• Depardieu, Jacquot, Doillon... Le monde du cinéma face à ses démons – La Tribune
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    En arrière-plan des révélations d’abus sexuels, la filière cherche des façons plus sereines de vivre les tournages. Enquête.

    Certains smokings vont rester au placard. Des cinéastes ou des acteurs n’ont pas reçu leur carton d’invitation pour la 49e cérémonie des Césars, le 23 février à l’Olympia : l’Académie vient de déclarer que, « dans l’hypothèse d’une mise en examen ou d’une condamnation judiciaire d’un(e) participant(e) à un film éligible pour des faits de violence, notamment à caractère sexiste ou sexuel », la personne « ne ferait l’objet d’aucune mise en lumière ». En clair : plus d’invitation - ni de prix - pour ceux dont le comportement a été mis en cause.

    Alors que le mouvement MeToo prend une nouvelle ampleur depuis le témoignage de Judith Godrèche, dont l’histoire d’emprise rappelle celle de Vanessa Springora sous la coupe de l’écrivain Gabriel Matzneff, il semblerait que la peur ait changé de camp. Ce sont désormais les auteurs présumés des abus sexuels qui font profil bas : la série Alphonse de Nicolas Bedos, qui sera jugé en 2024 pour « agression sexuelle en état d’ivresse », est sortie en catimini sur Prime Video en 2023 ; Philippe Caubère, signataire de la tribune défendant Gérard Depardieu, vient d’être mis en examen pour agression sexuelle et viol sur deux mineures et corruption de mineur sur une troisième victime ; Roman Polanski n’aurait pas trouvé de distributeur pour The Palace, son prochain film... Alors que Benoît Jacquot, 77 ans, et Jacques Doillon, 79 ans, nient les faits qui leur sont reprochés, on ne sait pas ce qu’il adviendra de leurs prochains films : CE2, de Jacques Doillon, sur le thème du harcèlement scolaire, est annoncé sur les écrans fin mars et Belle, de Benoît Jacquot, avec Guillaume Canet et Charlotte Gainsbourg, est en postproduction.

    Si les icônes déchues protestent contre le non-respect de la présomption d’innocence et les excès de la « cancel culture », l’affaire Depardieu a marqué un véritable tournant : « Après la tribune soutenant Gérard Depardieu, la contre-tribune signée par des gens du métier au sens large, des producteurs aux techniciens, a montré que nous vivions un moment de bascule : il faut maintenant que les conditions de tournage changent, que l’on comprenne que l’art ne justifie pas tous les comportements, analyse Manuel Alduy, directeur du cinéma à France Télévisions. Nous sommes ainsi sortis de ce cas particulier pour dénoncer le côté systémique de ces agissements. »

    La fracture entre les deux camps est pourtant toujours béante, même chez les dirigeants politiques : à la suite du reportage de Complément d’enquête, la ministre de la Culture d’alors, Rima Abdul-Malak, avait estimé que Depardieu faisait « honte à la France » tandis qu’Emmanuel Macron redoutait une « chasse à l’homme ». Dans le milieu du cinéma, on voit déjà plus loin. Manuel Alduy, lui, a décidé de suspendre temporairement la diffusion des films dans lesquels l’acteur tient un rôle phare. « Il ne s’agit pas de censurer ni d’effacer quelqu’un, insiste-t-il. Les films sont des œuvres collectives, il serait injuste pour l’ensemble des équipes de ne plus jamais les diffuser. On va le faire dans des contextes différents : pour l’anniversaire de la mort de François Truffaut en 2024, nous programmerons bien sûr Le Dernier Métro, avec Depardieu. »

    Une formation obligatoire
    Ce changement de mentalité est impulsé par une jeune génération de cinéastes pour qui il n’est plus question de se taire : « L’omerta est en train de prendre fin, estime Marine Francen, coprésidente de la SRF (Société des réalisatrices et réalisateurs de films) et membre du Collectif 50/50, qui milite pour la parité, l’égalité et la diversité au cinéma. Contrairement aux excès américains, où l’on blackliste quelqu’un à la moindre suspicion, le mouvement en France se fait lentement mais en profondeur. La parole d’Adèle Haenel a été un vrai tournant et il y a maintenant un effet générationnel : les jeunes, plus sensibles à ce sujet, sont plus radicaux dans leur envie de tourner la page. » En 2021, un groupe de travail a été constitué à la SRF, pour réfléchir sur les attitudes à adopter : « Quelque chose est vraiment en train de changer dans la manière d’aborder le rapport au plateau, à l’équipe et aux comédiens, précise Marine Francen, convaincue que d’autres figures connues feront l’objet d’autres plaintes. Ça peut déstabiliser ceux qui pensent encore qu’un réalisateur est tout-puissant sur un plateau : ils sont aujourd’hui beaucoup moins à l’aise pour agir n’importe comment au nom de leur film... ou de leur névrose. »

