• Face au pire, nos aveuglements contemporains

    « La #polarisation a empêché l’#information d’arriver. » Iryna Dmytrychyn est parvenue à cette conclusion après avoir disséqué ce que la presse écrivait sur l’Holodomor, la grande famine de 1932-1933 en Ukraine, au moment où elle avait lieu.

    Malgré tous les efforts du pouvoir soviétique, quelques reporters avaient réussi à rendre compte de la catastrophe en cours, le plus célèbre étant le Gallois Gareth Jones et la plus effacée peut-être Rhea Clyman, une journaliste canadienne. En France, Suzanne Bertillon avait publié le témoignage circonstancié d’un couple de paysans américains d’origine ukrainienne dans le journal d’extrême droite Le Matin.

    Dans le paysage médiatique des années 1930, terriblement clivé selon l’orientation politique, la #presse d’extrême droite couvre la famine, tandis que les titres liés au Parti communiste, à commencer par L’Humanité, la taisent voire la nient. Dans les deux cas, la lecture politique des événements s’impose.

    Les #faits comptent moins que les #opinions : selon que l’on soit communiste ou anticommuniste, on croit ou non à l’existence de la famine, comme si les personnes affamées relevaient d’un point de vue. « Au-delà des faits, c’était une question de #foi », résume Iryna Dmytrychyn dans son livre. Peu importe le réel, ce qui fait « foi », c’est l’idée que l’on veut s’en faire.

    Si la presse fasciste a eu raison, c’était parce que les circonstances l’arrangeaient. Et encore, tous les journaux de l’extrême droite n’ont pas couvert cette gigantesque famine avec la même intensité : l’Ukraine, périphérie d’un empire colonial, avait moins d’importance aux yeux de Rivarol ou de L’Action française que ce régime communiste honni pour ne pas rembourser les emprunts russes, remarque Iryna Dmytrychyn.

    #Dissonance_cognitive

    « La presse du centre n’en parle pas car elle manque d’informations ou considère n’en avoir pas suffisamment », ajoute la chercheuse. L’approche sensationnaliste, quant à elle, exacerbe les récits déjà terribles. Des millions de morts sur des terres fertiles, en paix, des cas de cannibalisme… « Une disette peut se concevoir, mais manger ses enfants ? L’entendement se dérobe, conclut Dmytrychyn en reprenant la formule de l’historien Jean-Louis Panet. Notre cerveau ne pouvait l’admettre. »

    L’écrivain hongrois Arthur Koestler fut l’un des rares compagnons de route du parti communiste à être lucide sur l’#Holodomor, parce qu’il s’est rendu sur place. Il a fait l’expérience de cette « trieuse mentale » qui le poussait à refuser ce qui heurtait ses convictions. Il en va de même, aujourd’hui, pour les catastrophes en cours : les dizaines de milliers de morts aux frontières de l’Europe, les guerres meurtrières plus ou moins oubliées (au Soudan, à Gaza, en Ukraine, en Éthiopie…), ou encore le changement climatique. Ce dernier fait l’objet de nombreuses recherches pour tenter d’expliquer l’apathie, l’indifférence, voire le déni, qu’il suscite, comme d’autres catastrophes.

    La philosophe Catherine Larrère propose de reprendre le concept de dissonance cognitive, développé dans les années 1950 par le psychologue Leon Festinger. « Notre vie suppose une forme de #croyance dans l’avenir car cette #confiance nous permet d’agir. Quand quelque chose met en question ces #certitudes, on préfère trouver une autre #explication que de remettre en cause nos croyances. On préfère croire que le monde dans lequel on vit va continuer », résume l’intellectuelle.

    Les #neurosciences confirment le « coût » biologique de renoncer à ce qu’on pensait établi. « Lorsque les faits contredisent nos représentations du monde, le cerveau envoie un signal d’erreur en produisant des “#hormones_du_stress” », décrit Sébastien Bohler, docteur en neurosciences et rédacteur en chef du magazine Cerveau & Psycho. Créer des stratégies pour s’adapter à la nouvelle donne nécessite d’activer d’autres parties du cerveau, dont le cortex préfrontal, ce qui est « très consommateur d’énergie », poursuit le chercheur.

