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Craignosse, les turlutosses !

  • À propos de ‘Race et histoire dans les sociétés occidentales’. Entretien avec J.-F. Schaub et S. Sebastiani
    https://k-larevue.com/a-propos-de-race-et-histoire-dans-les-societes-occidentales-entretien-ave

    Revue K. : Votre livre retrace l’histoire du concept de « race » depuis une perspective très large. Vous montrez comment il s’est formé dans la pré-modernité, que vous commencez à dater avec l’expulsion des Juifs d’Espagne. On assiste alors à un premier basculement : un concept d’abord défini en termes d’auto-attribution de vertus positives – la « race » comme une qualité de la noblesse – devient progressivement un concept négatif, stigmatisant et produisant de l’infériorisation. Ce qu’on comprend en vous lisant, c’est que ce basculement est lié à un problème nouveau que rencontrent certaines sociétés : un problème de gestion de la mobilité sociale. C’est comme si le concept de « race » commençait à être mobilisé de manière négative pour empêcher certaines couches de la société de se fondre, pour ainsi dire, dans la société majoritaire, avec les possibilités d’ascension sociale que cette intégration à la société majoritaire permet. Ou, pour le dire autrement encore, la « race » permet de produire de nouvelles distinctions qui valent blocage de la mobilité. Elle s’impose progressivement comme le bon moyen pour certaines couches sociales, pour l’État, et pour des parties de la société, de contrôler « le temps, le délai et le rythme de la mobilité » comme vous dîtes. Cette hypothèse est très intéressante et elle suscite beaucoup de questions que nous allons aborder dans cet entretien : Qu’est-ce qui s’est passé sur ces trois siècles, qui a conduit à cet enjeu de temporiser l’intégration ? Qu’est ce qui fait qu’on a eu recours à un concept naturel et pas un concept social pour réguler la mobilité sociale ? Et surtout comment s’est construit ce concept de race, dans quelles références à quels groupes, etc. Mais d’abord, on aimerait savoir comment vous en êtes venus à formuler cette hypothèse générale ?

    Jean-Frédéric Schaub : Notre travail repose sur l’idée, si ce n’est d’un invariant anthropologique, du moins d’une structure historique dans laquelle le rapport entre le même et l’autre n’est jamais binaire mais ternaire. La vie sociale n’est pas faite de riches et de pauvres, mais de riches, de pauvres et de nouveaux riches ; elle n’est pas faite de nobles et de gens du commun, mais de nobles, de gens du commun et de récemment anoblis ; elle n’est pas faite d’hommes libres et d’esclaves, mais d’hommes libres, d’esclaves et d’anciens esclaves ; elle n’est pas faite de Juifs et de chrétiens, mais de chrétiens sans origine juive, de Juifs et de chrétiens d’origine juive ; elle n’est pas faite de colonisateurs et de colonisés, mais de colonisateurs, de colonisés, et de métisses. On retrouve cette ternarité, c’est-à-dire un temps d’attente, dont seul le pôle dominant de la société peut décider qu’il est terminé et que ceux qui stationnent dans cette zone grise peuvent être admis du côté du pôle dominant. Un des éléments les plus puissants pris en compte dans cette décision a été le sang, c’est-à-dire la « #race ».

    • Racisme et modernité politique | #Cyril_Lemieux
      https://k-larevue.com/racisme-et-modernite-politique

      Retenir cette définition conduit à distinguer deux schémas d’engendrement des attitudes racistes, dont la différence n’est pas relevée par Schaub et Sebastiani, mais que leur ouvrage conduit à observer.