    De nouveaux outils apparaissent à tous les échelons, afin de prévenir et repérer les violences du casting au tournage. Pour lutter contre le harcèlement, Rima Abdul-Malak a demandé en janvier au CNC (Centre national du cinéma) de rendre « obligatoire une formation pour l’ensemble de l’équipe au début de chaque tournage de film ». Un nouveau métier est également né : le coordinateur d’intimité, qui s’assure que les acteurs et actrices d’une scène d’amour sont bien en accord avec ce qu’on leur demande de faire. « Une coordinatrice d’intimité m’a demandé ce que j’étais "prête à accepter" et m’a montré des protections, des sortes de cache-sexe à coller sur soi comme dans les films porno, raconte l’actrice Maud Wyler. Mais il faudrait aussi parler au reste de l’équipe de tournage, souvent plus gênée par ces scènes intimes que je ne le suis moi-même ! »

    Très impliquée dans les états généraux du cinéma, Maud Wyler fait aussi partie de l’ADA (Association des acteur·ices), un nouvel organisme fondé par l’actrice Ariane Labed, entre autres, qui s’était insurgé contre la sélection de Johnny Depp et Catherine Corsini, tous deux visés par des accusations de harcèlement au Festival de Cannes 2023. C’est la première fois qu’une association fédère des comédiens et rend possible cette solidarité : « D’habitude nous sommes très peu ensemble, habitués à être représentés par nos agents, poursuit-elle. Mais nous voulions nous rassembler et échanger. J’étais abasourdie par le harcèlement raconté par les jeunes actrices. »

    Qui peut prévenir les cas de harcèlement sur un plateau ? Quels protocoles peuvent protéger un tournage ? La responsabilité incombe aux premiers concernés : les producteurs. « Nous savons aujourd’hui que nos responsabilités sont immenses, nous prenons le sujet très au sérieux, estime Marc Missonnier, producteur, entre autres, du Consentement. Nous nous retrouvons dans des positions où nous devons jouer le rôle à la fois de juge, de policier, d’arbitre, d’employeur et de protecteur des gens qui travaillent pour nous - et c’est bien normal. Mais les productions sont souvent de petites structures, fragiles économiquement, qui ne peuvent pas se permettre d’arrêter un film. »

    Le temps judiciaire, plus long, n’est pas celui du cinéma : chaque heure étant comptée, la production doit prendre des décisions immédiates sur des affaires complexes. Le cas s’est posé de façon abrupte pendant le tournage de Je le jure, film réalisé par Samuel Theis, par ailleurs acteur dans Anatomie d’une chute. Après une soirée en marge du tournage, un technicien a préféré quitter le film, avant de porter plainte contre le réalisateur pour viol. Ivre pendant la soirée, le jeune homme a avancé qu’il doutait avoir pu exprimer son consentement dans le moment intime qu’ils ont partagé ensemble. La productrice du film, Caroline Bonmarchand, a appris l’histoire le lendemain. « Le tournage se passait très bien, c’était comme un coup de tonnerre dans un ciel sans nuages, précise-t-on à la production. La productrice a tout de suite consulté le livre blanc du Collectif 50/50, appelé des producteurs qui avaient connu cette situation, ouvert le dialogue avec toute l’équipe... Car le pire, c’est l’omerta. Il a été décidé de mettre en place un système qui permette à ceux qui ne souhaitent plus interagir avec le réalisateur de le faire. » Samuel Theis a fini le tournage à l’écart du plateau, avec sa première assistante et sa scripte et, lorsqu’il devait venir diriger les acteurs, les techniciens étaient prévenus en amont. « C’est une solution, mais elle reste imparfaite car il faut à la fois respecter la parole de ce jeune homme et la présomption d’innocence du réalisateur, c’est irréconciliable, poursuit la production. C’est compliqué d’imaginer des solutions pour nous épauler. Il y a deux chemins : l’édiction de règles et l’option de la médiation, au cas par cas. » D’autres, sous couvert d’anonymat, estiment que la question cruciale est : « Est-ce qu’on considère dans ce genre de cas qu’un film fait par 150 personnes est voué à mourir, ou a-t-il le droit de vivre ? »

    Reste la question des mœurs, qu’aucune règle ne saurait dompter rapidement. Et l’étrange adage selon lequel les souffrances causées au nom de l’art seraient plus acceptables que d’autres. Depuis la naissance du cinéma, les exemples de comportements répréhensibles sont hélas nombreux. En 1972, sur le plateau du Dernier Tango à Paris, l’actrice Maria Schneider a même été agressée sexuellement devant l’objectif par Marlon Brando, sur une idée du réalisateur Bernardo Bertolucci, qui cherchait sa « réaction spontanée ». Une scène sans consentement dont elle ne s’est jamais remise. « Le problème de fond est le même depuis toujours, c’est celui du pouvoir et donc des rapports de domination, estime l’acteur Swann Arlaud, nommé aux Césars pour Anatomie d’une chute, dans la catégorie meilleur acteur dans un second rôle.

