La mort de « Bija », trafiquant libyen de migrants, abattu à Tripoli
▻https://www.lemonde.fr/international/article/2024/09/03/la-mort-de-bija-trafiquant-libyen-de-migrants-abattu-a-tripoli_6302942_3210.
La mort de « Bija », trafiquant libyen de migrants, abattu à Tripoli
Par Olivier Bonnel (Rome, correspondance) et Nissim Gasteli (Tunis, correspondance)
Les images ont rapidement circulé sur les réseaux sociaux dans la soirée du 1er septembre. On y voit un homme affaissé, le corps criblé de balles à bord d’une voiture blanche. Il vient d’être abattu alors qu’il sortait de l’académie navale de Tripoli (Libye), dans ce qui s’apparente à un règlement de comptes entre milices. Rapidement, l’homme est identifié comme étant Abd Al-Rahman Al-Milad, surnommé « Bija », ancien commandant des gardes-côtes de Zaouïa, ville située à une cinquantaine de kilomètres à l’ouest de Tripoli.
Avec la disparition de « Bija » se referme un des chapitres les moins glorieux de la crise migratoire en Méditerranée et des relations peu avouables entre la Libye et l’Italie ces dernières années. Le 2 février 2017, le premier ministre, Faïez Sarraj, chef du « gouvernement d’accord national », signe à Rome un mémorandum aux côtés du chef du gouvernement italien Paolo Gentiloni. L’objectif est d’aider la Libye à refouler les migrants, en lui donnant des moyens maritimes notamment. Les gardes-côtes libyens bénéficieront de l’expertise italienne. Sans cet accord, « Bija » n’aurait peut-être pas connu pareil destin.
Trafiquant notoire de migrants, enrichi grâce notamment à la contrebande de pétrole, « Bija » est associé à la triste réalité des camps de rétention libyens, dont les réfugiés qui ont pu gagner les côtes italiennes racontent l’enfer. Très peu d’images ont circulé de lui, dont la biographie officielle le fait naître à Tripoli en 1986.
« C’est la chronique d’une mort annoncée, ses liens criminels l’exposaient, il restera un homme qui gardait de nombreux secrets », raconte au Monde Nello Scavo, qui a révélé dans les colonnes du quotidien Avvenire les affaires peu reluisantes du Libyen avec l’Italie. En 2019, ce journaliste sicilien publie une enquête sur la venue secrète en Italie deux ans plus tôt d’une mission libyenne dans un centre d’accueil à Mineo, situé dans la province de Catane.
Au sein de la délégation figure « Bija », et certains réfugiés le reconnaissent avec effroi, connaissant sa brutalité. En septembre 2016, il avait été filmé, en uniforme, en train de battre des migrants à l’aide d’une amarre, alors que ces derniers se trouvaient entassés dans une embarcation pneumatique de fortune en haute mer.
S’intéresser de près à la « mafia libyenne » va coûter cher à Nello Scavo : il a reçu des menaces de morts et vit depuis sous protection policière. (...)
Comment l’Italie a-t-elle pu confier le dossier migratoire à un criminel notoire ? La question, embarrassante, reste pour l’heure sans réponse. « J’ai été l’un des premiers à interpeller le ministre de l’intérieur Marco Minniti en 2017 devant le Parlement, m’étonnant que les autorités italiennes puissent ignorer la sinistre réputation de “Bija” », se souvient l’ancien député (PD, centre gauche) Erasmo Palazzotto. « Le moins que l’on puisse dire, c’est que je n’ai eu qu’une réponse évasive et la garantie que l’Italie œuvrait en faveur de la protection des droits humains. »En septembre 2018, le Conseil de sécurité de l’ONU place « Bija » sous sanctions. « Abd Al-Rahman Al-Milad et d’autres gardes-côtes auraient directement participé au sabordage d’embarcations de migrants par arme à feu », notent dans leur rapport les experts des Nations unies. « Bija » est interdit de voyage et ses biens sont gelés. En octobre 2020, il est arrêté à la demande du procureur de Tripoli puis maintenu en détention jusqu’en avril 2021. Mais ses connexions locales semblent avoir joué, lui permettant d’être promu après sa libération et nommé directeur de l’académie navale de Tripoli.
En février, le parquet d’Agrigente (Sicile) a révélé avoir ouvert une enquête visant « Bija » et son cousin Osama Al-Kuni, qui dirige le centre de détention de Zaouïa, où les tortures contre les migrants sont monnaie courante. Au même moment, la Cour de cassation, plus haute instance juridique italienne, décrétait que le renvoi des migrants aux mains des gardes-côtes libyens était considéré comme un crime.Son assassinat a vivement fait réagir les Libyens sur les réseaux sociaux. Khaled Al-Michri, le président du Haut Conseil d’Etat – l’équivalent du Sénat dans la structure institutionnelle de l’Ouest – a appelé le procureur général à faire la lumière sur les personnes impliquées.L’ancien député italien Erasmo Palazzotto redoute que rien ne change dans la gestion du dossier migratoire avec la Libye, après cette disparition : « Si “Bija” avait affronté la justice internationale, il aurait peut-être livré des informations sur la politique italienne et de l’Union européenne, qui a préféré sous-traiter ce dossier à des organisations criminelles et mafieuses. » « Bija » est mort avec ses secrets. Ne reste de lui que deux photos le montrant souriant, posant à bord d’une vedette des gardes-côtes libyens, offerte par la marine italienne.
#Covid-19#migration#migrant#italie#libye#trafic#mafia#refoulement#politiquemigratoire