      Dans le premier de ces schémas, la naturalisation de l’incapacité est le fait de groupes socialement dominants soucieux de freiner l’accès au statut supérieur dont pourraient bénéficier les groupes qui leur sont inférieurs. Formulée ainsi, l’analyse en reste cependant au seul plan de l’agir stratégique. Pour adopter un point de vue plus pleinement sociologique – celui que Max Weber appelait « compréhensif » –, il convient d’ajouter que les membres des groupes dominants se trouvent moralement choqués par l’incapacité des membres des groupes socialement inférieurs à respecter les normes de comportement qui, selon eux, vont de pair avec un statut supérieur. Ce qu’ils naturalisent, dès lors, c’est en premier lieu leur propre capacité, qu’ils vivent comme spontanée, à respecter ces normes liées au statut supérieur. C’est aussi, en second lieu, l’incapacité régulièrement démontrée par les membres des groupes socialement inférieurs à les respecter ou du moins, à les respecter d’une façon aussi naturelle et spontanée qu’eux. Ainsi existe-t-il, au fondement de cette naturalisation des capacités du « nous » et des incapacités du « eux », un certain type d’observations se fondant dans l’expérience. La distinction nobiliaire à l’égard des personnes nouvellement anoblies, dont l’examen est mené au premier chapitre de l’ouvrage, constitue la manifestation première et matricielle de ce type de #racisme suscité par une certaine égalisation des conditions. Mais on peut y associer aussi, par exemple, le racisme à l’égard des Noirs qui s’est développé à la fin du XIXe siècle dans le sud des États-Unis, à la suite de l’abolition de l’esclavage. D’une certaine façon, il faudrait y associer également ce que Pierre Bourdieu, dans La Distinction, nommait le « #racisme_de_classe ». Car de fait, ce premier schéma correspond à un racisme qui, aussi biologisant se présente-t-il, est interprétable en dernière instance à partir des rapports de domination qui prévalent entre les couches sociales ou les classes. Plus précisément, répétons-le, il se comprend comme une réaction de la part des groupes dominants face à la réduction en cours des écarts sociaux entre ces couches ou ces classes.

      Dans le second schéma, la naturalisation de l’incapacité trouve son point de départ dans l’ambition des tenants d’une religion, le #christianisme, à convertir universellement ceux qui ne s’y reconnaissent pas encore. Avec ce second schéma, contrairement au premier, il ne s’agit donc plus de freiner l’accès à un statut jugé enviable : il est au contraire question de le généraliser à tous, et de l’accélérer. Dès lors, le phénomène central à prendre en compte est « l’obstination » des non-Chrétiens à demeurer ce qu’ils sont, et à persister à vouloir former, au sein des sociétés dominées par le christianisme, des groupes religieux se situant de façon résolue « en deçà » des normes chrétiennes. C’est cette obstination qui entraîne chez les Chrétiens non seulement une déception mais encore et surtout, chez les plus impatients d’entre eux, une hostilité, dans la mesure où, par leur persistance à rejeter les révélations de la religion chrétienne, les non-Chrétiens qui persistent en tant que groupe religieux se muent en un obstacle au salut de l’humanité toute entière.

      Il y a racisme, dans ce schéma, dès lors que les Chrétiens, renonçant à leur volonté de convertir universellement, entreprennent de naturaliser l’incapacité de certains groupes non-chrétiens et de leurs futurs descendants à se convertir à la foi chrétienne. Soulignons qu’ici encore, la naturalisation raciste renvoie à une forme d’expérience et qu’à cet égard, elle n’apparait pas dénuée d’un fondement pratique. Car certains groupes religieux non-chrétiens peuvent effectivement faire la preuve de leur volonté de persister dans leur être et donner ainsi régulièrement le signe de leur indifférence à l’égard du message chrétien qui leur est adressé, voire de leur refus déclaré d’en reconnaître la supériorité logique et morale. Il n’en demeure pas moins que cette naturalisation, parce qu’elle conduit à renoncer à l’ambition d’#évangélisation universelle qui est au fondement de la religion chrétienne, est toujours susceptible d’être contestée au nom même de la doctrine chrétienne et de donner lieu, par conséquent, à un débat interne au christianisme. La racialisation des Juifs convers fournit la matrice de ce racisme né des limites que rencontre l’évangélisation chrétienne. Mais on peut y associer aussi, par exemple, certains aspects du racisme à l’égard des peuples amérindiens convertis de force et continuant à cultiver en secret leurs croyances païennes.

