• Quand dire, c’est inclure

    En Belgique francophone, la désignation des femmes ne fait plus guère problème, sauf dans les groupes composés de femmes et d’hommes. Cependant, sans polémique, le Conseil de la Langue a pu formuler des recommandations équilibrées, au service des usagères et usagers du français, pour favoriser une communication non discriminatoire quant au genre. Par Anne-Catherine Simon et Dan Van Raemdonck

    Le pouvoir symbolique de la langue, qui a notamment pour fonction de représenter le monde et d’agir sur lui, permet également de renforcer la visibilisation de la place et du rôle des femmes dans la société en les nommant le plus justement possible. Un bon usage de la langue doit aussi permettre d’éviter toute pratique discriminatoire quant au genre.

    En matière de féminisation, la Belgique francophone a suivi le mouvement des initiatives prises au Québec (1979), en France (1986[i]) ou en Suisse romande (1992). En 1993, la Communauté française de Belgique, comme on la nommait alors, s’est engagée par voie d’initiative parlementaire à recommander la féminisation des noms de métier, de fonction, de grade ou de titre. Près de 30 ans plus tard, à l’initiative cette fois du Conseil de la langue française et de la politique linguistique[ii], le gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles a publié un nouveau décret relatif au renforcement de la féminisation et aux bonnes pratiques non discriminatoires quant au genre (14 octobre 2021), décret qui abroge le précédent.

    Décret « Féminisation » en 1993 : effets et limites

    Le décret de 1993[iii] a été traduit dans un guide Mettre au féminin (1994). Son apport a essentiellement consisté en l’établissement de règles de féminisation et d’une liste de termes féminins, car bon nombre de formes n’étaient utilisées qu’au masculin (Madame le Premier Ministre, un chirurgien femme, etc.). La troisième édition de ce guide (2014), s’écartant du décret de 1993, évoquait la désignation de groupes composés de femmes et d’hommes. Il n’était pas encore question du point médian, mais de l’usage du masculin à valeur générique ou des doublets complets (les avocats et avocates).

    Une mise à jour du décret est apparue nécessaire : À qui et dans quelles circonstances le décret s’applique-t-il ? Comment dénommer les groupes mixtes ? Comment faire les accords ? Comment désigner les personnes non binaires, qui ne s’identifient ni au genre masculin ni au genre féminin ?

    Décret « Renforcement de la féminisation » en 2021 : changements et apports principaux

    La boussole du Conseil de la Langue française a toujours été posée sur un trépied dont l’équilibre importe, tant scientifiquement que politiquement : la visibilisation des femmes (via la question des représentations), la cohérence du système de la langue et la lisibilité des textes.

    Par ailleurs, l’irruption du mouvement #MeToo, qui a remis à l’avant des débats la place de la représentation des femmes dans la langue, a changé la donne. Aux voix des morpho-syntacticiens[iv], parfois jugés accrochés à leur système, se sont ajoutées celles des analystes du discours ou des psycholinguistes, qui mettaient en avant l’exploitation sociale de la langue et les représentations associées à l’usage de certaines formes comme le masculin dit « générique ». La tribalisation opérée par les réseaux sociaux n’augurait rien de bon quant à la possibilité de construire un discours serein et équilibré au service du bien commun.

    En outre, l’apparition dans le champ social de la question de l’identité de genre a imposé de prendre en compte la fluidité dans l’identification du genre des personnes et la non-binarité. Cela oblige également à questionner la binarité des moyens linguistiques à disposition : deux seuls genres grammaticaux (masculin et féminin), des techniques de visibilisation encore très binaires, liées à la lutte pour les droits de femmes, alors que la réalité se révèle davantage complexe. Le combat féministe pouvait être dépassé par le combat pour le respect de toutes les identités de genre. Le combat pour visibiliser les femmes devait se doubler d’un combat pour visibiliser les identités de genre dans leur complexité. Ou, en tout cas, pour développer des moyens qui permettent réellement une communication officielle ou formelle non discriminatoire quant au genre.

    Le Conseil de la Langue française a remis un avis sur l’élaboration du décret[v]. Il a pris acte d’un déplacement social vers la question de la représentation et de la visibilisation des femmes. Mais il s’est opposé, pour la désignation des groupes mixtes, à la suppression totale de l’usage du masculin dans son acception générique, dans la mesure où il s’agit d’une ressource de la langue que les usagers et usagères mobilisent dans leur ensemble. Il s’agissait de reconnaitre tant l’existence de cette ressource que celle des risques d’invisibilisation des femmes que cet usage pouvait provoquer, et donc de le limiter[vi]. Une nouvelle dynamique argumentative a été proposée : d’abord une visibilisation manifeste (ex. doublets complets : les citoyens et les citoyennes) et, seulement quand la visibilisation des femmes est assurée dans un texte ou un discours, la possibilité d’user de techniques de neutralisation de l’opposition en genre, dont l’usage du masculin dans son acception générique (ex. les Bruxellois pour désigner l’ensemble de la population bruxelloise).

    Le décret de 2021 engrange des avancées significatives.

