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  • La cause de mon enfant - Mobilisations individuelles de parents d’enfants en échec scolaire précoce | #Stanislas_Morel, Politix, 2012/3
    https://shs.cairn.info/revue-politix-2012-3-page-153

    Les spécialistes se partageant le territoire professionnel de l’#échec_scolaire précoce se distribuent aujourd’hui en trois principaux pôles, souvent en concurrence les uns avec les autres. Le premier regroupe des professionnels qui appréhendent l’échec scolaire précoce en termes pédagogiques. Selon eux, les difficultés d’apprentissage seraient dues à une mauvaise assimilation par l’enfant des connaissances transmises par l’enseignant et devraient être traitées par du soutien scolaire ou par une pédagogie individualisée. Le deuxième pôle est composé de professionnels qui font de l’échec scolaire le « symptôme » de problèmes psychoaffectifs, souvent imputés à des dysfonctionnements éducatifs principalement dans la famille, parfois à l’#école. Le dernier pôle, médical, rassemble les professionnels qui estiment que certains enfants en échec scolaire précoce sont atteints de « #troubles » variés qui relèvent d’une approche médicalisée.

    La circulation des enfants « en difficulté scolaire » entre ces trois pôles, dès les premières années de leur scolarité, est aujourd’hui banale et ne peut plus être considérée comme un phénomène marginal. Plus les enfants en échec sont jeunes, plus la raison des difficultés qu’ils rencontrent dans l’apprentissage des savoirs fondamentaux (lire, écrire, compter) est communément recherchée dans des causes médicales ou psychologiques. Certaines des difficultés les plus courantes dans le domaine des apprentissages du langage oral ou écrit (défaut de prononciation, inversion de consonnes, voire grande pauvreté syntaxique ou lexicale) sont ainsi très souvent déléguées aux orthophonistes. Cette systématisation du recours aux professionnels de la santé pour les enfants en échec scolaire précoce est rendue possible par la croissance démographique très rapide des professions impliquées.

    L’extension des diagnostics médico-psychologiques est encouragée par les professionnels de santé. Selon une étude citée par deux pédopsychiatres, 90 % des enfants en échec à l’école présenteraient des troubles médicaux ou psychologiques identifiés (troubles cognitifs, comportementaux, anxieux, thymiques, etc.). L’addition des taux de prévalence des différents « troubles des apprentissages » relevés dans la littérature scientifique conduit à estimer à près de 20 % le nombre d’enfants atteints par des dysfonctionnements cognitifs dont l’origine organique, voire génétique, est souvent soupçonnée. Ce taux, proche de celui des mauvais lecteurs à la fin de l’école élémentaire déterminé à partir des évaluations nationales et rappelé dans tous les rapports récents sur l’école primaire, suggère que la grande difficulté scolaire, toute massive qu’elle soit, peut très bien s’interpréter en termes médico-psychologiques. Cette version médicalisée de l’échec scolaire est abondamment reprise par les médias dont la majorité des reportages sur l’échec scolaire est désormais consacrée aux troubles des apprentissages (en particulier à la dyslexie, à l’hyperactivité et à la précocité) et aux phobies scolaires.

    Si les parents perçoivent initialement les professionnels de l’enfance comme un recours (une « aide »), ils soulignent également la dimension anxiogène de la délégation aux spécialistes, qu’ils imputent principalement à trois raisons : l’alourdissement des investissements (temporels et financiers), la médicalisation croissante des difficultés scolaires précoces et le caractère non unifié du secteur.

    Trouver un spécialiste qui accepte de prendre en charge l’enfant relève parfois de la gageure. Bien que de plus en plus nombreux, ces spécialistes sont souvent submergés par la demande et les délais pour obtenir un rendez-vous peuvent être très longs (plusieurs mois, parfois plus d’un an), en particulier dans les zones où l’offre de soins est la moins dense (zones rurales notamment). En outre, pour choisir le « bon » spécialiste, les parents ne recourent pas toujours au professionnel le plus proche de leur domicile. Ainsi, certains d’entre eux accompagnent-ils leurs enfants deux à trois fois par semaine à plusieurs dizaines de kilomètres de leur lieu de résidence. Cette activité d’accompagnement s’intensifie quand l’enfant consulte plusieurs professionnels – comme c’est souvent le cas – et lorsque les autres membres de la fratrie sont aussi « suivis ». Par ailleurs, les professionnels ne proposent parfois que des rendez-vous en journée, obligeant les parents à se rendre disponibles pendant leur temps de travail.