      Si ce second schéma mérite qu’on le distingue du premier, c’est que le racisme qui lui correspond ne repose pas essentiellement sur des rapports de domination sociale – bien qu’il puisse se combiner avec eux. Son fondement se trouve bien davantage dans une volonté religieuse d’égalisation des conditions – qui, il faut le noter, n’est visée dans les sociétés chrétiennes d’Ancien Régime que sur le plan spirituel. Plus précisément, ce second type de racisme peut s’interpréter comme une réaction à l’obstination de certains non-Chrétiens à demeurer tels, et à persister en tant que groupe religieux non-chrétien, cette obstination et cette persistance étant perçues comme faisant obstacle à l’accomplissement de la volonté religieuse d’une égalisation universelle sur le plan spirituel.

      [...]

      S’agissant en second lieu du #racisme_égalitariste des Chrétiens, il importe de prendre en compte les effets qu’a eus la naissance des nations modernes sur l’universalisme et l’individualisme chrétiens, à savoir qu’elle les a sécularisés et nationalisés, sans pour autant défaire – tout au contraire – la matrice théologico-politique qu’ils fournissaient. C’est au cours de ce processus que l’on est définitivement passé de l’#antijudaïsme traditionnel, fondé sur des motifs ouvertement religieux, à l’#antisémitisme moderne, fondé sur des motifs nationalistes.

      À partir du XIXe siècle, c’est en effet le #nationalisme lui-même, sans que soit nécessaire un lien explicite à la religion chrétienne, qui va devenir partout en Europe le support principal d’une dénonciation de « l’obstination » juive. Il en résulte une ethnicisation, voire une biologisation, des Juifs, où la religion juive se trouve reportée au second plan, comme un simple épiphénomène de la « race ». Certes, chez Maurras et pour le traditionalisme catholique, comme dans la « sainte » Russie, le #judaïsme reste ce qu’il était aux yeux de l’antijudaïsme médiéval : un obstacle religieux au triomphe du christianisme. Mais il ne l’est déjà plus centralement, le motif nationaliste prenant partout l’ascendant. Cette sécularisation est particulièrement accusée dans le fascisme et le nazisme, pour lesquels la religion juive ne représente plus, par elle-même, un problème : c’est plutôt ce dont elle est jugée être le symptôme qui est conçu comme l’obstacle à abattre, à savoir la persistance, à l’intérieur de la nation, d’une « race » juive ou encore, d’une « mentalité » juive – autrement dit, « l’obstination » des Juifs, même lorsqu’en tant qu’individus, ils sont devenus citoyens de la nation, à s’éprouver comme solidaires d’un autre groupe que la #nation. Notons-le : cette solidarité des Juifs entre eux étant à la fois présupposée et naturalisée par l’antisémitisme, elle acquiert à ses yeux un caractère infalsifiable, nulle preuve de leur appartenance à la nation, et de leur sacrifice pour elle, ne pouvant suffire à exonérer les citoyens juifs de leur appartenance « première » au groupe formé par les Juifs.

      Le racisme égalitariste se trouve ainsi remodelé en profondeur par la modernité politique. Les normes jugées supérieures, que le groupe stigmatisé est réputé être « naturellement » ou « définitivement » incapable de faire siennes, ne sont plus celles de l’universalisme et de l’individualisme chrétiens mais celles, désormais, de l’appartenance nationale. Il nous semble ici important de préciser que ces normes, jugées supérieures, de l’appartenance nationale ne se comprennent pas, en dépit des apparences, comme les reliquats des normes holistes et hiérarchiques d’Ancien Régime. Elles sont tout au contraire l’expression d’une forme d’individualisme et d’égalitarisme d’origine chrétienne qui trouve dans la nation moderne son expression à la fois sécularisée et « temporalisée » – ce dernier terme devant s’entendre au sens où l’égalisation des conditions, dans la nation, n’est plus visée sur le plan seulement spirituel mais également, et prioritairement, en tant qu’accomplissement réel et temporel. Cela reste vrai dans le cas des régimes totalitaires, où cet individualisme égalitariste se trouve réinterprété selon des modalités réactionnaires et racistes – c’est-à-dire d’une manière à proprement parler « monstrueuse », selon l’expression de Dumont. Ainsi est-on fondé à évoquer, même et surtout dans le cas de tels régimes totalitaires, un racisme égalitariste-nationaliste ayant pris dans la modernité politique le relais du racisme égalitariste-chrétien des sociétés d’Ancien Régime.