Alors que dans le cadre d’une « niche parlementaire » du parti socialiste, l’Assemblée nationale vient de voter en première lecture (que fera le sénat ?), une proposition de loi sur la reconnaissance de la responsabilité de l’Etat dans le scandale du chlordécone aux Antilles, je rediffuse cet article publié il y a trois ans dans Libération.
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Aux Antilles, les vies brisées du chlordécone
Interdit en 1990, le pesticide des bananeraies sème désolation et maladies en Guadeloupe et Martinique. Mais après quinze ans d’instruction, l’enquête sur cette catastrophe sanitaire pourrait bien se solder par un non-lieu.
publié le 1er avril 2021
Arsène Diomède est une femme byen doubout (« robuste »), comme on dit en créole, malgré sa petite taille et ses mains déformées par le labeur. Pendant des années, sur une exploitation bananière de Goyave, en Guadeloupe, elle a inlassablement transporté des régimes de bananes, empilés sur sa tête. Et une fois la coupe finie, elle se trouvait, comme l’ensemble des ouvriers agricoles, réquisitionnée pour répandre l’engrais et les pesticides, le plus souvent à mains nues, sans aucune protection. Parmi ces produits, le chlordécone, un insecticide massivement utilisé en Guadeloupe et en Martinique pour lutter contre le charançon du bananier.
« On voyait bien cette tête de mort sur les sacs, mais pour garder notre travail, on ne posait pas de question », se souvient-elle. Nous sommes au début des années 90. Le médecin du travail va découvrir l’empoisonnement d’Arsène Diomède grâce à une analyse de sang. Il va alors lui délivrer un des très rares documents reconnaissant implicitement le rôle du pesticide dans son état de santé puisqu’il écrira au stylo rouge : « Ne pas toucher aux produits pesticides. » Mais il faudra attendre le 19 janvier 2021 pour que le cancérologue Daniel Vacqué lui rédige un certificat médical précisant : « Arsène Diomède est suivie depuis janvier 2015 pour myélome multiple avec chimiothérapie, une pathologie pouvant entrer dans le cadre d’une maladie professionnelle ayant été en rapport avec les pesticides des bananeraies (chlordécone en particulier). »
Ce document fait l’effet d’une bombe, car c’est le premier du genre. Pourtant, au-delà des ouvriers agricoles, la contamination a atteint de nombreux foyers des Antilles françaises ces dernières décennies. Les chercheurs de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) ont prélevé, en Guadeloupe, un échantillon de sang sur 1 042 femmes, pendant leur accouchement, entre 2005 et 2007. L’étude publiée en 2013 conclut que la présence de chlordécone dans le sang diminue le délai normal de grossesse et s’associe à un risque de prématurité. Par ailleurs, l’exposition du fœtus au pesticide a été démontrée par sa présence dans le sang du cordon ombilical. Dans une autre étude parue en 2012, les scientifiques de l’Inserm ont démontré que le chlordécone pouvait avoir des effets négatifs sur le développement cognitif et moteur des nourrissons. Par ailleurs, selon Santé publique France, les populations antillaises présentent un taux d’incidence du cancer de la prostate parmi les plus élevés au monde. Une réalité confirmée par le sénateur guadeloupéen Dominique Théophile, lors d’une présentation de la situation en janvier 2019, au Sénat : « Les Antilles françaises détiennent le triste record du monde en la matière, le taux d’incidence annuel de ce cancer en Martinique est de 227,2 cas sur 100 000 hommes et celui de Guadeloupe est d’un niveau proche. »
« Des stocks ont continué à circuler jusqu’au début des années 2000 »
Le scandale sanitaire aurait pourtant pu être évité. Après qu’en 1951 cette nouvelle molécule est découverte aux Etats-Unis et vendue sous le nom de Kepone, les tests lancés sur les animaux laissent rapidement apparaître des carences de fertilité avec suspicion de cancers. La majorité de la production sera exportée vers l’Europe, l’Union soviétique, l’Amérique du Sud, l’Afrique et les Antilles.
En 1968, en France, la Commission d’études de l’emploi des toxiques en agriculture rejette la demande d’homologation du chlordécone. Le ministère de l’Agriculture le classe alors « substance toxique ». Mais par un étrange tour de passe-passe, quatre ans plus tard, le Kepone se retrouve au rang des « substances dangereuses ». Ce qui permet à Jacques Chirac, alors ministre de l’Agriculture, d’autoriser, pour un an, sa mise sur le marché, histoire de satisfaire les grands propriétaires antillais. Pendant ce temps, aux Etats-Unis, l’usine de Hopewell (Virginie), dont les ouvriers commencent à souffrir des effets toxiques du produit, continue à produire le Kepone à un rythme soutenu, tant la demande est importante. Le site fermera en 1975.
