• Une recension de livre qui interroge à la fois la politisation du passé colonial et la possibilité de caractériser des legs coloniaux dans la longue durée

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    « Hécatombe océanienne » : dans le Pacifique, la mémoire d’un dépeuplement

    Des premiers contacts avec les explorateurs européens, au XVIᵉ siècle, jusqu’au début du XXᵉ siècle, Christophe Sand analyse dans un livre le phénomène massif de dépopulation des Océaniens, lié aux crises et aux guerres engendrées par les maladies.

    Par Nathalie Guibert, 2 février 2024

    Fernand de Magellan, James Cook, Louis-Antoine de Bougainville… Ces navigateurs ont inscrit l’exploration des îles du Pacifique au chapitre de la grandeur européenne. Leurs étapes charrient néanmoins une effroyable hécatombe, exposée par le chercheur basé en Nouvelle-Calédonie Christophe Sand, dans son dernier ouvrage. Entre leurs premiers contacts au XVIe siècle et le début du XXe siècle, la population des Océaniens est passée de quelque 3 millions à 410 000 personnes.

    Christophe Sand n’est pas démographe, mais archéologue. Ce sont « les concentrations de sites d’habitat, de structures cérémonielles inventoriées dans les îles » qui l’ont « obligé à questionner les évaluations démographiques » existantes. Il a travaillé à la lumière des récits d’aventuriers, des textes des missionnaires et des fonctionnaires coloniaux, et des synthèses des chercheurs. Il en résulte une démonstration solide dans un livre, Hécatombe océanienne. Histoire de la dépopulation du Pacifique et ses conséquences (XVIe-XXe siècle), richement illustré.

    Quand ils débarquent, les Européens découvrent des populations nombreuses. Parvenu à Tahiti le 19 juin 1767, avec le capitaine Samuel Wallis, atteint d’une maladie vénérienne et alité, l’officier George Robertson n’en revient pas : sur plus de cinq cents pirogues, quatre mille hommes les entourent, quand, à terre, « personne à bord n’a jamais vu un rassemblement d’autant de gens si loyaux ». Ces derniers vont vite être exposés à de puissants agents pathogènes qui ont pour noms « dysenterie », « grippe », « lèpre », « syphilis », « gonorrhée », « oreillons », « rougeole », « tuberculose », « variole »…
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    Faisant exploser les sociétés et les pouvoirs locaux, l’extermination est si violente que, « dans la première moitié du XIXe siècle, tout le Pacifique se trouve en guerre », précise au Monde Christophe Sand. Quant aux conversions chrétiennes massives de l’époque, elles ont servi autant à asseoir de nouveaux pouvoirs politiques qu’à « rechercher une réponse et une protection face à l’incompréhensible effondrement démographique en cours dans les îles ».

    A Tahiti, quand les visites des navires européens s’enchaînent, à la fin du XIXe siècle, « la succession d’épidémies ne laisse pas le temps pour des reprises démographiques », appuie l’auteur. Après l’annexion française de 1842, l’île compte moins de dix mille résidents. Entre 1760 et 1880, elle aura perdu 95 % de ses habitants.

    « Sentiment d’infériorité »

    La célèbre île de Pâques, Rapa Nui, vit « un drame à épisodes multiples ». L’étude de squelettes pascuans démontre la transmission précoce de maladies vénériennes importées à partir de l’arrivée du Hollandais Jakob Roggeveen, en 1772. Les animaux européens débarqués sur l’île ravagent ensuite l’environnement, tandis que les chefferies traditionnelles se déchirent.

    Quand, à partir de 1800, les baleiniers succèdent aux explorateurs commerçants, « la population refuse que les marins débarquent » pour se protéger. Mais les navires négriers du Pérou vont saigner les élites de l’île, déportant mille personnes d’un coup. En 1720, Rapa Nui comptait environ dix mille habitants. Cent soixante ans plus tard, ils sont moins de cent.

    En Nouvelle-Calédonie, les évaluations divergent encore, tant l’effondrement de la population des Kanak demeure un sujet sensible, très politique, entre indépendantistes et héritiers des colons. Avant la prise de possession de la Grande Terre, l’île principale de l’archipel, au nom de la France, en septembre 1853, les épidémies sévissent, là aussi. Puis la violence de la colonisation foncière décime les tribus. Un premier recensement colonial compte 39 000 autochtones en Nouvelle-Calédonie, après l’écrasement de la grande révolte kanak de 1878.

    Pour les Kanak, l’hécatombe serait « au moins comparable », selon l’auteur, à celle des pays voisins, soit une baisse de population de 80 % entre 1850 et 1900. « Jamais l’équipe archéologique calédonienne sous ma direction n’a proposé un chiffre », précise-t-il néanmoins. On peut regretter cette prudence. « J’aurais pris une balle si j’en avais donné un, le pays n’était pas prêt [après la quasi-guerre civile de 1984-1988] », explique-t-il au Monde. Le contexte s’est apaisé. Des archives européennes, et de nouvelles données archéologiques, devraient permettre de proposer une estimation dans un prochain livre, promet-il.

    Les observateurs coloniaux ont longtemps nié leur responsabilité. Outre les « liqueurs » et la « dépravation des mœurs », « la domestication et le désœuvrement (…) sont les véritables raisons de la décadence des Polynésiens », assure le médecin de la marine Charles Clavel, en 1884, au sujet des îles Marquises. Le drame, démontre Christophe Sand, a pourtant touché toutes les générations suivantes, bien au-delà des épidémies.

    L’ouvrage éclaire ainsi la relation contemporaine des peuples du Pacifique vis-à-vis de l’Occident : « Les Océaniens, ayant compris très tôt le lien direct entre les Occidentaux et l’apparition de maladies, ont tenté de se préserver de relations prolongées. » Voyant les Blancs épargnés, les populations ont développé un « traumatisme sur la perte de confiance en soi », un « sentiment d’infériorité ». La mémoire de la dépopulation reste vivace : lors de la pandémie de Covid-19, « des communautés insulaires se sont spontanément isolées » dans de « nombreux lieux du Pacifique ».

    « Hécatombe océanienne. Histoire de la dépopulation du Pacifique et ses conséquences (XVIe-XXe siècle) », de Christophe Sand, Au vent des îles, 376 p., 33 €.

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