    « En deuxième année de maternelle, les enseignants m’ont demandé d’aller en CMPP [Centre médico-psycho-pédagogique]. Je prends rendez-vous. Je suis tombée sur une dame qui me proposait des rendez-vous le mardi à 11 heures Je travaillais à l’époque. Je devais quitter mon travail et ne pas y revenir. Elle m’a demandé de continuer les rendez-vous le mardi à 11 heures… Je lui ai dit : “_J’ai un travail, je ne peux pas”. Là, elle est partie à me dire que je n’étais pas une bonne mère. Elle m’a dit que je prenais le cas de mon fils à la légère. » (Mère, 45 ans, employée)

    Ces contraintes (et la difficulté de s’y soustraire) expliquent pourquoi plus de la moitié des mères travaillent à temps partiel, voire choisissent d’arrêter de travailler pour aider leur(s) enfant(s). Les parents évoquent la « galère » représentée par ces innombrables rendez-vous : coût financier (certaines prises en charge « en libéral » ne sont pas remboursées), contraintes temporelles et épuisement moral et physique.

    Par ailleurs, la persistance de difficultés importantes dans les apprentissages « fondamentaux » est inquiétante car elle conduit quasi systématiquement à une médicalisation du problème qui ne se limite pas toujours à une prise en charge orthophonique, forme la plus euphémisée, car la plus scolaire, du recours au médical. Si l’intervention des professionnels de santé est perçue comme rassurante par les parents qui y voient une possible sortie de crise, elle peut aussi, surtout lors des premières années, s’accompagner de diagnostics alarmants (autisme, psychose, déficience intellectuelle) :

    « _Le CP, ça va être le grand drame pour mon fils. La maîtresse ne va pas comprendre pourquoi il n’arrive pas à lire, pourquoi il écrit si mal, pourquoi il est si gauche. Il sait faire un exercice et, un quart d’heure après, il est incapable de le refaire. On ne sait pas ce qu’il a à ce moment-là en fait. Donc, je vais au centre médico-psycho-pédagogique, je vois le pédopsychiatre… Et là, ça va être assez catastrophique parce que ce monsieur décrète que mon fils a des traces d’autisme, qu’il faudra le déscolariser d’ici deux ans. Je lui dis que mon fils a juste des problèmes dans l’écriture, dans la lecture et, lui, il m’arrête en me disant : “Tout est d’origine psychologique”. » (Mère, 40 ans, employée)

    Vite médicalisée par les professionnels de la santé, « la grande difficulté scolaire » précoce fait entrer les parents dans le monde des « troubles », de la maladie, du #handicap. La psychologisation et la médicalisation de l’échec scolaire précoce sont d’autant plus inquiétantes, qu’elles confrontent les parents à un univers de savoirs non unifiés, ce qui les oblige à apprendre progressivement, souvent à leurs dépens, à déchiffrer les divergences entre spécialistes. Ainsi, insatisfaite du diagnostic d’autisme (posé par un psychiatre d’obédience psychanalytique), la mère précédemment citée a-t-elle consulté un autre médecin qui a invalidé le diagnostic de son confrère et, soupçonnant une « dysphasie », lui a conseillé de prendre un rendez-vous au SRN. Depuis lors, elle défend le diagnostic de dysphasie contre celui d’autisme auprès de ses interlocuteurs (en particulier des enseignants).

    Outre qu’ils ne conduisent pas souvent à la disparition des difficultés, les investissements très importants ne sont pas nécessairement à l’origine des rétributions symboliques que pourraient attendre des parents qui ont l’impression de tout mettre en œuvre pour que leur enfant « s’en sorte ». Leur « bonne volonté thérapeutique » peut être désapprouvée par les professionnels de santé, voire les enseignants. Au final, le développement d’un champ d’intervention professionnelle a ainsi pour conséquence de complexifier et d’intensifier les investissements parentaux visant à la restauration d’une situation scolaire compromise.