    Si nous en sommes venus à des situations de "tribunal populaire" qui ne sont pas souhaitables, c’est parce qu’il est trop rare que les coupables d’abus sexuels soient condamnés. C’est aussi un métier où l’on accepte de dépasser certaines limites au nom d’une recherche artistique : certains acteurs aiment se mettre en danger, d’autres pas. Alors, qui définit la limite ? »

    D’autres regrettent que MeToo n’ait pas ouvert un débat sur le métier de comédien(ne) : « Nous sommes vulnérables, car nous devons être choisi(e) s dans des castings, estime Maud Wyler. Ce métier est lié au pouvoir et à la séduction. Un agent m’a dit un jour que je faisais peur aux réalisateurs ! J’ai compris que c’était parce que je ne flatte ni le réalisateur ni le producteur et qu’une aventure amoureuse avec moi n’est donc pas possible... Mais c’est historique, dans le métier : Molière a eu une histoire avec une mère puis sa fille ; même Depardieu ou Delon ont été gigolos à leurs débuts. »

    Changer le rapport de force sur un plateau ; éviter les mises à l’écart sur la base de rumeurs ; prévenir les abus... Autant de dossiers ouverts pour un cinéma plus serein mais jamais idéal, selon un producteur qui veut rester anonyme : « Considérer qu’il existera un jour une société parfaite dans laquelle il n’y aura que des films "purs", où il n’y aura plus jamais aucun problème... c’est une belle utopie ou une belle angoisse. Surtout, ça n’existe pas. »

    Charlotte Langrand

    • Il termine par la conclusion qui était la rengaine contre la gauche : l’idéalisme loin des réalités du monde. Et puis, je fatigue des attaques contre la cancel culture, tant mieux si il y a renversement. Pour une fois qu’est tentée une protection en amont et une prise en compte de la victime plutôt que continuer à glorifier les ordures d’agresseurs, éviter ainsi l’isolement de la victime et son auto évincement du groupe, ici de la secte cinéma, … oui hein, parce ce que 80% des films raconte quoi ? des histoires dites d’amour et de violence à n’en plus finir qui la plupart ne font que renforcer et entériner les agressions sexistes et sexuelles, l’hétéronorme et sa morale suffocante, le droit pour les femmes de séduire jusqu’à 25 ans avec l’assurance de leur disparition des écrans après, celui de ne pas avoir de sexe en dehors d’un truc qui ressemble de près ou de loin au mariage, l’obligation du rêve d’amour parfait et sa fidélité en bandoulière en écho au prince charmant et à un cadavre sous verre. Et pour les hommes, la liberté des héros violents et populaires jusqu’à leur mort.
      Il est bien temps que ça bouge, sortons les couteaux et nos caméras :)

      [EDIT]
      Ah tiens, en écho à ce que j’écrivais ici sur le cadavre de la femme :
      https://madame.lefigaro.fr/celebrites/cinema/helene-frappat-judith-godreche-n-a-jamais-donne-son-consentement-et-

      Q : Tout cela remet aussi en question la tradition de l’artiste et de sa muse…

      Hélène Frappat : Laquelle s’ancre dans une mythologie très française issue du mouvement romantique, dans la société ultra-bourgeoise du XIXe siècle où tous les droits ont été retirés aux femmes. Cette période historique réactionnaire a mythifié le modèle de la muse, de l’éternel féminin, de la morte amoureuse, où l’on est face à une femme muette, objectifiée et littéralement valorisée en tant que cadavre.

      https://seenthis.net/messages/1041301

    • Existe-t-il un index des (nombreux) films où le pitch ressemble peu ou prou à des explications sur comment un adulte mâle va poser son empreinte sexuelle sur un·e mineur·e, ou une jeune femme ?
      Sentiment que dans les années 80/90 les Auteurs de la culture française, ces cinéastes et ces chanteurs s’étaient comme entendu pour nous noyer sous un flot de productions de ce type. #fictions_imposées

      Je renote ici Péril en la demeure 1984 https://seenthis.net/messages/1019184

      et Brainwashed - Le sexisme au cinéma
      https://seenthis.net/messages/1015789