On pouvait accorder du bien-fondĂ© Ă la stratĂ©gie de lâIntersyndicale, Ă la condition quâelle-mĂȘme la considĂ©rĂąt comme phasĂ©e : un premier temps de pure construction du nombre et du capital symbolique Ă©tait utile. Mais ceci supposait que lâIntersyndicale serait capable de se transcender elle-mĂȘme et, passĂ© le premier temps de construction, dâentrer dans une deuxiĂšme phase, de pivoter, de faire quelque chose du nombre construit. CâĂ©tait trop demander.
Le moment pourtant lui a Ă©tĂ© dĂ©signĂ© : 16 mars, 49.3. Pour son malheur, lâHistoire, dont on, dit usuellement quâelle ne repasse pas les plats, pourrait bien rouvrir une fenĂȘtre. Voici la proposition de loi dâabrogation LIOT. Et surtout son devenir probable : votĂ©e Ă lâAssemblĂ©e, elle sera rejetĂ©e au SĂ©nat, mais avec interruption violente du processus parlementaire par refus de convoquer une commission mixte paritaire. Ă supposer dâailleurs quâelle ne soit pas dâemblĂ©e escamotĂ©e au prĂ©texte de lâarticle 40. Dans tous les cas, ce sera un nouveau coup de force, semblable en niveau dâoutrage Ă celui du 49.3. La colĂšre est encore rougeoyante, bienvenue au litre dâalcool Ă brĂ»ler.
Cette loi LIOT, quel flĂ©au pour lâIntersyndicale — qui lâoblige Ă faire quelque chose lĂ oĂč elle nâa envie de rien faire, qui lui tend des opportunitĂ©s quâelle nâa aucun dĂ©sir de saisir. Car nous savons quâen lâĂ©tat, lâIntersyndicale ne fera rien de plus de cette deuxiĂšme fenĂȘtre miraculeuse. Sauf Ă ce quâelle mute : en se sĂ©parant de la CFDT, et en se resserrant comme bloc enfin combatif. Ăvidemment, pour en trouver les voies, il faudrait rompre avec le fĂ©tichisme de « lâunitĂ© », câest-Ă -dire ĂȘtre capable de ne pas se laisser impressionner par les larmes de crocodile mĂ©diatiques, qui ne manqueraient pas de prononcer la fin de tout sitĂŽt le dĂ©part de Berger, le doudou de la dĂ©faite avec les honneurs. Lâ« unitĂ© », ce talisman mensonger. Il nây avait pas dâ« unitĂ© » en 1995. Et 1995 a gagnĂ© â pour cette raison mĂȘme : il a toujours mieux valu des unitĂ©s moindres mais combatives que des unitĂ©s larges mais dĂ©sireuses de perdre, en tout cas de ne rien faire de ce qui Ă©tait requis pour vaincre (comme dâĂ©largir la revendication Ă lâindexation des salaires, cet embrayeur irrĂ©sistible). LâunitĂ© intransitive, lâunitĂ© pour lâunitĂ©, est un mirage. On comprend que les mĂ©dias mettent tant dâefforts Ă nous la rendre si prĂ©cieuse.
Ce mouvement imperdable, mais dont les conducteurs ont tout fait pour quâil perde, nâa donc pas encore perdu. Pour peu que le pĂŽle dĂ©missionnaire se restructure en pĂŽle rĂ©solu — Ă remettre la grĂšve Ă lâordre du jour. On reste songeur que cette solution ait Ă©tĂ© aussi obstinĂ©ment Ă©vacuĂ©e. NâĂ©tait-elle pas la seule stratĂ©gie de puissance, dâailleurs doublement prĂ©fĂ©rable puisque son efficacitĂ© est Ă©tablie et quâelle minimise lâengagement violent — Ă cet Ă©gard, elle est vraiment la derniĂšre station avant lâautoroute insurrectionnelle. Car tous ceux qui ont vu leur Ă©nergie absorbĂ©e par le vortex de lâimpuissance en tireront, ont dĂ©jĂ commencĂ© Ă en tirer, des conclusions. LâIntersyndicale Berger qui a de la « condamnation de toutes les violences » plein la bouche aurait dĂ» « logiquement » faire un effort non seulement pour considĂ©rer la grĂšve dure, mais pour la promouvoir ardemment. Au lieu de rĂ©pĂ©ter bras ballants que « les gens sont trĂšs en colĂšre ». Et de les y abandonner sans solution.
On peut supposer que la profondeur des organisations syndicales ne manque pas de militants dĂ©terminĂ©s, qui observent consternĂ©s lâimpasse oĂč leurs dirigeants les ont conduits. De la liste, quâon croyait enfin terminable, des dĂ©faites syndicales enfilĂ©es comme des perles depuis 2010 (les retraites, dĂ©jĂ ), celle de 2023 restera comme une sorte de joyau de la couronne. Le scandale des institutions, câest le gaspillage quâelles font du dĂ©vouement de leurs membres : tous ces piquets Ă lâaube, tous ces salaires abandonnĂ©s, tous ces coups reçus dans les dĂ©blocages, toutes ces intimidations judiciaires. Pour rien ?
Il nâest nullement fatal quâil en soit ainsi, mĂȘme encore aujourdâhui. Pendant quatre mois, il faut se souvenir que ce pouvoir a Ă©tĂ© dâune certaine maniĂšre un alliĂ© objectif, aussi puissant quâinattendu, des mobilisations : par le spectacle continu de son infamie et le sentiment de scandale quâil nâa cessĂ© de nourrir. Ce « naturel » lĂ nâest pas prĂšs de faire dĂ©faut.
La voie de la grande grĂšve nâest pas fermĂ©e pour peu quâun nouveau pĂŽle vienne Ă se former, quitte dâailleurs Ă ce que ce soit Ă partir de lâancien. Un pĂŽle qui soit capable dâanalyse. Analyse stratĂ©gique de ce quâil est permis dâespĂ©rer comme compromis significatif dans le jeu policĂ© (et frelatĂ©) du « dialogue social » — rien —, et de ce que ce « rien » dĂ©termine comme seule issue consĂ©quente : une ligne dâaffrontement autre que « symbolique ». Et puis analyse tactique de ce quâune conjoncture Ă la fois fluide et inflammatoire peut rĂ©server dâopportunitĂ©s. Pour que, si venait Ă sâouvrir une nouvelle fenĂȘtre, cette fois elle soit prise.