En 1979, lorsque l’Organisation mondiale de la santé classe le chlordécone comme « cancérigène possible », plusieurs pays européens l’interdisent définitivement, mais pas la France. Deux ans plus tard, l’entreprise martiniquaise Vincent de Lagarrigue commercialise le pesticide sous le nom de Curlone. Elle l’achète à la société Calliope établie à Port-la-Nouvelle, dans l’Aude, qui elle-même importe la molécule du Brésil. Alors qu’elle est enfin interdite en 1990, les planteurs antillais obtiennent un délai exceptionnel de trois ans pour liquider les stocks. « Des stocks qui en réalité ont continué à circuler jusqu’au début des années 2000 », affirme Jean-Marie Nomertin, secrétaire général de la CGT de Guadeloupe, qui se dit « révolté par le traitement différencié » auquel a droit l’outre-mer. « Il est certain, affirme l’avocat Harry Durimel, que la molécule a été utilisée depuis son interdiction. » Le 23 août 2002, une tonne et demie de patates douces contenant des résidus de chlordécone a été saisie par les services de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes à Dunkerque.
Non-lieu
Il aura fallu attendre 1999 pour qu’un fonctionnaire de la direction départementale des affaires sanitaires et sociales, bien inspiré, mette en place un dispositif de contrôle des rivières. La sentence tombe : l’eau, les terres, les animaux, les poissons, les tubercules, sont contaminés à forte dose par le chlordécone. Même les œufs sont touchés. L’aquaculture s’effondre.
En 1999, l’entreprise guadeloupéenne d’embouteillage d’eau de source Capès Dolé restera fermée quatre mois et ses stocks seront détruits, jusqu’à l’installation de filtres à charbon actif au niveau du captage. En 2000, Jean-Claude Pitat, son directeur général, porte plainte contre X pour pollution de la ressource. Il récoltera un non-lieu faute de preuves suffisantes. « J’étais furieux de cette décision, mais je n’ai pas fait appel », relate-t-il.
« Il est souvent affirmé que les premières alertes vinrent des Etats-Unis, rappelle, en 2019, devant une commission parlementaire, Malcom Ferdinand, chercheur au CNRS. C’est faux. Elles furent émises par les ouvriers agricoles martiniquais en février 1974. Deux ans après l’autorisation officielle du chlordécone, les ouvriers de la banane entament l’une des plus importantes grèves de l’histoire sociale de la Martinique et demandent explicitement l’arrêt de l’utilisation de cette molécule parce qu’ils ont fait l’expérience de sa toxicité dans leur chair. »
Retrouver « dignité et identité »
Emplies d’un sentiment d’injustice, certaines victimes ont décidé de pousser la porte des tribunaux. En 2006, sous l’impulsion de Harry Durimel, alors porte-parole des verts, une première plainte avec constitution de partie civile est déposée pour « mise en danger de la vie d’autrui ». Ce n’est qu’en janvier 2021, après quinze ans d’instruction, que les premières auditions ont lieu. Entre-temps, d’autres groupements protestataires se sont créés, à l’image de l’association guadeloupéenne Vivre, dédiée à la défense des droits des personnes victimes d’empoisonnement.
Pour sa présidente Patricia Chatenay-Rivauday, ce scandale ne peut pas rester impuni. Le procès pourrait pourtant bien se terminer en non-lieu du fait d’une possible prescription des faits. Le 15 mars, Rémy Heitz procureur de la République au tribunal judiciaire de Paris, précisait : « Nous pouvons comprendre l’émoi que cette règle suscite, mais nous, magistrats, devons l’appliquer avec rigueur. »
Pour Harry Durimel, l’argument ne tient pas : « En matière de pollution, nous sommes en présence d’une infraction intemporelle car continue, et occulte du fait qu’elle ne pouvait être connue des victimes. Le point de départ de la prescription interviendra au moment où cessera la pollution. » En appui, la population martiniquaise s’est mobilisée en nombre le 27 mars, dans les rues de Fort-de-France, pour exiger des réparations, retrouver « dignité et identité » et mettre un terme à la « pwofitasyon » (les comportements abusifs), à l’initiative du Collectif des ouvrier·e·s agricoles empoisonné·e·s. Une nouvelle manifestation est prévue le 10 avril.
La colère de la population est d’autant plus vive que les victimes avaient repris espoir lorsqu’en 2018, en Martinique, Emmanuel Macron avait qualifié le chlordécone de « scandale environnemental » en rappelant que l’Etat devrait prendre sa part de responsabilité. L’année suivante, la commission d’enquête parlementaire présidée par le député martiniquais Serge Letchimy concluait à la « responsabilité première » de la France dans ce désastre sanitaire. En février, le gouvernement a annoncé un quatrième plan contre le chlordécone (2021-2027), et débloqué 92 millions d’euros. Une somme jugée insuffisante par les associations.
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