L’image synthétique s’en va-t-en guerre | Le Club
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André Gunthert
Enseignant-chercheur, EHESS
Libération a publié une photo d’un manifestant égyptien brandissant l’image d’un bébé en pleurs. Une image générée par IA, rapidement dénoncée comme fake news. Mais cette image ne peut pas plus être qualifiée de « fausse » qu’un dessin de Charlie Hebdo.
Les victimes de l’explosion à proximité de l’hôpital Al-Ahli Arabi, dans la soirée du 17 octobre à Gaza, d’abord attribuée à un bombardement israélien, ont suscité une forte émotion et de nombreuses manifestations dans le monde musulman. Le 19 octobre, Libération publie en couverture une photographie prise la veille d’un manifestant égyptien brandissant l’image d’un bébé en pleurs, sous le titre « Proche-Orient : le spectre de l’embrasement » (photo Amr Nabil/AP, Le Caire). Si la photo est authentique, la pancarte est manifestement une image générée par IA. Dans le contexte de guerre de l’information qui accompagne les représailles israéliennes, le choix de Libération est immédiatement dénoncé par plusieurs commentateurs comme une fake news. Le journal publiera le lendemain une mise au point embarrassée, regrettant de ne pas avoir précisé la nature de cette illustration, probablement réalisée dans le contexte des tremblements de terre à la frontière entre la Syrie et la Turquie en février 2023.
Du Figaro à TF1 en passant par Boulevard Voltaire, la critique de Libération amalgame confusément la dénonciation de la « propagande » pro-palestinienne, la condamnation d’une opération de « désinformation » par le quotidien de gauche, et le caractère fondamentalement « mensonger » des images générées par IA. Si les deux premières positions relèvent de biais politiques propres à des médias situés à droite, la troisième témoigne d’une méconnaissance des images synthétiques. Les expressions répétées de « fausse image » (Le Figaro), « faux cliché » (TF1) ou « photo mensongère » (Boulevard Voltaire) attestent en effet une lecture des productions de l’IA comme des photographies documentaires, fausses parce que fabriquées de toutes pièces (et accessoirement décontextalisées).
Cette interprétation, que la réponse de Libération semble admettre en reprenant elle aussi l’expression de « fausse image », ne peut en réalité pas s’appliquer aux images synthétiques, qui sont des productions graphiques comparables au dessin. L’un des atouts de cette imagerie est de pouvoir reproduire le style photoréaliste caractéristique de la photographie, mais il ne s’agit évidemment pas d’images référentielles, copies obtenues par l’intermédiaire d’un dispositif optique. Résultant d’une synthèse statistique de larges bases de données iconographiques, les images par IA ne peuvent donc pas plus être qualifiée de « fausses » qu’un dessin de Charlie Hebdo ou du Canard enchaîné, dont on n’attend pas qu’il reproduise fidèlement la réalité.
Depuis l’émergence de cette nouvelle imagerie en 2022, le motif journalistique le plus répandu est celui de la confusion entre photoreportage et production synthétique – une forme de panique morale qui répète un avertissement classique de la réception des images numériques, mais dont il faut constater qu’elle est plus souvent postulée que véritablement observée. Car l’arrivée de cette iconographie s’est accompagnée d’un apprentissage permettant de distinguer les images synthétiques, et pour un œil exercé, le style kitsch et l’expression exagérée et peu réaliste du bébé en pleurs reproduit par Libération trahissent sans ambiguïté son origine synthétique.
Si, comme toute forme d’expression utilisée en manifestation, cette image destinée à dénoncer la violence de l’occupant israélien appartient au registre de la communication, il serait toutefois simpliste de penser qu’elle est nécessairement lue au premier degré par ceux qui la montrent, comme s’il s’agissait d’un document issu du massacre de la veille. L’utilisation d’images au cours des manifestations s’est largement répandu au cours des dernières décennies. Moyen d’expression prisé du Sud global, il permet de bénéficier de l’universalité du langage visuel, dans le contexte de mobilisations de stature internationale.
L’iconographie mobilisée à cette occasion est d’une grande variété, et va du dessin à la photographie de presse en passant par diverses formes d’images composées, dans un registre d’agit-prop. Dans le cadre des manifestations pro-palestiniennes, on a pu voir de nombreuses images de victimes de conflits, souvent des photographies emblématiques apparues dans d’autres contextes, et réutilisées voire rassemblées à des fins qui associent l’hommage et la dénonciation des crimes.
Au lendemain d’un massacre, l’illustration du bébé en pleurs appartient manifestement à ce registre symbolique. Il paraît en effet peu probable qu’un manifestant désireux de soutenir la cause palestinienne pense brandir la photographie reconnaissable d’une victime de la veille, au risque de choquer ses proches éprouvés. Ce d’autant moins que l’image avait déjà commencé à circuler la semaine précédente, comme un outil de figuration générique des victimes palestiniennes.
Après deux semaines d’un conflit intense, où l’on a vu se déployer toute la gamme des fausses nouvelles, vidéos manipulées, témoignages bidonnés, mensonges et sophismes, affirmer que « le faux généré par IA débarque dans le réel » paraît au mieux candide. Plutôt que dans le prolongement des vains débats sur les fake news, l’intérêt de ce cas est dans l’usage militant de l’IA. Comme le note le rédacteur en chef de Libération, Dov Alfon : « beaucoup des pancartes brandies dans les manifestations du 17 octobre étaient en effet générées par IA, qui devient ces derniers mois le socle artistique de protestations, comme auparavant l’étaient des pantins, poupées ou squelettes ».
Déjà utilisé en France au début de l’année au cours du mouvement contre la réforme des retraites, ce nouvel outil apparaît dans des registres satiriques ou symboliques proches de la caricature de presse. Plutôt que la description de ces usages, on retiendra que la présence d’une illustration de synthèse aura permis à plusieurs médias de stigmatiser la défense de la cause palestinienne. Les fake news ont décidément le dos large.
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