    Plutôt que de procéder à ces remises en cause, la première réaction consiste à s’en prendre au messager. « Les porteurs de mauvaises nouvelles, on les met à mort, au moins symboliquement », note le psychanalyste Luc Magnenat, qui a publié La Crise environnementale sur le divan en 2019. « On impute aux écologistes la #responsabilité de ce qui arrive parce qu’ils en parlent », précise Catherine Larrère, en suggérant nombre d’illustrations tirées de l’actualité : les inondations dans le nord de la France seraient causées par l’interdiction de curer les fossés afin de protéger les batraciens, et non par le changement climatique qui provoque des pluies diluviennes… Ou encore les incendies seraient dus « à des incendiaires », et non à la sécheresse.

    « Être écologiste, c’est être seul dans un monde qui ne veut pas entendre qu’il est malade », reprend Luc Magnenat en citant Aldo Leopold, le père de l’éthique environnementale. Dans sa chanson From Gaza, With Love, le rappeur franco-palestinien Saint Levant le dit dans son refrain : « Continuez à parler, on vous entend pas. »

    Cette difficulté à dire une catastrophe que personne ne veut entendre est étudiée dans l’ouvrage collectif Violence et récit. Dire, traduire, transmettre le génocide et l’exil (Hermann, 2020). « La #violence limite toute possibilité de #récit, mais aussi toute possibilité d’#écoute et de réception. Elle hante une société d’après-guerre peu encline à admettre la dimension impensable du #génocide […]. Elle se traduit par l’#effroi : d’un côté la #négation de ceux dont le récit ne peut pas se dire ; de l’autre le déni et la #peur d’une société qui ne veut pas être témoin de la #cruauté_humaine dont atteste le récit. Comment dire et entendre les rafles, les morts de faim ou sous la torture dans les prisons ou sur les routes d’Arménie ou dans les camps nazis ? […] Le témoignage met des décennies à pouvoir se tisser, le temps de sortir du #silence_traumatique et de rencontrer une #écoute possible », pose en introduction la directrice de l’ouvrage, Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky, à la tête de l’Institut Convergences Migrations du CNRS.

    #Responsabilités_collectives

    Anthropologue et psychologue clinicienne, elle s’est concentrée sur la parole des personnes exilées, qui subissent une « triple violence » : une première fois sur le lieu du départ, ce qui constitue souvent la cause de l’exil (opposition politique, risques en raison de son identité, etc.) ; lors de la #migration pour éviter les risques inhérents à la clandestinité ; à l’arrivée en France où l’#administration impose un cadre qui ne permet pas à la #parole de s’exprimer librement.

    La possibilité du récit disparaît donc dans la société qui ne veut pas l’entendre, car elle se retrouverait sinon face à ses responsabilités dans ces violences. « Les #morts_aux_frontières relèvent de l’intentionnel, c’est une politique économique qui érige des murs », synthétise Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky.

    Refuser d’« attester de la violence » est l’une des formes du déni, qui en revêt d’autres. « Plus l’#angoisse est forte, plus le déni est fort », relève Luc Magnenat.

    Au-delà de son intensité, il trouve différentes manifestations. Dans son livre States of Denial (non traduit, « les états du déni »), le sociologue Stanley Cohen propose une typologie : le déni peut être littéral (cet événement ne s’est pas produit), interprétatif (la signification des faits est altérée), implicatif (les conséquences et implications sont minimisées). Surtout, Stanley Cohen sort le déni du champ psychologique en montrant qu’il peut relever de #politiques_publiques ou de #pratiques_sociales.

    Dans ses recherches sur les massacres des opposants politiques dans les prisons iraniennes en 1988, l’anthropologue Chowra Makaremi a observé ces « reconfigurations du discours du déni ». Après des décennies de négation pure et simple, le régime iranien a, sous la pression d’une mobilisation de la société civile, tenté d’en minimiser l’ampleur, puis a dénié aux victimes leur statut en considérant qu’elles n’étaient pas innocentes, avant de se présenter lui-même en victime agissant prétendument en légitime défense.

    Indispensable « #reconnaissance »

    Sortir du déni n’est pas un phénomène linéaire. S’agissant du #changement_climatique, Sébastien Bohler a observé une prise de conscience forte en 2018-2019. À ce « grand engouement », incarné notamment par les manifestations pour le climat, a succédé « un retour du climato-rassurisme », « nouvelle tentative de ne pas poursuivre la prise de conscience ».

