Perpétuer un style de vie sans radars ni taxe carbone
Au même endroit, dès le premier jour du mouvement des « gilets jaunes », les personnes mobilisées réclamaient à la fois de « taxer les riches », les « vrais pollueurs », mais aussi qu’on les « laisse tranquilles ». « Tout est loin », disait-on sur le péage bloqué, en comparaison des anciennes générations, qui pouvaient « tout faire à vélo » lorsque le travail et les services étaient mieux implantés. Désormais, il faut se déplacer loin.
En réalité, les « gilets jaunes » ruraux, qui travaillaient dans les petites entreprises du bâtiment, à l’usine ou à domicile chez les personnes âgées, ne réclamaient pas l’arrivée du TGV dans le département, par contraste avec une ancienne mobilisation de la bourgeoisie locale. Ils demandaient avant tout qu’on les laisse accomplir cette distance incompressible entre eux et le travail, mais aussi entre eux et l’État, sans entrave administrative, sans radars ni taxe carbone, quand l’explosion du budget carburant venait remettre en cause leur capacité à boucler les fins de mois et, finalement, à perpétuer leur style de vie.
Ajoutons que, chez les ouvriers et les employés ruraux que nous avons rencontrés, l’État n’est jamais complètement absent, au sens où la stabilité parfois acquise s’est en partie construite avec l’État social, ou ce qu’il en reste. Le contexte local et l’air du temps les conduisent à se rattacher aux visions du monde de certains proches familiaux, ou de certains amis, souvent un peu plus riches. Parfois des travailleurs indépendants influents en milieu populaire rural, qui répètent à l’envi qu’ils « payent pour les autres » et que l’État « vole » l’argent de leur travail. Pour être un ouvrier respectable, aspirer à une ascension sociale, ou simplement ne pas passer pour un assisté, l’une des solutions est d’endosser ce discours des dominants de proximité.
Dans cette perspective, on ne saurait dire et penser que l’État nous abandonne ; tandis que se proclamer du côté du RN permet d’affirmer sa capacité à s’en sortir sans être aidé ni « réclamer ». Tout concourt alors à considérer l’État, devenu figure de l’urbanité, comme une composante d’un modèle de société repoussoir, contre lequel on se définit.