    - Élargissement du domaine d’application à l’ensemble des communications officielles et formelles, orales et écrites, dans plusieurs domaines : administration, enseignement, institutions culturelles, organismes sportifs, etc.
    - Prise en compte mesurée de la fluidité ou de la non-binarité des personnes, en particulier dans le cadre des offres d’emploi et des annonces, qui doivent intégrer la mention « (F/H/X) ».
    - Préférence pour les formes féminines qui visibilisent le féminin et le rendent audible (entrepreneuse plutôt qu’entrepreneure) et, par conséquent, récession des formes féminines récentes en -eure[vii].
    - Conception large d’un langage inclusif qui repose sur deux stratégies : visibilisation des femmes à côté des hommes et/ou neutralisation du genre (formes épicènes[viii], collectives, etc. (voir tableau 1)).
    – Limitation de l’usage du point médian à des contextes où l’on manque de place et où une abréviation est de mise (par ex. un tableau où l’on écrirait les citoyen·nes).
    - Limitation de l’usage du masculin générique à des contextes où est assurée la mixité du groupe que l’on désigne.
    - Modification du discours grammatical pour éviter toute formulation qui présuppose une domination du genre grammatical masculin sur le féminin (ex. suppression de la formulation « le masculin l’emporte… »).
    – Pour les accords (déterminants, adjectifs et participes passés), recommandation d’utiliser le masculin dans sa valeur non marquée[ix].
    - Pour les accords, recommandation d’utiliser un principe de proximité qui permet de placer le terme au masculin du doublet à proximité immédiate de l’élément accordé au masculin (les citoyennes et les citoyens engagés plutôt que les citoyens et les citoyennes engagés).

    Le guide Quand dire, c’est inclure (2024)

    Le cabinet de la Ministre Linard a chargé le Conseil des Langues et des Politiques linguistique de rédiger l’Arrêté d’exécution du décret (adopté le 14/07/2022 et publié au Moniteur belge le 22/08/2022)[x]. Le Conseil a proposé un certain nombre de techniques de communication inclusive (de visibilisation et de neutralisation), reprises dans un guide et un dépliant résumé.

    Ce guide, Quand dire, c’est inclure (2024), a été édité par la Direction de la langue française et rédigé par un groupe de travail du Conseil de la Langue française de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Il présente, à destination du public spécialisé (ex. administrations, institutions d’enseignement) et du grand public, la manière d’appliquer le décret dans la communication officielle ou formelle. Il ne prétend pas régenter les communications privées ou informelles, quoiqu’il puisse les informer. L’esprit de ce guide est d’expliquer les enjeux d’une communication non discriminatoire quant au genre et de donner l’éventail le plus large possible des formes et des techniques recommandées, pour que chacun puisse écrire ou parler de la manière la plus inclusive et la plus claire possibles (voir tableau 1). Tenir un langage clair est un enjeu aussi important que tenir un langage non discriminatoire quant au genre.

    Tableau 1. Sept techniques pour désigner des groupes mixtes (guide Quand dire c’est inclure, Service de la langue, p. 15)

    Le guide contient :

    - Une liste de 2075 formes féminines recommandées (dont 429 formes ajoutées ou modifiées depuis le guide de 2014).
    - Des recommandations pour désigner une femme ou un ensemble de femmes, désigner un groupe mixte et réaliser les accords.
    - Un glossaire.
    - Cinq encadrés qui permettent d’éclairer des recommandations et cinq encadrés qui présentent des pratiques non recommandées par le décret, mais cependant présentes dans les usages et le débat public.

    Le Conseil a continuellement travaillé de manière à obtenir un consensus parmi l’ensemble de ses membres même si, sur certaines pratiques, les avis divergeaient considérablement. Ce travail d’argumentation, de débat constructif et de recherche du bien commun nous semble avoir permis de formuler des recommandations qui sont équilibrées et au service des usagères et usagers du français et de la communauté.

    Rebondissement ?

    L’orientation pédagogique de cette chronique, rédigée en juin, a été télescopée par un paragraphe de la Déclaration de Politique communautaire du nouveau gouvernement de la FWB. On peut en effet y lire dans la partie relative à la lutte contre les discriminations (p. 50) : « Si la féminisation des noms de métiers et des fonctions constitue une avancée importante, modifier l’écriture dans l’objectif de la rendre plus inclusive, sans tenir compte des règles grammaticales ou orthographiques, complique l’accès à l’information pour les citoyens les plus fragilisés, en particulier dans leurs contacts avec les administrations et complexifie l’apprentissage de la langue française. » D’aucuns y ont lu la fin de l’écriture inclusive et, par voie de conséquence, du nouveau décret. Ce n’est pourtant pas l’interprétation la plus évidente. en effet, le décret relatif au renforcement de la féminisation des noms de métier, fonction, grade ou titre et aux bonnes pratiques non discriminatoires quant au genre dans le cadre des communications officielles ou formelles de 2021 ne parle pas d’écriture inclusive, mais de « bonnes pratiques non discriminatoires quant au genre dans le cadre des communications officielles ou formelles ». Comme dans tous les pays de la francophonie qui se sont prononcés sur cette question, France comprise, le point médian, une pratique parmi de nombreuses autres, n’y est évoqué que comme signe d’abréviation – ce qu’il est –, dont l’emploi est limité aux espaces restreints où une abréviation est nécessaire. Les bonnes pratiques du décret, reprises dans le guide Quand dire, c’est inclure, respectent toutes scrupuleusement les règles de grammaire et d’orthographe. Elles ont été réfléchies par les membres du Conseil comme autant d’exploitations légitimes de la langue pour faire en sorte que toutes les citoyennes et tous les citoyens de la FWB se sentent concernés et représentés, sans discrimination quant à leur genre, dans les communications officielles et formelles. Le gouvernement saura-t-il voir les équilibres bien pesés dans le nouveau décret et éviter la tentation de se saisir de cette question cruciale de représentation non discriminatoire par la langue pour en faire un enjeu idéologique de conquête de parts du marché électoral, ce qui serait délétère pour le « faire commun » dans notre société ?

    https://blogs.mediapart.fr/carta-academica/blog/100924/quand-dire-c-est-inclure

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