    La théorie d’un #effondrement global simultané, qui a connu un nouvel essor à ce moment-là, a constitué un « #aveuglement », estime pour sa part Catherine Larrère dans le livre Le pire n’est jamais certain (Premier Parallèle), coécrit avec Raphaël Larrère, parce qu’elle empêchait de regarder la « multiplicité des catastrophes locales déjà en cours ». « La fascination pour le pire empêche de voir ce qui est autour de soi », en déduit la philosophe.

    Malgré les retours en arrière, des idées progressent inexorablement : « Au début des années 1990, il allait de soi que le progrès et les innovations techniques allaient nous apporter du bien-être. C’était l’évidence. Ceux qui émettaient des réserves passaient pour des imbéciles ou des fous. Aujourd’hui, c’est l’inverse, la croyance dans l’évidence du progrès fait passer pour étrange. »

    Le mur du déni se fissure. Ce qui l’abattra, c’est le contraire du déni, c’est-à-dire la reconnaissance, selon Stanley Cohen. Indispensable, la connaissance des faits ne suffit pas, ils doivent faire l’objet d’une reconnaissance, dans des modalités variables : procès, commissions vérité et réconciliation, compensation, regrets officiels…

    L’Ukraine a dû attendre la chute de l’URSS pour qualifier officiellement l’Holodomor de génocide, une reconnaissance qui a pris la forme d’une loi adoptée par le Parlement en 2006. Après l’invasion de son territoire par la Russie le 24 février 2022, plusieurs États européens, dont la France, ont fait de même, reconnaissant, 90 ans après, que cette famine organisée par le pouvoir soviétique n’était pas une « disette », ni une « exagération colportée par les ennemis du régime », mais bel et bien un génocide.

    https://www.mediapart.fr/journal/international/180824/face-au-pire-nos-aveuglements-contemporains

    #déni #aveuglement

    • Violence et récit. Dire, traduire, transmettre le génocide et l’exil

      Face au désastre, peut-il y avoir un récit ? Au sortir du camp de Buchenwald, à l’heure des dizaines de milliers de morts en Méditerranée, que dire, que traduire, que transmettre ? Le récit peut-il prendre forme lorsqu’il s’agit d’attester du mal et de la cruauté, dont la conflagration mine l’écrit ? La violence empêche le récit lorsque les mots manquent radicalement pour dire l’expérience génocidaire ou exilique. Elle l’abîme, tant sa transmission et son écoute sont hypothéquées par le déni et le silence de la société qui le recueille. À travers l’étude de plusieurs formes de récits – chroniques de ghetto, récits de guerre ou poèmes et fictions – émerge l’inconscient de l’Histoire qui ne cesse de traduire les expériences de domination et de persécution de populations marginalisées. Comment décentrer la violence pour rendre le récit audible ? Les dispositifs d’écoute, d’interprétariat et de transmission se renouvellent. Ce livre apporte une lecture inédite des récits de violence, en proposant un parallèle entre les violences génocidaires et les exils contemporains dans une perspective résolument pluridisciplinaire.

      https://www.editions-hermann.fr/livre/violence-et-recit-marie-caroline-saglio-yatzimirsky

      #livre

    • States of Denial: Knowing about Atrocities and Suffering

      Blocking out, turning a blind eye, shutting off, not wanting to know, wearing blinkers, seeing what we want to see ... these are all expressions of ’denial’. Alcoholics who refuse to recognize their condition, people who brush aside suspicions of their partner’s infidelity, the wife who doesn’t notice that her husband is abusing their daughter - are supposedly ’in denial’. Governments deny their responsibility for atrocities, and plan them to achieve ’maximum deniability’. Truth Commissions try to overcome the suppression and denial of past horrors. Bystander nations deny their responsibility to intervene.

      Do these phenomena have anything in common? When we deny, are we aware of what we are doing or is this an unconscious defence mechanism to protect us from unwelcome truths? Can there be cultures of denial? How do organizations like Amnesty and Oxfam try to overcome the public’s apparent indifference to distant suffering and cruelty? Is denial always so bad - or do we need positiv...

      https://www.wiley.com/en-us/States+of+Denial%3A+Knowing+about+Atrocities+and+Suffering-p-9780745623924