François Isabel

Ni dieu, ni maître, nirvana

  • Les pieuvres goûtent par le toucher | Pour la Science
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    Comment les pieuvres perçoivent-elles leur environnement ? Si, comme de nombreux animaux, elles s’appuient sur la vue, une grande part de leur capacité d’orientation repose sur leur sens du toucher, leurs huit tentacules sondant le fond marin jusque dans les moindres crevasses. L’observation de ces céphalopodes avait révélé que le sens du toucher joue un rôle important dans leur stratégie de prédation, mais le mécanisme sous-jacent de sélection des proies demeurait inconnu. Récemment, deux équipes de biologistes, dirigées par Nicholas Bellono, de l’université Harvard, aux États-Unis, ont révélé que des récepteurs sensibles au goût, présents dans les ventouses qui recouvrent les bras des pieuvres, sont impliqués.

    Dans les années 1960, plusieurs études avaient montré que ces centaines de ventouses sont tapissées de cellules sensorielles. Par ailleurs, lorsqu’elles touchent leurs proies, les pieuvres décident parfois de les rejeter. Les biologistes se sont demandé si ce comportement était lié à ces cellules sensorielles. Grâce au séquençage complet du génome de la pieuvre, réalisé en 2015, ils ont identifié dans les ventouses toute une famille de récepteurs qui ne ressemblent pas à ceux que l’on trouve habituellement dans les cellules sensorielles. Ils se rapprochent davantage de certains récepteurs présents dans le système nerveux chez de nombreux animaux, les récepteurs nicotiniques de l’acétylcholine. Ces derniers sont connus pour détecter des neurotransmetteurs – les messagers chimiques chargés de la transmission de l’information entre les neurones – et sont impliqués dans le contrôle de la contraction des muscles. Selon les chercheurs, au cours de l’évolution des pieuvres, ces récepteurs nicotiniques auraient subi des changements structurels qui leur ont conféré une fonction inédite de récepteur sensoriel chimiotactile.

    Afin d’élucider la nature de ces modifications, les biologistes ont réalisé une image de ces récepteurs par cryomicroscopie électronique afin de les comparer à leurs équivalents dans le reste du règne animal. Ils ont ainsi repéré une différence aussi subtile qu’importante au niveau du domaine de liaison du ligand (la région du récepteur à laquelle se lie la molécule qui lui correspond). À la place d’une structure en forme de cage, observée dans les récepteurs classiques, cette région prend ici la forme d’un sillon relativement superficiel. Cela permet à une plus grande variété de molécules de s’y lier – notamment des molécules non solubles dans l’eau (dites « hydrophobes »), comme les résidus graisseux laissés sur les fonds marins par des proies potentielles.

    Comprendre le mécanisme moléculaire responsable du « goût par le toucher » permet d’expliquer certains comportements uniques observés chez la pieuvre, comme leur stratégie de prédation par l’exploration tactile des surfaces. Ces résultats éclairent aussi les différences avec l’approche prédatrice observée chez un animal proche, le calmar. En effet, celui-ci chasse en embuscade, se cachant et saisissant sa proie dans ses tentacules lorsqu’elle passe près de lui. Il utilise pour ce faire des récepteurs sensibles à des molécules sapides amères, parfaitement solubles dans l’eau. Cette approche est impossible pour les pieuvres, dont les récepteurs sont inefficaces en « eaux ouvertes », puisque les molécules qu’ils détectent, par leurs propriétés hydrophobes, ne sont pas solubles et se trouvent plutôt près du fond.

    Pour l’heure, les résultats de Nicholas Bellono et de son équipe indiquent que ce système de goût par le toucher est régi par des stimuli de répulsion : les pieuvres sont particulièrement sensibles à des signaux de « dégoût », rejetant les proies qui les provoquent et dévorant les autres. Mais les chercheurs aimeraient désormais savoir si, parmi ces récepteurs chimiotactiles, certains sont sensibles à des stimuli appétitifs, correspondant à des proies que les pieuvres aimeraient particulièrement manger.

    Les pieuvres sont des organismes modèles idéaux pour comprendre comment l’évolution moléculaire affecte les systèmes sensoriels des animaux et, par extension, leur comportement. Cependant, de façon globale, leurs capacités sensorielles sont encore mal comprises. Il semble par exemple que certains de leurs récepteurs soient capables de détecter des variations de tension électrique, mais l’impact sur leur perception de l’environnement demeure inconnu.