre grandes puissances se sont atténués sur le temps long. Et ce, en dépit d’une évolution des modalités de projection des forces sous l’effet de la professionnalisation des armées ou de la logique du New Public Management incitant les Etats à recourir à des sociétés militaires privées. Cette loi tendancielle ne doit toutefois pas aveugler. Aron n’en déduit pas une disparition du phénomène guerrier. Ainsi, il exprime ses réticences à l’égard d’une « paix par la peur » issue du facteur nucléaire. L’école optimiste dont Gallois (1960) est l’un des éminents représentants considère que la guerre thermonucléaire est impossible. Beaucoup plus sceptique, Aron souligne que l’équilibre de la terreur n’est pas stable a priori. De plus, la dissuasion peut elle-même favoriser des guerres limitées. Ce pessimisme entraîne la défense d’options stratégiques comme la riposte graduée ou bien la détente, lesquelles s’inscrivent dans une volonté toute clausewitzienne à la fois de contrôle politique et d’enrayage de la montée aux extrêmes. Le lecteur pourra considérer que ces passages sur la puissance nucléaire ont vieilli. D’ailleurs, Aron reconnaissait lui-même que la partie « Histoire » de Paix et guerre entre les nations où la stratégie nucléaire est analysée avait subi l’influence des circonstances, à l’instar du grand débat qui se cristallise entre 1961 et 1963 avec Gallois. Ils sont assurément le produit d’une époque, mais ils s’articulent aussi de façon étroite à une philosophie de l’action qui guide l’ensemble du raisonnement, à savoir la retenue stratégique.

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  • La dette, facteur d’affaiblissement géopolitique | Le Cercle Les Echos
    http://lecercle.lesechos.fr/economie-societe/politique-eco-conjoncture/politique-economique/221182882/dette-facteur-daffaiblisse

    La dette, facteur d’affaiblissement géopolitique
    LE CERCLE. Dans les pays très endettés, le risque majeur est que la majorité des créances soit monopolisée par un État étranger. Ce type d’endettement s’est traduit historiquement par un affaiblissement géopolitique allant de la manipulation de la politique étrangère jusqu’au dépècement du territoire.

    Adapter sa politique étrangère à la pression des créanciers ? 

    Lorsque la dette publique est possédée par un pays étranger, la conséquence la plus probable est la mise sous tutelle de la politique étrangère. Haïti, qui acquiert son indépendance moyennant le versement de 90 millions de francs or à la France en 1838, restera dépendant de son ancienne métropole jusqu’à 1947. L’on peut également évoquer le Bhoutan, petit pays enclavé entre l’Inde et la Chine, qui a bénéficié d’une rente financière de la Grande-Bretagne, puis de l’Inde, moyennant l’instrumentalisation de sa politique étrangère au profit de son voisin du Sud.

    À la même époque, le gouvernement russe s’endette auprès de la France qui devient son premier créancier en 1892. Toutefois un accord diplomatique secret est signé aux termes duquel la Russie consentira à une alliance de revers avec la France en cas d’attaque par les empires continentaux.

    Le plan Marshall, qui rendait l’Europe débitrice des États-Unis, fut également en son temps un levier permettant aux États-Unis d’imposer la décolonisation rapide de l’Indonésie aux Pays-Bas afin d’avoir les mains libres dans le Pacifique, ou encore le retrait des troupes britanniques lors de la crise de Suez en 1956.

    Débitrice des États-Unis, la Grande-Bretagne n’aurait pu se relever de l’attaque planifiée contre la livre sterling. Aujourd’hui, l’importance de la dette contractée par la Corée du Nord envers la Chine explique la manipulation de la politique étrangère coréenne par sa puissante voisine du nord. Bref, la dépendance financière envers des créanciers extérieurs n’est pas sans incidence sur la politique étrangère de la nation débitrice.

    Devenir le mercenaire de ses créanciers ? 

    Une fois la politique étrangère contrôlée, la tentation pour les créanciers consiste à manipuler les armées de leurs débiteurs à leur avantage. La politique romaine repose en partie sur l’instrumentalisation des peuples débiteurs. C’est ainsi que les rois germains endettés doivent mettre leurs armées au service de Rome. On peut également citer les croisés francs qui, endettés auprès des Vénitiens, pillent Zara puis Constantinople, au début du XIIIe siècle, au lieu de s’aventurer en Syrie.

    Au XXe siècle, la Pologne, devenue débitrice de la France après 1918, est pressée par sa créancière d’enrayer militairement l’avancée de Lénine. Lors de la révolution cubaine de 1959, les relations se détériorent entre l’île et les États-Unis. Les Russes renflouent Cuba, mais lui demandent en contrepartie d’intervenir militairement en Angola à leur profit.

    Un véritable pont aérien est mis en place auquel 36 000 soldats cubains participent. Plus récemment, les États-Unis, qui avaient besoin après 2001 de troupe pour leur guerre contre le terrorisme, ont fait appel aux pays africains endettés à leur égard, qu’il s’agisse de l’Ouganda, de la Sierra Leone, du Kenya ou du Soudan.

    Tous ces pays ont fourni des troupes à bas coût pour leurs sociétés militaires privées. Enfin, profitant de son poids important dans l’économie marocaine, la France a offert au Maroc d’effacer une partie de la dette si ce royaume lui accordait un soutien logistique pour son intervention militaire au Mali.

    Sacrifier des territoires pour satisfaire ses créanciers ? 

    La conséquence ultime de l’endettement public est celle du démantèlement des territoires débiteurs au profit des États créanciers, une façon comme une autre de diminuer la pression de la dette. Ainsi, la république de Gênes, endettée auprès du royaume de France lui cède la Corse en 1769.

    De même, sortie endettée de la guerre de Sept Ans, la Grande-Bretagne s’efforce de taxer ses colonies américaines pour finalement les perdre. Mais l’exemple le plus spectaculaire est certainement celui de la vente de la Louisiane par Napoléon, contre l’avis de Talleyrand, pour la somme dérisoire de 60 millions de francs. Dans tous ces cas, l’endettement a eu des conséquences géopolitiques majeures. 

    En fin de compte, l’accroissement de la part d’un créancier étranger dans la dette publique se solde très logiquement par un amenuisement géopolitique. Les contre-exemples sont très rares, mais riches d’enseignements. Refusant d’emprunter aux taux prohibitifs proposés par ses créanciers de Londres et de Paris, Abraham Lincoln émet son propre papier monnaie afin de financer la guerre de Sécession.

    Cette décision permet in fine aux États-Unis d’économiser quatre milliards de dollars, une belle somme, mais encore trop peu pour échapper aujourd’hui à l’emprise grandissante des fonds souverains.

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